L’article qui suit constitue le témoignage d’Ahmed Salah, militant démocrate égyptien. Il est adapté de ses mémoires, qu’il a écrites avec Alex Mayyasi. Son livre est disponible sur Amazon. Publié en partenariat avec Priceonomics.

La promesse

À chaque fois que les policiers entraient dans la résidence, j’avais des flashbacks des fois où ils m’avaient frappé, menaçant de me tuer en disant que ma mort n’aurait aucune valeur. Je devais alors faire l’effort de me rappeler que je n’étais plus au Caire, où la police égyptienne m’avait un jour arrêté pour avoir « fomenté la révolution égyptienne ». J’étais un réfugié travaillant pour un salaire minimum à la réception d’un complexe d’habitations. L’immeuble abritait des chambres simples, au cœur d’un quartier difficile de San Francisco appelé le Tenderloin, et nos caméras filmaient régulièrement des braquages et des agressions au couteau sur lesquels la police venait enquêter. La simple vision de la police me rappelait la décennie que j’avais passé à me battre pour libérer l’Égypte, mon pays, du joug d’un État policier. Je militais pour la démocratie depuis 2004, l’année où j’avais manifesté pour la première fois dans le centre du Caire avec 300 autres protestataires. Nous brandissions des pancartes demandant la fin à la corruption et du règne de Hosni Moubarak, le dictateur qui gouvernait l’Égypte depuis trois décennies.

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Portrait de Hosni Moubarak
Crédits : Thierry Ehrmann

Pendant des années, j’ai pris la tête de mouvements de protestation, j’ai organisé des manifestations, survécu à une grève de la faim, à la torture, à la prison, et j’ai formé des militants pour qu’à leur tour ils puissent mener des rassemblements durant les révoltes. Tout ça a culminé le plus beau jour de ma vie , le 11 février 2011, quand Hosni Moubarak a démissionné de ses fonctions et que les Égyptiens ont entonné des chants de liberté et tiré des feux d’artifice dans les rues. Cependant, depuis trois ans, je vis en exil à San Francisco. J’ai fui les tentatives d’assassinat et les gros titres des journaux qui me présentaient comme un traître. J’y ai trouvé la sécurité — ainsi que la douleur d’être déraciné. Autrefois, je passais mes journées à naviguer entre manifestations, interviews avec des journalistes et réunions avec des diplomates étrangers. Mon but était de libérer l’Égypte.

Aujourd’hui, je me bats tous les jours pour trouver assez d’argent pour pouvoir m’acheter une part de pizza. Mon but est de ne pas me retrouver à la rue. Pendant ces trois ans, j’ai vu l’Égypte et les accomplissements de notre révolution tomber en lambeaux. J’ai vu des politiciens et des hommes d’affaires corrompus sortir de prison et revenir au pouvoir. J’ai vu nos élections foulées au pied par des dictateurs militaires. Et j’ai vu la police emprisonner et s’en prendre à mes amis, mes camarades de lutte, et ma fiancée. J’ai souvent l’impression que tout ce que nous avons accompli au cours de la révolution — ainsi que le sens et l’importance que ce combat avaient auparavant dans ma vie — me glisse comme du sable entre les doigts.

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Le roi Farouk d’Égypte et Franklin D. Roosevelt
13 février 1945
Crédits : U.S. National Archives and Records Administration

