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Première fois

Le conflit intérieur avec lequel Morton est aux prises est différent. L’Everest assurait une part importante de ses revenus, mais il n’est jamais devenu partie intégrante de son identité, comme cela a été le cas pour Hahn. Ces dernières années, il a repris la photographie et prend même des cours de droit. Aujourd’hui dans la quarantaine, il a envie de passer plus de temps auprès de sa famille. Après le tremblement de terre, il n’a pas pu s’empêcher de regarder en face la dure vérité de l’industrie qu’il aime tant : depuis plus de 15 ans, près de la moitié des personnes qui ont trouvé la mort sur l’Everest sont des employés locaux. D’après The Himalayan Database, sur les 102 morts advenues sur l’Everest depuis la saison 2000, 46 sont népalais. (Le pays le plus touché après le Népal est la Corée du Sud, avec sept morts.)

Morton ne se fait pas d’illusions, il sait qu’abandonner ne sera pas facile.

Depuis 2012, Morton est le directeur exécutif du Juniper Fund. Cet organisme aide à faire pression pour augmenter les assurances en cas de décès accidentel des employés d’une expédition en haute altitude. Elles sont passées grâce à lui de 5 000 dollars à 15 000 dollars. Il complète également cette somme, en promettant d’aider les familles de chaque Sherpa tué au cours d’une expédition grâce à des donations publiques. Avant 2015, le Juniper Fund venait en aide à 20 familles ; après les événements de l’année dernière, le nombre est passé à 32. « Le fait que les Sherpas meurent sans cesse est trop difficile à accepter », m’a confié Morton. « J’ai réalisé que je n’avais pas beaucoup de temps à passer dans ce monde pour tenter de le changer, et que les choses commençaient à devenir vraiment tristes. » Il dit qu’il comprend qu’un grimpeur puisse être prêt à mourir lors d’une première ascension soigneusement planifiée dans un endroit reculé. Mais « là-haut dans les villages, ça n’a aucun sens ». Il n’est pas d’avis que la montagne deviendra plus sûre ou mieux réglementée. « Et je me dis que dans une certaine mesure, on aggrave les choses en y prenant part », dit-il. Mais quelques minutes plus tard, il se ravise. « Peut-être que ce n’est pas la bonne façon d’aborder la situation. Peut-être que la bonne chose à faire est de continuer et d’essayer d’améliorer les choses. Les habitants de la région ont besoin de travailler, et il y a une partie de moi qui m’interroge : “Pourquoi abandonner si c’est ce que tu aimes ?” » Morton ne se fait pas d’illusions, il sait qu’abandonner ne sera pas facile. « Les choses sont plus simples quand vous allez sur l’Everest », dit-il. « Il est très difficile d’avoir une autre vie après. »

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Les guides d’escalade sont en concurrence. Les chiffres comptent – le nombre de sommets, de clients, et le nombre de clients sur ces sommets. Mais Morton a envie de voir du pays. Fils d’un négociateur d’obligations de Seattle, il a été diplômé de science politique et d’un programme intitulé Histoire comparative des idées à l’université de Washington. Il skiait tous les hivers dans l’Utah et, après son diplôme, il a voyagé au Chili, en Bolivie et au Pérou, où il s’est cassé le poignet et quelques côtes dans un accident de parapente. Pendant sa rémission, il a commencé à travailler pour l’entreprise d’engrenages Kavu, où il a rencontré sa future épouse, une jeune femme de Californie nommée Kristine Kitayama. En 1995, dans une salle d’escalade, Morton a vu Scott Fischer, le propriétaire de Mountain Madness, venant tout juste de réussir l’ascension du K2, le second pic le plus haut du monde. Morton est resté paralysé face à lui. Il s’est inscrit au programme de formation des guides de Mountain Madness et a revu Fischer au printemps 1996, juste avant que le grimpeur ne parte pour le Népal, où il mourrait sur les pentes de l’Everest lors des événements narrés par Jon Krakauer dans Tragédie à l’Everest.

