GarageBand

Comment êtes-vous venu à la musique ?

J’ai grandi à Staten Island, à New York. Je ne me suis mis à la musique qu’au lycée, mais j’ai grandi dans une famille de musiciens. Mon beau-père était le directeur musical de notre église, ma mère jouait du piano et chantait, et ma sœur chante également depuis toute petite. La musique a été omniprésente durant toute mon enfance, mais pour une raison ou pour une autre, ce n’est qu’à l’adolescence que je suis vraiment entré dedans. À partir de ce moment-là, j’ai découvert que j’avais énormément d’idées et de ressentis musicaux, et tout s’est précipité soudainement.

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Rich Vreeland, alias Disasterpeace
Crédits : Nika Aila States

Cet environnement a eu un impact sur votre musique ?

Oui, bien sûr. Pendant mon enfance, j’ai été bercé par la musique chrétienne et les Beatles – mon beau-père, en plus de son travail à l’église, faisait partie d’un cover band des Beatles. Nous écoutions aussi beaucoup de musique des années 1960 et 1970, beaucoup de rock psyché. Ma mère était fan de Joni Mitchell. Mon père, quant à lui, écoutait Queen et David Bowie. Adolescent, j’ai commencé à écouter Led Zeppelin, dont je suis un grand fan. Tout cela a nécessairement eu une influence sur ma musique.

Puis vous êtes passé aux choses sérieuses.

Je me suis d’abord tourné vers la guitare, qui est devenue ma priorité pendant un moment. J’ai pris des cours au lycée, puis je suis entré dans une école de musique, où c’était toujours mon instrument principal. Après ça, je me suis mis aux claviers et au piano. J’ai ensuite tenté d’enregistrer ma guitare et de composer de la musique autour d’elle, mais je me suis vite rendu compte que ce n’était pas simple à produire, pour que tout sonne juste. À 18 ou 19 ans, il est normal de ne pas savoir ce qu’on fait. J’ai au moins découvert que j’avais plein d’idées, dont beaucoup de riffs de guitare, que je voulais jouer et enregistrer. Mais je n’avais pas les moyens techniques pour le faire aussi rapidement que je l’aurais souhaité. C’est la raison pour laquelle je me suis vite mis à la MAO.

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Une session de GarageBand

Le premier logiciel musical que j’ai utilisé était GarageBand, et pour me débarrasser de la frustration que je ressentais avec l’enregistrement de ma guitare, j’ai commencé à me servir des instruments du logiciel pour pouvoir expulser mes idées rapidement et passer à autre chose. J’obtenais des sons qui me rappelaient d’anciens jeux vidéo, j’adorais ça. C’était nouveau pour moi, et je trouvais ce processus beaucoup plus simple et direct que de monter un groupe. C’est ce qui m’a attiré là-dedans.

Vous n’avez sorti vos premiers enregistrements à la guitare que l’année dernière, pourquoi cela ?

C’est vrai, History of the Vreeland est une compilation de ces enregistrements, et j’ai longtemps hésité à les sortir. L’album fait la part belle à la guitare, mais il n’est plus très représentatif de ce que je fais aujourd’hui ou de l’évolution musicale que j’ai traversée. Cela a trait au fait qu’à l’époque, j’étais frustré par le fait de ne pas pouvoir dépasser mon niveau. Ces morceaux ont plus de dix ans, mais à l’époque où je les ai composées, chacune de ces chansons me prenait beaucoup de temps, et après ça je n’étais jamais complètement satisfait… Je suis donc allé voir ailleurs, et j’ai laissé les choses se dérouler naturellement.

Comment avez-vous découvert le chiptune ?

« Je considérais les jeux vidéo comme un tremplin. »

Je jouais beaucoup aux jeux vidéo quand j’étais plus jeune, j’ai été bercé par leur musique 8-bit. Mais je ne voyais pas ça comme un genre musical ou comme un style à part entière. Et puis, ado, je suis tombé sur le ChipWin Blog et j’ai découvert Grant Henry, qui est à la tête du projet Metroid Metal. Il fait du rock progressif et des arrangements musicaux pour Metroid. Je me suis plongé dans sa musique ainsi que dans celle d’un autre groupe, un autre cover band, The Minibosses. J’ai été exposé à une bonne partie de la culture entourant ces groupes et leur musique. J’ai découvert qu’il y avait un réel intérêt pour la musique 8-bit, et pas seulement pour les reprises des anciennes OST, mais également pour des gens qui reprenaient ces sons pour créer de nouveaux thèmes musicaux. Tout cela était complètement nouveau pour moi, j’ignorais tout de ce milieu, mais j’ai complètement plongé dedans.