Quand j’étais jeune, je pensais devenir un jour politicien, pas un militant qui tenterait de les mettre dehors. Je suis né dans une famille très engagée politiquement. Mon grand-père était membre du parlement, son frère avait été ministre de la Défense égyptien, et mon oncle avait aidé à fomenter un coup d’État contre le roi Farouk et sa monarchie soutenue par les Britanniques, en 1952. Les Égyptiens ont accueilli le coup d’État de 1952 comme une libération, mais le gouvernement militaire qui a succédé à la monarchie n’avait rien d’une démocratie. En 1976, mon père est devenu politicien à son tour. Il rêvait d’un gouvernement qui viendrait en aide aux gens plutôt que de les emprisonner. Je n’avais que neuf ans, mais j’ai suivi mon père comme son ombre durant toute sa carrière. J’assistais aux réunions du parti, je m’asseyais à ses côtés lorsqu’il rencontrait de puissants chefs de famille à l’heure du thé, et il m’a appris mieux que quiconque comment les dictateurs dirigeaient des démocraties fantoches. Mon père s’est présenté trois fois comme député de l’opposition face à des membres du parti corrompu au pouvoir, et il a perdu à chaque fois. La veille de la première élection, j’étais dans la pièce lorsque mon père a rencontré les dirigeants du parti au pouvoir, des policiers ainsi que des membres de notre famille qui faisaient partie de l’armée. Mon père avait remporté le premier tour des élections. Ils lui ont dit qu’il serait autorisé à gagner l’élection — et qu’il pourrait un jour devenir ministre du Travail — seulement s’il acceptait de rejoindre le parti politique du gouvernement. Quand mon père a refusé, l’un des dirigeants lui a promis que l’élection ne se passerait pas comme il l’escomptait. Le lendemain, les électeurs de mon père se sont plaints d’avoir vu le personnel du bureau de scrutin ne compter que des bulletins de vote soigneusement empilés, ce qui voulait dire que les vrais électeurs avaient plié leurs bulletins pour les glisser dans l’urne, n’étaient pas pris en compte. Des hommes en arme ont fait évacuer les bureaux, et on a annoncé un taux de participation à l’élection de plus de 100 %, car même les morts avaient voté contre mon père. Il a perdu l’élection.

Ma vie a changé en 2003, quand les États-Unis ont envahi l’Irak.

Mon père est resté toute sa vie actif en politique. Mais un soir de 1991, alors que j’avais 24 ans et que mon père malade en avait 64, il m’a dit qu’il se sentait déçu. Qu’il s’était battu toute sa vie pour la bonne cause mais n’avait jamais gagné. Il avait le sentiment d’avoir gâché sa vie entière à faire de la politique, et il ne voulait pas que je fasse la même erreur. Il s’est tourné vers moi et m’a dit doucement : « Promets-moi que tu n’entreras jamais en politique. » J’ai répondu sans hésiter : « Je te le promets. Je comprends. » Deux semaines après, mon père est mort.

L’impossible

J’aurais vécu une vie paisible au Caire en tant qu’interprète et professeur d’arabe, si George W. Bush n’avait pas agi comme il l’a fait. Je suivais de près la politique égyptienne. J’avais grandi au milieu des campagnes électorales, et cela m’avait appris que la politique était le grand responsable de la détérioration de l’état de mon pays. Quand j’étais jeune, les gens appelaient Le Caire « le Paris du Nil », et nous avions des voisins grecs ou italiens qui étaient venus saisir les opportunités offertes par notre solide économie. Mais en 2003, les Égyptiens vivaient dans des cimetières, et les médecins qui travaillaient dans les hôpitaux publics gagnaient moins de 60 dollars par mois. Je voulais agir, mais j’avais fait une promesse à mon père. Ma vie a changé en 2003, quand les États-Unis ont envahi l’Irak. Tandis que les tambours de guerre résonnaient en Amérique, le peuple égyptien trouvait inacceptable cette nouvelle invasion étrangère dans un pays arabe. Nous étions furieux contre notre gouvernement, allié des États-Unis, qui avait permis aux navires de guerre américains et britanniques d’emprunter le canal de Suez pour faire route vers l’Irak. J’avais l’intuition que si les États-Unis attaquaient l’Irak, les Égyptiens descendraient dans les rues. Le 20 mars 2003, l’Amérique a commencé à bombarder Bagdad. Écoutant mon instinct, je me suis rendu sur la place Tahrir, point central du centre-ville du Caire. Lorsque je suis arrivé, j’ai été témoin d’une scène incroyable.