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Le sommet n’est plus très loin
Crédits : davemorton.com

Morton, qui a finalement été embauché par Alpine Ascents, s’est rendu pour la première fois dans l’Himalaya en 2001 lors d’un séjour de formation des guides. Il y est retourné tous les ans depuis. Au départ, Morton n’avait aucune intention de gravir l’Everest. Il voyait le sommet de la même manière que certains musiciens voient aujourd’hui le festival South by Southwest : surpeuplé et surexposé. « Je me souviens que je trouvais cool le fait de n’être jamais allé là-haut », dit-il. Thame a changé son état d’esprit. Au cours des cinquante dernières années, et particulièrement depuis l’avènement des ascensions organisées au début des années 1990, l’Everest est devenu un important véhicule socio-économique. Aujourd’hui, les Sherpas de la vallée de Khumbu font partie des individus les plus riches du pays, et la raison à cela est la propension des étrangers à payer pour qu’on les assiste dans l’ascension de la montagne divine, connue là-bas sous le nom de Chomolungma. « L’Everest a permis d’acheter de nombreuses maisons », dit Morton. Et nombre de ces maisons se trouvent à Thame.

En 2004, le propriétaire d’Alpine Ascents Todd Burleston a offert à Morton sa première mission sur l’Everest. Morton est parti avec deux autres guides, huit clients et près de vingt Sherpas – parmi lesquels Lakpa Rita. Ils étaient au Camp II quand Morton a aperçu un guide argentin du nom de Gustavo Lisi dans une tente. Lisi venait d’abandonner son client, un docteur bolivien, sur la crête du sommet où il avait trouvé la mort. La nouvelle de ce tragique épisode – qui fait désormais partie des légendes de l’Everest – s’était déjà répandue autour de la montagne. Morton se souvient d’être allé voir Lisi dans sa tente et de s’être inquiété du sort du client, à la suite de quoi l’Argentin s’était brièvement lamenté sur l’incident avant de proposer à Morton de lui montrer des photos du sommet. « C’est tellement beau là-haut », lui aurait dit Lisi. Morton était estomaqué.

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Pour les Sherpas, l’Everest est une divinité
Crédits : davemorton.com

Sur la route du sommet, Morton n’a pas vu le client de Lisi. (On suppose qu’il est tombé de la crête.) Mais il a croisé le corps de Fisher, qui demeure sur la montagne, pour la première de très nombreuses fois. Quand l’équipe d’Alpine Ascents a atteint le sommet, Lakpa Rita et les autres Sherpas étaient extatiques – ils se sautaient dans les bras et prenaient des photos. Du sommet, Morton a posé son regard sur le monde. La hauteur était obscène. C’est comme s’il n’était plus dans l’Himalaya et qu’il pouvait contempler sa couronne dessus.

Les fantômes de l’Everest

La mort est devenue une habitude. « J’ai redescendu beaucoup de corps avec les années », raconte Morton, « sans pouvoir dire de quand ou de qui il s’agissait. » Malgré cela, ce sont ses premières confrontations avec sa mortalité qui le poursuivent la nuit. En 2006, Morton était dans la cascade de glace quand il a reçu un appel sur sa radio : il y avait eu une avalanche tout près de là. Lui et Lakpa Rita ont laissé leurs clients aux soins d’un autre guide et se sont précipités sur les lieux. Trois Sherpas d’une autre expédition avaient péri. Comme il n’y avait rien qu’ils puissent faire, ils sont retournés auprès de leur groupe et ont décidé de reprendre leur ascension. « On a traversé tout droit sans se poser de questions », dit-il. Cinq clients sont parvenus au sommet. Après l’expédition, Morton a contacté l’épouse d’un des Sherpas qui avaient péri dans l’accident, une femme nommée Nima Lhamu. Elle était enceinte. Morton et Kristine se sont engagés à prendre en charge l’éducation scolaire de l’enfant à naître, et les deux familles se sont rapprochées.