OST 8-bit

Comment en êtes-vous venu à composer de la musique pour des jeux ?

Je considérais les jeux vidéo comme un tremplin, car ils sont liés au genre musical que j’aimais. Je ne voulais pas spécialement travailler dans le domaine des jeux vidéo, mais j’ai fini par tomber dedans, au moment où je composais de la musique 8-bit et où je publiais mes morceaux sur Internet, via différentes plate-formes. En 2006, j’ai entendu dire que quelqu’un avait aimé ma musique. La personne en question dirigeait un studio de jeux pour téléphones mobiles, alors que les smartphones n’existaient pas encore. Ce type m’a demandé d’écrire des thèmes musicaux en MIDI (Musical Instrument Digital Interface). C’était très simple, très amusant, et en plus j’étais payé : à 19 ans, c’est une expérience qui change une vie. Voilà comment j’ai commencé à composer des bandes-originales. Quant à Fez, l’OST pour laquelle je suis le plus connu, je vivais à l’époque à Boston, avec des amis. Nous faisions tous de la musique 8-bit qu’on jouait sur scène, car tous les mois, il y a une soirée chiptune à Montréal, Toy Company. Nous avons été invités à nous y produire et après le concert j’ai rencontré Renaud Bédard, le développeur de Fez. Nous avons parlé du jeu, et il m’a annoncé qu’il voulait travailler avec moi et un groupe de musiciens sur la bande originale. J’ai immédiatement essayé de le convaincre de ne travailler qu’avec moi. Et au final, je me suis occupé seul de la musique de Fez, mais le fait qu’une seule personne s’occupe de l’OST donne un résultat plus solide, plus cohérent d’après moi.

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Le monde de Fez
Crédits : Polytron Corporation

Est-ce différent de composer pour un jeu ou pour vous seul ?

Oui, car il faut écrire la musique dans un but précis, pour accompagner niveau, un décor… et il faut saisir l’émotion ou la fonction de l’endroit, de l’instant dans le jeu. Cela diffère un peu d’une composition classique. Pour me rapprocher de la sensation d’une écriture plus directe, j’écrivais souvent une poignée de thèmes sans penser à leur fonction. Pour un jeu comme Fez, je savais quel était le style général, mais au moment d’écrire la musique, je ne savais pas encore où la placer dans le jeu. C’est une bonne façon de trouver de nouveaux morceaux et d’être créatif. La musique de jeu vidéo n’a pas à être linéaire, ce n’est pas nécessairement un thème unique qu’on entend une fois et qui revient en boucle. La musique peut se transformer de bien des façons selon ce que fait le joueur ou la manière dont évolue le jeu. Cette opportunité a été fantastique et m’a permis de tester une conception de la musique changeante selon l’attitude du joueur, sa position dans le monde ou le moment de la journée. Une musique qui se divise, qui change selon les actes et les émotions du joueur, ou selon la situation.

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Des jeux vidéo au cinéma
Crédits : Nika Aila States

En ce moment, je compose la musique d’un jeu appelé Mini Metro, un jeu de gestion de transports en commun. La musique dépend complètement de l’environnement et des paramètres du jeu : elle est entièrement générée par les lignes du métro, le nombre de stations sur ces lignes, le nombre de passagers dans les trains, etc. L’une des choses les plus agréables lorsqu’on travaille sur un jeu vidéo, c’est que tout ce qui s’y passe est changeant, et ces données sont exploitables car à mesure que le jeu évolue et que ces paramètres varient, la musique se transforme elle aussi.

Comment composez-vous votre musique ?

L’improvisation fait partie intégrante de mon style d’écriture : j’improvise beaucoup pour trouver des idées. Parfois, je me lance et la musique fait jour immédiatement, d’autres fois je suis plus méthodique pour déterminer une idée et m’en emparer, la composer au fil du temps. Puis j’y ajoute de nouvelles sections, en improvisant à nouveau. Mais improviser durant la création est différent que dans d’autres contextes, comme le live. Je peux garder tout ce que je fais. Je continue simplement d’improviser, d’arranger, et d’improviser à nouveau. C’est grâce à ce processus que je finis par obtenir quelque chose de bon.

Où trouvez-vous l’inspiration ?