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Rassemblement sur la place Tahrir
Crédits : Alex Mayyasi

Des milliers de manifestants occupaient la place. Ils avaient dressé des barricades de fortune pour bloquer le trafic, et je ne voyais aucun policier à l’horizon. Je suis resté à Tahrir tout l’après-midi. Les manifestants écrivaient des slogans à même le bitume, chantaient en cercle et discutaient entre eux. Au coucher du soleil, des dizaines de milliers d’Égyptiens avaient rempli la place. Le lendemain, nous avons continué à occuper Tahrir. Pour la première fois de ma vie, je me suis senti libre. Ça n’a pas duré longtemps. La police anti-émeute nous a chargés alors que nous tentions d’aller manifester en dehors de la place. Je m’en suis sorti, mais j’ai vu les corps ensanglantés de manifestants inconscients, empilés comme des balles de foin. Les policiers, en uniforme et en civil, attrapaient les manifestants et les battaient. Une fois que les manifestants tombaient par terre, ils leur attachaient les bras avec leurs propres vêtements et les traînaient jusqu’à la pile la plus proche. Le message était clair : fermez-là ; ne vous avisez pas de défier le gouvernement. Mais nous n’avons pas écouté.

Un an et demi plus tard, je me tenais avec 300 protestataires sur les marches de la Cour suprême du Caire. Nous brandissions des pancartes qui disaient « Stop à la corruption ! » et « Stop à la tyrannie ! ». Nous représentions un nouveau mouvement de protestation appelé le Mouvement égyptien pour le changement, qui avait été fondé par d’éminents hommes d’affaires, chercheurs et politiciens lors d’une série de meetings organisés suite à la fin brutale des protestations contre la guerre en Irak. Nous le surnommions « Kefaya », ce qui veut dire « assez », car nous ne supportions plus de vivre sous la coupe de dirigeants corrompus.

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Ahmed Salah à un rassemblement

Les policiers ont encerclé notre groupe, mais ils n’ont pas attaqué. La manifestation aurait été ennuyeuse si elle n’avait pas été révolutionnaire. C’était la première fois qu’un mouvement de protestation appelait à la démission d’un président égyptien depuis 1977. Je ressentais autant d’adrénaline qu’un boxeur sur un ring. Depuis ce moment, j’ai donné ma vie au militantisme. Kefaya était le premier mouvement de protestation d’Égypte, et il offrait l’opportunité de s’en prendre aux politiciens égyptiens sans devoir rejoindre un parti politique. J’avais finalement trouvé un moyen de me battre pour les idéaux de mon père sans rompre la promesse que je lui avais faite. La vie d’un militant ressemble à la définition de la folie : refaire la même chose encore et encore en espérant un résultat différent.

De 2005 à 2012, j’étais activiste à plein temps. Je ne travaillais comme professeur d’arabe que ponctuellement, juste assez pour payer mes factures. Cela m’a permis de jouer un rôle majeur au sein de trois des plus importants mouvements de protestation égyptiens : Je suis devenu l’un des sept membres du comité de direction de Kefaya ; j’ai été élu coordinateur général de Youth for Change, un mouvement de jeunes militants alliés à Kefaya ; et en 2008, j’ai cofondé le Mouvement du 6 avril avec un ingénieur du nom d’Ahmed Maher. Toutes nos réussites étaient immédiatement suivies d’un échec.

En 2006, Youth for Change et nos alliés occupaient plusieurs pâtés de maisons au coeur du Caire. Non loin, les juges égyptiens avaient organisé un sit-in pour demander des réformes démocratiques. Nous avons appelé la zone le « territoire libéré » et nous peignions sur les murs des slogans comme : « Voici la tombe de Moubarak ». Je me rappelle avoir dit à un ami que c’était historique. Nous étions sûrs que nous parviendrions à forcer le président Moubarak à quitter ses fonctions, puis à organiser de nouvelles élections. Après quoi la police a lancé l’assaut sur notre campement et m’a arrêté avec onze autres militants. J’ai passé six semaines en prison, détenu pour une durée indéterminée. Je faisais une grève de la faim. Les gardes me battaient, mettaient en scène de fausses exécutions, et me disaient que ma mort ne serait jamais qu’un peu de paperasse à remplir. Avant que les gardes ne me relâchent, le chef de la sécurité de l’État a menacé de m’enterrer en prison si jamais on me revoyait un jour dans une manifestation. Mais en 2008, le changement démocratique semblait une fois de plus à portée de main. Les Égyptiens qui travaillaient dans les usines du gouvernement avaient organisé des grèves à travers tout le pays. Leurs revendications ont pris une dimension politique et, le 6 avril 2008, les militants de tout le pays ont organisé une grève à l’échelle nationale en solidarité avec eux.