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Morton au camp de base
Crédits : davemorton.com

En 2007, Morton était le guide principal d’un groupe de 12 clients. Ils étaient près d’atteindre le sommet quand lui et Lakpa Rita ont secouru une grimpeuse népalaise qui était tombée inconsciente. Tandis que Lakpa Rita aidait à la faire descendre sur un traîneau, il a contourné une particularité géologique connue sous le nom d’éperon des Genevois. Là, il a levé les yeux sur les pentes du Lhotse, qui marque la frontière sud-est de l’Everest, et a cru apercevoir une pierre tomber de la montagne. Mais ce n’était pas une pierre, il s’agissait d’une femme sherpa du nom de Pemba Doma. Cette nuit-là, Morton et Lakpa Rita ont débuté l’ascension du sommet. Deux jours plus tard, après avoir guidé neuf clients de haut en bas, ils ont transporté le corps de Pemba Doma du Camp II jusqu’au camp de base sur un traîneau, en le faisant descendre prudemment la cascade de glace au moyen de poulies. Morton a à nouveau gravi le sommet en 2008, prenant la tête d’une expédition de trois guides, dix clients et vingt Sherpas, après laquelle il a pris la décision de ne plus organiser d’excursions en si grand nombre. « Il n’y a aucun moyen d’avoir le moindre contrôle sur autant de personnes », affirme-t-il. Il a repris la photographie et a ouvert une boutique proposant des excursions pour des clients seuls : l’Everest au printemps, et d’autres pics des sept sommets à l’automne et en hiver. Il a décroché un contrat de sponsoring avec Eddie Bauer, et en 2010 lui et l’alpiniste Melissa Arnot ont été payés par l’entreprise pour gravir l’Everest, Morton filmant l’ascension d’Arnot. Kristine était enceinte de huit mois et demi le jour où Morton a atteint le sommet. Il est redescendu en hâte au camp de base et il est arrivé à Seattle à temps pour la naissance de Thorne, le 11 juin. Un mois plus tard, il s’est envolé pour le Pakistan pour gravir le K2 mais il n’est pas allé jusqu’au sommet.

Cet automne-là, un Sherpa célèbre du nom de Chhewang Nima est mort lors d’une expédition avec Arnot. Morton a commencé à faire des recherches sur l’assurance décès accidentel. « Au début, j’ai été choqué par ce que les familles devaient traverser », raconte Morton. Il n’y a aucun doute sur le fait que le portage d’équipement à haute altitude est une façon rapide de se faire de l’argent. Le salaire annuel moyen par foyer au Népal est de 635 euros, et les grimpeurs sherpas gagnent généralement entre 1 700 et 5 000 euros par saison. Mais lorsqu’ils meurent, leurs familles contractent souvent des dettes. Dans la culture sherpa, une personne ne peut pas être réincarnée sans que leur famille ait accompli une offrande rituelle très élaborée appelée puja. La famille donne des cadeaux, fait brûler du genévrier pour purifier l’air, et fait appel à des lamas bouddhistes pour conduire la cérémonie. De nombreuses familles effectuent un puja chaque année, des fois pendant sept ans – à raison de plusieurs milliers d’euros par an. C’est un fardeau terrible auquel il faut ajouter l’impact émotionnel de la perte d’un être cher.

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Une veuve sherpa
Crédits : The Juniper Fund

« Quand on est sur la montagne, on n’a qu’une expérience superficielle de toutes ces morts », dit Morton. « Chaque année, il y en a un ou deux. Et on constate une incompréhension globale de ce que vivent les familles locales parmi les grimpeurs. Je me rappelle avoir parlé à certains d’entre eux qui avaient vu les familles sherpas après un accident. Ils étaient complètement interloqués par le fait que les familles étaient si bouleversées, ça a le don de m’énerver. » En 2012, Morton et Arnot ont lancé Juniper Fund pour défendre une hausse du minimum prévu par les contrats d’excursion. Ils ont également commencé à rassembler des fonds de contrepartie, en s’engageant à reverser 15 000 dollars sur cinq ans aux familles de chacun des travailleurs à très haute altitude mort dans l’exercice de ses fonctions au Népal. À ce moment-là, Morton s’est concentré sur les projets sponsorisés, comme sa tentative en 2012 de retracer la route empruntée par le premier Américain à avoir gravi l’Everest en 1968, par l’arête ouest, réputée pour être une voie d’accès extrêmement difficile. (Il n’a pas réussi.)