Au cours de ma jeune carrière, mes sources d’inspiration ont considérablement évolué. Quand j’étais au lycée, j’écoutais beaucoup de neo metal, j’aimais beaucoup Tool et Rage Against the Machine, ou des choses plus planantes comme Radiohead. Ils m’ont tous beaucoup influencé, tout comme Led Zeppelin, du point de vue de la guitare. M’en détacher m’a permis de trouver mon propre style d’écriture, car auparavant elle était très focalisée sur la guitare. Et puis, avec le temps, j’ai été influencé par de nouvelles choses, je suis revenu à mes racines jazz. Enfin c’est beaucoup dire : pendant mon enfance, le seul jazz auquel j’ai été exposé c’était la musique de Snoopy et les Peanuts, composée par Vince Guaraldi. Je m’y suis intéressé à nouveau et je me suis rendu compte que j’étais très lié à cette musique, et qu’elle me touchait beaucoup. Ça a considérablement influencé ma musique, qui était encore en train de se développer. Quand j’avais environ 20 ans, je suis allé voir Steve Reich jouer Music for 18 Musicians. C’était une expérience vraiment enrichissante qui m’a permis d’entrer dans son univers minimaliste. L’expérience a été révélatrice et le minimalisme est devenu une autre facette de mon travail, ainsi que plus tard l’impressionnisme – Debussy, Ravel, Satie… –, qui a pris une certaine importance à mes yeux. Mes influences sont là, ailleurs, et partout.

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Trois albums de Disasterpeace

Avec quoi composez-vous votre musique ?

J’ai peu d’appareils externes, je produis toute ma musique sur Logic Pro. J’ai un MacBook, des enceintes Yamaha et un caisson de basse. J’ai aussi un contrôleur MIDI, une petite CME Xkey – un contrôleur MIDI portable que j’aime garder près de  moi –, et c’est à peu près tout. À côté de ça, j’ai un piano dont je joue beaucoup, un Yamaha U1, et quelques guitares. Mais ces temps-ci, la majeure partie de mon travail se fait in the box, comme on dit, sur logiciel. J’ouvre un projet dans Logic Pro, un tas de modules de synthés et de samplers, et j’improvise pendant des heures.

« Si quelqu’un d’autre m’avait envoyé le script, j’aurais été sceptique. »

Mais les choses ont beaucoup évolué. Quand j’ai commencé, je me débrouillais avec GarageBand, et pendant un moment j’ai même eu du matériel externe. J’avais un microKORG, rien de très coûteux ni de très recherché, mais j’ai un peu touché à tout, juste pour saisir ce que j’aimais le plus. J’ai aussi utilisé le logiciel Reason pendant trois ans, et j’ai écrit un album entièrement avec, Rise of the Obsidian Interstellar. C’est le seul album que j’ai composé uniquement sur Reason… j’ai fini par en avoir marre de tous ces câbles virtuels à brancher partout, ça me dérangeait. (Rires.) J’ai décidé de revenir à Logic, et je pense que le fait d’avoir travaillé avec GarageBand quand j’étais plus jeune m’a été d’un grand secours car Logic fonctionne de manière assez similaire. Je l’utilise depuis cinq ou six ans maintenant.

It Follows

Pouvez-vous me raconter votre rencontre avec David Robert Mitchell ?

David a joué à Fez et il a aimé la musique. Du coup, il m’a envoyé un mail. Fin de l’histoire. (Rires.)

Aviez-vous vu son premier film, The Myth of the American Sleepover ?

Oui, il me l’a fait parvenir. Je l’ai beaucoup aimé, j’ai trouvé sa façon de représenter les adolescents très crédibles. Les personnages du film sont des jeunes gens très normaux. Ensuite il m’a envoyé le scénario d’It Follows, qui est un film d’un genre très différent. Si quelqu’un d’autre m’avait envoyé le script, j’aurais été bien plus sceptique. Ce genre de films peuvent facilement tomber à plat s’ils sont mal réalisés, mais je savais que David insufflerait dans l’horreur tout son talent pour donner vie aux personnages. Je savais que ce serait intéressant.

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Maika Monroe dans It Follows
Crédits : Animal Kingdom

Êtes-vous cinéphile, par ailleurs ?

J’ai toujours adoré le cinéma, mais cela n’a jamais été au centre de mon attention et je ne suis pas un grand fan de films d’horreurs. Je ne me qualifierais donc pas de cinéphile – je n’ai vu qu’une poignée de films d’horreur dans ma vie.

Vous n’en avez pas vu pour faire des recherches ?

Je n’en ai pas eu le temps, à vrai dire : nous étions censés avoir six mois pour écrire la musique du film, mais comme il a été sélectionné au festival de Cannes, je n’ai eu que trois semaines pour tout boucler. C’était un peu dur. Mais David avait créé une bande originale temporaire pour le film, avec des morceaux tirés d’autres films d’horreur. Il y avait de la musique de John Carpenter, et quelques autres tirés d’œuvres de John Cage et Penderecki, entre autres. Par la suite, j’ai utilisé tout ça comme matériel de référence, afin de saisir le ressenti du film et d’ajouter la musique au bon endroit, pour accentuer le rythme lors des crescendos émotionnels. Avoir ces idées et ces thèmes placés dans le film m’a permis de me concentrer davantage sur la composition et de moins réfléchir au type de musique et de texture nécessaires.