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« Fuck SCAF »
Crédits : Alex Mayyasi

Ça a été un succès, et les reporters, qui ont fait leurs choux gras de l’utilisation de Facebook par les militants pour étendre la grève, ont eu l’idée d’un nouveau terme: la cyber-révolution. Ahmed Maher, un ancien membre de Youth for Change, a cofondé le plus grand de ces groupes Facebook. Après la grève, j’ai travaillé avec lui pour le transformer en un nouveau mouvement de protestation, le Mouvement de la jeunesse du 6 avril. Malgré tout, nos plans pour organiser une nouvelle grève nationale sont tombés à l’eau, et tandis que le Mouvement du 6 avril permettait aux médias de continuer à parler de militantisme et de changement politique, nous ne sommes jamais parvenus en vrai à créer de véritable mouvement populaire de masse. À maintes reprises j’ai cru que nos efforts pour parvenir à la démocratie étaient sur le point d’aboutir, pour systématiquement déchanter. Militants et dissidents politiques ont rassemblé plus d’un million de signatures pour une pétition qui demandait des réformes démocratiques. Le gouvernement l’a ignorée. Nous avons organisé des protestations en réaction aux élections frauduleuses, à un attentat qui avait eu lieu dans une église, et au meurtre d’un jeune Égyptien innocent par la police. Chacun des rassemblements semblait puissant, mais aucun n’a mené à des protestations durables ou à la progression du mouvement.

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Tahrir occupée
Crédits : Alex Mayyasi

Mais c’est la vie d’un militant. Son rôle n’est pas de conduire les masses avec un drapeau enroulé autour de ses épaules. Un activiste rencontre des gens par petits groupes, dans des cafés, et il leur explique à voix basse pourquoi ils doivent y croire quand personne d’autre n’y croit. Le seul moment où le travail d’un militant importe n’est pas celui du changement, c’est la période durant laquelle ce changement semble impossible.

Offline

C’est ce qui rend l’engagement si difficile. Les militants sont des idéalistes dans un monde cynique : ils prêchent la non-violence tandis qu’ils font face à un gouvernement qui dispose de tanks, de prisons secrètes et de ressources sans limites. À certains moments, mon travail semblait important et respecté, ce qui me donnait la force de continuer. J’ai négocié des accords entre les activistes et certaines organisations politiques comme les Frères musulmans. J’ai organisé de grandes protestations et débattu des piratages du gouvernement sur la télévision par satellite. J’ai rencontré des ambassadeurs, des membres du Congrès américain, et même la secrétaire d’État Hillary Clinton. L’une de ces réunions est devenue célèbre quand Wikileaks a publié le rapport de l’ambassadrice américaine en Égypte sur notre rencontre : « Le but avoué du Mouvement du 6 avril, à savoir de remplacer le régime en place par une démocratie parlementaire avant les élections présidentielles de 2011 », écrivait-elle, « n’est pas du tout réaliste. »

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Ahmed Salah

Mais pour chaque jour que j’ai passé à parler aux journalistes de nos revendications tout en marchant aux côtés de milliers d’Égyptiens, j’ai passé des semaines à jouer les médiateurs pour résoudre des désaccords minimes entre différentes factions militantes, et à traverser toute la ville pour une manifestation à laquelle participaient dix personnes à tout casser. Même des questions de base, comme comment communiquer avec des membres de Youth for Change et du 6 avril, se révélaient fastidieuses :  seuls les égyptiens les plus riches avaient un accès quotidien à internet ou pouvaient se permettre d’envoyer des textos groupés. En dépit de la cause juste que je servais, je n’ai pas pu échapper à la laideur de la politique contre laquelle mon père m’avait mis en garde. Certains militants se battaient jalousement pour les fonctions dirigeantes, et lorsque je me suis disputé avec le cofondateur de notre mouvement Ahmed Maher, il a raconté aux journalistes que je n’en avais jamais fait partie.