En 2014, il a été engagé comme cameraman et consultant en sûreté sur Everest. Kristine l’a rejoint au camp de base, et le couple a grimpé jusqu’au Camp I en passant par la cascade de glace. « Je ne ferais plus un truc pareil aujourd’hui », dit Morton. « Je me rappelle qu’un couple d’amis nous a vus nous préparer et nous a dit : “Vous partez en vacances ? Tu as pensé que c’était une bonne idée d’emmener ton épouse gravir cette putain de cascade de glace ?” » Le 18 avril 2014, Morton écoutait de la musique au casque dans sa tente. Ang Dorjee, le sirdar d’Adventure Consultants qui avait joué un rôle déterminant dans les opérations de sauvetage mises en place après la catastrophe de 1996, est entré dans la tente avec un air paniqué. Morton lui a demandé ce qu’il s’était passé, et Ang Dorjee lui a dit qu’il y avait eu une avalanche sur l’épaule ouest de la cascade de glace. Morton s’est levé rapidement pour venir l’aider. « Je ne dirais pas que c’était la routine », dit-il, « mais j’étais familier avec ce scénario. »

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Lakpa Rita lors d’une expédition nocturne
Crédits : The Juniper Fund

Après quoi la radio a grésillé et quelqu’un a annoncé que 16 personnes étaient portées disparues et présumées mortes. Les ombres des hélicoptères sont bientôt apparues, évacuant la longue file des corps attachés les uns aux autres de la cascade de glace. Morton et Lakpa Rita en ont trouvé un autre. Lakpa Rita n’arrivait pas à retenir ses sanglots. Il a pris Morton dans ses bras et refusait de relâcher son étreinte. Quand Morton a appelé Kristine, il est parvenu à prononcer quelques mots, et puis, lui aussi, il a fondu en larmes.

Juniper Fund

En novembre dernier, Morton est retourné au Népal pour rencontrer les familles auxquelles le Juniper Fund vient en aide. Il en a profité pour jeter un œil aux appartements, car il prévoyait d’emménager à Katmandou au printemps, partageant son temps entre la ville népalaise et Seattle. Quand nous nous sommes rencontrés, il m’a confié qu’il était réticent à l’idée de partager ses sentiments sur l’Everest. Il disait être un gars timide, peu enclin à faire de grandes déclarations. Il était aussi inquiet à propos de ses finances – le Juniper Fund ne lui versait que 19 500 dollars par an à titre d’honoraires, moins que ce qu’il gagne avec une seule expédition sur l’Everest. Il pensait continuer à servir de guide sur des pics moins connus, mais ces excursions sont loin de payer aussi bien que l’Everest. Alors peut-être devait-il y retourner ? Plus tard, j’ai parlé avec un des amis de Morton ayant connu une transition similaire, un ancien guide d’Alpine Ascents du nom de Neil McCarthy, qui a cessé de travailler sur l’Himalaya après un séjour. « Ça devient très flippant quand on fait ça pendant trop longtemps », dit McCarthy, qui est à présent consultant en leadership et développement. « On se demande ce qu’on vaut sans ça. Dave est dans une position unique. Je ne connais personne d’autre dans le monde qui puisse être capable de créer quelque chose qui amènera les gens à reconnaître l’humanité de ceux qui font ce boulot de fou. Il a l’intelligence, l’expérience et les relations nécessaires pour y arriver. Mais je ne crois pas qu’il ait jamais voulu devenir le dirigeant d’un organisme à but non lucratif. Si j’étais à sa place, moi aussi j’aurais du mal à me décider. »

À la fin de la journée, Morton avait l’air abattu.