Vous n’étiez donc pas amateur de musiques de films d’horreur ?

J’adorais la musique de Goblin avant d’arriver sur le film, mais je n’avais jamais vu leurs morceaux en contexte, je les avais écoutés sans voir les films de Dario Argento. Quant à Carpenter, je connaissais très peu son travail. On m’avait demandé de faire des choses « à la Carpenter » pour un autre projet, mais je n’avais jamais vu aucun de ses films, et je n’avais jamais écouté sa musique. C’était très nouveau pour moi. Mais il est assez facile de comprendre la raison du succès de son travail. Ses compositions sont iconiques, épurées, faciles à mémoriser. Les sons sont graves et menaçants, mais simples – au sens positif du terme –, et cela m’a beaucoup intéressé, j’ai énormément aimé travailler là-dessus. ulyces-disasterpeace-07

Avez-vous écrit seul ou David s’est-il investi dans le processus de composition ?

J’ai écrit seul toute la musique de It Follows, mais David et moi échangions régulièrement. Je faisais quelque chose et le lui envoyais, et généralement il m’envoyait ses réactions. Certains morceaux ont fait l’objet de plusieurs échanges et m’ont demandé plus de travail. Il y avait notamment des scènes sur lesquelles il avait utilisé des thèmes issus de la bande originale de Fez, et j’ai dû essayer d’honorer ses intentions tout en réalisant quelque chose de nouveau. L’exercice était difficile car David aimait beaucoup la musique de Fez, mais je ne voulais pas refaire la même chose, je tenais vraiment à écrire de nouveaux morceaux. C’est devenu à la longue une source de conflit entre nous, et nous avons dû chercher des terrains d’entente. Cela n’a pas été simple, mais je suis plus que satisfait de la tournure qu’a pris notre interprétation de l’ambiance musicale de It Follows.

Quelle a été votre réaction, lorsque vous avez découvert votre musique pour la première fois sur les images ?

Lorsque nous sommes entrés en studio pour mixer la musique au film, c’est la première fois que j’ai ressenti quelque chose d’aussi fort face tout ça. Je me suis dit :  « Wow, ça va être grandiose ! » Le studio était doté d’un système audio incroyable, et Christian Dwiggins, l’ingénieur du son, a donné une vraie profondeur à l’ensemble. La bande originale a vraiment pris le contrôle selon moi car il savait comment pousser le son, au bon moment. C’était une expérience vraiment cool.

Que pensez-vous du film ?

J’adore le film. Même sans la musique, je le trouvais déjà fort, et je devinais que ça allait être encore mieux. Si j’étais vaguement inquiet à la lecture du scénario, toutes ces incertitudes se sont envolées lorsque j’ai vu le film pour la première fois. Je suis vraiment très heureux de la tournure qu’a pris le projet.

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Disasterpeace
Crédits : Nika Aila States

Naturellement, je n’ai pas peur devant le film, mais je pense que c’est parce que je l’ai vu avant que la musique n’y soit ajoutée, et avant les effets visuels. Le côté effrayant en a été amoindri. Je sais précisément où les passages effrayants se trouvent, je sais exactement quand ils vont se produire, et ma musique ne me fait pas peur. (Rires.) Je n’ai vu le film fini, complètement fini qu’une ou deux fois, mais j’ai vu tellement de fois les scènes que je les connais par cœur désormais.

Le succès du film vous a-t-il ouvert des portes ?

Oui, tout à fait. Le succès de Fez m’a offert de nombreuses opportunités pour travailler sur des jeux vidéo, et il m’a permis de collaborer à It Follows. C’est le premier long-métrage sur lequel je  travaille, mais du fait de sa bonne réception on m’envoie régulièrement des propositions pour travailler sur des films. C’est vraiment cool et complètement nouveau pour moi. J’ai hâte de profiter des opportunités qui s’offrent à moi. J’aimerais retravailler avec David, je pense que nous ne tarderons pas à nous retrouver sur un projet. Je n’ai accepté aucune autre proposition de composer la bande originale d’un film ou d’une série pour le moment, je dois d’abord finir les OST de trois ou quatre jeux vidéo. Puis je prévois de prendre une ou deux années sabbatiques, pour travailler sur de nouveaux morceaux, peut-être sortir nouvel un album, voyager… et peut-être retourner à l’école.


Traduit de l’anglais par Claire Ferrant d’après l’entretien réalisé par Nicolas Prouillac. Couverture : Disasterpeace, par Nika Aila States.