Une nuit à Katmandou, Morton et moi sommes sortis dîner avec son amie Luanne Freer, la fondatrice et directrice de la clinique Everest ER. La montagne n’a pas tardé à venir dans la discussion. Quand Morton a dit qu’il ne savait pas s’il devait y retourner ou pas, Freer lui a demandé : « Donc tu le dis enfin tout haut ? » Elle a longuement soupiré avant de reprendre. « Je ne sais pas ce qui a changé, mais ça a été instantané pour moi », dit-elle. « Combien de fois faut-il que cette montagne crie pour qu’on comprenne que tout ne va pas bien ? » Urgentiste de 58 ans originaire du Montana, Freer s’est pour la première fois sentie appelée à travailler sur l’Everest après qu’elle a visité le camp de base en 2002 et vu à quel point les soins médicaux étaient limités pour les Sherpas. Elle a monté une tente et ouvert une boutique en 2003, avant d’y retourner tous les printemps sauf en 2014. Son travail lui a coûté : elle a divorcé de son mari, et ses amitiés aux États-Unis en ont souffert. Mais elle a été happée par la situation urgente qui avait cours dans la montagne. Freer n’était pas sur l’Everest en 2015 lors du tremblement de terre, mais quand elle a appris la nouvelle de la bouche ses collègues du camp de base, elle est rentrée au Népal. La dévastation l’a poursuivie jusqu’au Montana l’été suivant.

Au départ, après le séisme, elle voulait s’engager publiquement pour une suspension des expéditions dans l’Everest. Mais récemment, elle a changé d’avis sur la question. « J’ai baissé d’un cran », dit-elle. « Je suis passée de : “Allons vite chercher le pape et le dalaï-lama pour qu’ils bénissent la montagne et disent que personne ne devrait plus y monter”, à me dire tout simplement que peut-être l’endroit n’était-il plus fait pour moi. »  Elle prévoit de laisser les clés de la clinique à d’autres médecins, pour un départ prévu au début de la saison d’alpinisme. « Il fut un temps, c’était l’endroit que je préférais au monde », dit-elle. « Je m’y sentais chez moi. Aujourd’hui, c’est un endroit terrifiant. » « Si je ne retourne pas sur l’Everest », dit Morton, « ça va changer fondamentalement la façon dont je subviens à mes besoins. Chaque fois que j’y retourne, j’en dépends un peu plus l’année d’après. C’est en partie la raison pour laquelle je veux arrêter. »

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La clinique du Dr Freer
Crédits : DR

Freer ne peut pas s’identifier à ce genre de problématique étant donné qu’elle est bénévole. Elle, ce sont les patients qui vont lui manquer. « Il n’y a rien qui ressemble de près ou de loin au fait de venir en aide à un Sherpa malade ou blessé, et de le regarder rentrer chez lui avec l’argent pour sa famille. Ou de voir quelqu’un réaliser son rêve et parvenir au sommet. On se sent important, on a le sentiment d’être utile et qu’on a besoin de notre aide. » Morton est d’accord. Il arrive à ressentir la même chose ailleurs, mais les enjeux sont plus élevés sur l’Everest. « Le plus dur, ce n’est pas les choses qu’on voit », dit-il. « C’est de rentrer chez soi, de retrouver ses amis, et de ne pas retrouver ce sentiment de proximité. » Plus les deux amis parlent, plus il m’apparaît évident qu’ils font le deuil de la même chose. Freer lui dit : « Oh Dave, je ne sais pas. Il y a tellement de fantômes là-haut. »

Tout petit

Durant les deux jours qui ont suivi, Morton est allé voir quelques-unes des familles des fantômes en question. Il voulait s’assurer qu’ils recevaient bien leurs paiements, et il prévoyait aussi de réaliser des vidéos pour lever des fonds en filmant des veuves racontant leur histoire. La directrice des opérations de Juniper Fund, une jeune Sherpa de 24 ans nommée Tsering Dolker, portait un dossier plein de noms et donnait des instructions à notre chauffeur, qui naviguait dans les rues tortueuses de Katmandou. Morton était en train d’essayer de mettre en place un tournage avec une femme du nom de Menuka, dont le mari était mort durant l’avalanche de 2014 sur l’Everest. « Où tu m’as dit qu’elle était ? » a demandé Morton. Tsering Dolker a répondu que Manuka ne décrochait jamais le téléphone. Morton a suggéré d’aller faire un tour chez elle. Mais avant d’aller là-bas, Tsering Dolker a appelé un ami de Menuka – ce qui s’est révélé être une sage décision car Menuka était partie pour l’Inde.

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Dawa Tenzing, aidé par l’organisme
Crédits : The Juniper Fund

« Temporairement ? » a demandé Morton. « Non, c’est permanent », a répondu Tsering Dolker. Nous avons tourné en rond pendant un moment. « Qu’en est-il de Kam Phuti, la femme de Pasang Karma ? » a poursuivi Morton. « Tu sais où elle est ? » « Non », a répondu Tsering Dolker. Le téléphone de Kam Phuti était éteint. Nous avons continué à tourner en rond pendant que Morton cherchait dans son ordinateur portable. « Il y a tellement de familles », a-t-il dit. Tsering Dolker passait les coups de fil. Morton a fini par choisir une destination. La route est devenue moins pavée, et bientôt nous nous sommes retrouvés sur des voies balafrées de profondes ornières. Puis Tsering Dolker a dit : « Oh, la voilà. » Le chauffeur s’est arrêté à un coin de rue agité, et une femme en manteau bleu a grimpé dans la voiture : Pasang Lhamu. Son mari est mort sur l’Annapurna en 2015, lors d’une expédition organisée par un équipementier du nom de Dreamers Destination. Nous sommes allés chez elle pour prendre le thé. Morton lui a demandé si Dreamers Destination avait apporté son aide. « Ils ne m’ont apporté aucune aide », a répondu Pasang Lhamu. Elle a dit qu’elle avait reçu un versement de l’assurance, mais que ce n’était pas assez pour couvrir les dépenses de ses funérailles puja. Elle utilisait l’argent de Juniper Fund pour envoyer sa fille, Nima Doma, à l’école, et elle espérait pouvoir l’envoyer plus tard à l’étranger. Peut-être même en Europe. Nous sommes ensuite allés voir une jeune femme d’environ 25 ans appelée Ang Pasi, qui avait perdu son mari en 2014 dans la cascade de glace. Ang Pasi a commencé à allaiter son enfant pendant que le frère de son mari défunt, Phurba, remplissait nos tasses de thé. Ang Pasi nous a dit que l’argent l’avait aidée mais qu’elle voulait envoyer son frère à l’école – ce qui requerrait davantage d’argent. Morton l’a informée que le Juniper Fund ne pouvait soutenir que la famille immédiate de la victime. Elle a souri, et Phurba nous a resservi du thé.

Après ça, nous avons rendu visité à une belle femme d’une trentaine d’année avec une dent en or qui s’appelait Dawa Diki. Son mari, Lakpa Chhiring, était mort six mois plus tôt au camp de base durant le tremblement de terre. Lui aussi travaillait avec Dreamers Destination, et l’argent de l’assurance n’était pas encore arrivé. Dawa Diki avait emprunté l’équivalent de 6 000 euros pour le puja qu’il lui fallait rembourser. Elle a dit avoir des soucis avec sa belle-mère, qui voulait toucher une partie de l’argent du Juniper Fund. « Sa belle-famille se plaint constamment d’elle, peu importe les efforts qu’elle fait pour aider », nous a expliqué Tsering Dolker. « La mienne aussi », a dit Morton, et tout le monde a ri. C’était le seul instant de notre conversation durant lequel Dawa Diki n’était pas en larmes. Enfin, nous sommes allés voir une femme du nom d’Anita Lama, dont le mari avait lui aussi trouvé la mort en 2014 au cours d’une avalanche. Elle et sa fille vivaient dans un petit appartement pourvu d’une seule chambre. Elle nous a servi du thé et nous a dit qu’elle allait à l’école, où elle voulait décrocher un diplôme dans le travail social. Anita Lama a fait part du fait qu’elle avait du mal à obtenir la citoyenneté pour sa fille, Umi, car elle avait un nom de famille différent de celui de son père. La constitution népalaise rend difficile pour les mères célibataires de conférer la citoyenneté à leurs enfants. Anita Lama a dit qu’elle avait entendu qu’une des femmes aidées par le Juniper Fund s’était remariée. Continueraient-ils encore à soutenir la famille d’une telle femme ? a-t-elle demandé à Morton. Il a répondu que ce serait le cas des enfants.

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Une femme honore la mémoire de son mari
Crédits : The Juniper Fund

À la fin de la journée, Morton avait l’air abattu. « Je reçois une grosse décharge d’adrénaline quand je suis en montagne », m’a-t-il confié. « Mais tourner en rond dans un taxi pour rencontrer toutes ces familles, c’est lourd à porter. C’est d’une tristesse constante. Même si je ne suis évidemment pas celui qui la traverse. » Je lui ai demandé s’il s’occupait du Juniper Fund par culpabilité. Il a rejeté l’idée en bloc. D’après lui, le portage d’équipement en montagne est un bon job, surtout comparé à l’alternative la plus répandue : aller au Qatar pour travailler sur des stades pour la Coupe du monde, où plus de 150 Népalais sont morts en 2014. Lui essaye simplement d’améliorer un inconvénient de l’industrie. Je lui ai fait remarquer que l’inconvénient en question était loin d’être insignifiant. « C’est la raison pour laquelle je fais ça », a-t-il répondu. Je lui ai demandé s’il pourrait, pour sa part, engager un Sherpa pour porter ses affaires jusqu’en haut d’une montagne et j’ai été à peine surpris de l’entendre dire que pour une expédition personnelle, il n’y songerait même pas.

Nous buvions une bière sur le toit de l’hôtel tandis que le soleil se couchait sur Katmandou, au son d’un concert d’oiseaux, de singes, de klaxons de taxis et d’aboiements de chiens. Morton a repris : « Rien n’est juste sur l’Everest, tu sais. Il donne énormément, il tue énormément, et les conséquences de tout cela sont incroyablement puissantes. C’est un microcosme de monde, de bien des façons. Et ce n’est pas beau à voir. » Pour les veuves, Morton est un ami qui présente des avantages financiers. Il sait bien qu’il est arrivé qu’on lui raconte une version plus confortable de la réalité. « Et je comprends pourquoi. Parce qu’aussi difficile que ce travail puisse être, il s’agit aussi d’une connexion. C’est dur, très réel, et cela vous fait vous sentir plus proche des gens. » Son travail lui oppose un défi plus grand que de gravir l’Everest. Ça ne lui a jamais paru moins important. « Certaines fois », dit-il, « je me dis : “Bon Dieu, c’est ce que tu as fait pendant les dix dernières années ?” Mais je pense que ça ne paraît dérisoire que lorsqu’on est prêt à passer à autre chose. » Il a dit au cinéaste de Seattle qui emmène des anciens combattants gravir l’Everest de trouver un autre cameraman.

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Morton est aussi escaladeur
Crédits : davemorton.com

En janvier dernier, Morton m’a appelé du Népal. Le Juniper Fund a récemment pu garantir de pouvoir apporter de l’aide à la totalité de ses 32 familles pendant cinq ans, et il fait des progrès quant au lancement d’un groupe de soutien et de formation pour les veuves. Il avait hâte de déménager pour vivre une partie de l’année à Katmandou et de servir de guide lors d’expéditions sur des pics moins célèbres de l’Himalaya. Il a récemment repensé à l’Everest. Les tragédies lui semblent de plus en plus lointaines. Il se demande s’il ne pourrait pas y retourner, si la bonne opportunité se présente. « Il pourrait y avoir une raison importante de lui rendre une dernière visite », dit-il, « juste pour en faire le deuil. » Il se demande si c’est possible. La taille d’une chose dépend de l’angle selon lequel on se place pour la regarder. D’un certain point de vue, l’Everest est la chose la plus énorme sur Terre. Mais de beaucoup d’autres, malgré tout, il est tout petit.


Traduit de l’anglais par Sophie Lapraz, Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Dave Morton Is Quitting Everest. Maybe. (It’s Complicated.) », paru dans Outside. Couverture : Un chemin difficile près de l’Everest.