Deux choses m’ont permis de continuer malgré les déceptions, les risques et la laideur environnante. La première était l’influence de mon père. Chaque fois que je m’abîmais dans la frustration, je me souvenais de sa persévérance à travers des décennies d’adversité. La seconde était ma fiancée : Mahitab El Gilani. Nous nous sommes rencontrés en 2005 et nous nous sommes fiancés un an plus tard. Nous ne sommes toujours pas mariés. Mes activités militantes étaient inscrites sur mon front quand je cherchais du travail, et cela a rendu difficile l’accès à la stabilité financière que nos familles respectives attendaient de nous. Mais le plus gros problème était les risques qu’impliquait l’activisme. Nous nous sommes fiancés juste après ma sortie de prison. C’est aussi à cette époque que j’ai cessé de parler à mon frère, car le gouvernement égyptien réduit souvent au silence les dissidents politiques en enfermant ou en torturant leurs familles. Une autre femme aurait pu me demander de choisir entre elle et l’engagement politique, mais Mahitab était encore plus engagée que moi. Nous nous sommes rencontrés lors de sa première manifestation, et elle est devenue activiste. Elle avait la personnalité idéale pour ça. Mahitab parle avec l’intensité d’un feu d’artifice qui ne s’arrête jamais. Quand vous pensez qu’elle est à bout de souffle, elle lance une nouvelle salve d’arguments. Durant une campagne de recueil de signatures en 2010, elle a pris la tête d’une équipe de démarcheurs et, pendant plusieurs mois, elle est allée tous les jours faire du porte-à-porte. Dès que mon enthousiasme faiblissait, Mahitab me persuadait de tenir bon. Malgré cela, quand les militants ont commencé à lancer l’appel pour la révolution de 2011, je doutais que nous puissions y arriver.

En Égypte, nous avons regardé la révolution tunisienne en direct dans nos salons.

Si les militants égyptiens ont osé parler de révolution, c’est que nous venions d’en voir une se dérouler : le 14 janvier 2011, le président de la Tunisie Zine el-Abidine Ben Ali avait dû quitter son pays en hâte. Ben Ali était un dictateur dont le règne de 22 ans sur la Tunisie avait ressemblé à celui de Moubarak sur l’Egypte. Mais en décembre 2010, un vendeur de fruits du nom de Mohamed Bouazizi s’était immolé par le feu après que des policiers lui aient demandé de leur verser un pot-de-vin. 28 jours plus tard, les protestations de sa famille avaient connu un écho national qui avait forcé le président tunisien à quitter le pouvoir. En Egypte, nous avons regardé la révolution tunisienne se dérouler en direct dans nos salons. Elle a anéanti l’aura indestructible qui entourait jusqu’ici les dictateurs arabes, et presque immédiatement, les militants égyptiens ont commencé à rédiger des posts de blog qui appelaient à une révolution du même type en Egypte le 25 janvier 2011. Le lendemain, j’ai rencontré huit militants pour élaborer un plan. Nous étions à fleur de peau. Nous représentions différents partis politiques et mouvements protestataires, et nombre d’entre nous avions passé les dix dernières années à protester et à organiser des réunions comme celle-ci. Nous nous sentions comme un groupe flirtant avec le succès, mais qui se séparerait si le prochain album ne marchait pas.

En 2011, préparer de grands événements était devenu pour nous une habitude. Nous choisissions une heure, un endroit, et parfois un thème ou des mises en scène théâtrales — comme le fait de mettre un bout de scotch sur nos bouches pour symboliser la censure. Ensuite, nous faisions circuler l’info en mobilisant notre réseau de militants, nous en parlions à des journaux indépendants, on postait des updates en ligne, on distribuait des flyers et nous faisions des graffitis. Le problème majeur, c’est que nous n’avions pas assez de gens autour de nous. Nous rêvions de mois de manifestations réussies qui nous auraient permis de faire grandir le mouvement jusqu’à mobiliser des dizaines de milliers d’Égyptiens. Mais l’année précédente n’avait pas été bonne, et de nombreux activistes avaient abandonné la lutte. Nous avons terminé la réunion avec un goût amer en bouche, on ne s’était entendu sur rien sinon le fait que nous n’avions pas assez de militants pour démarrer un vaste mouvement.

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La place Tahrir à l’aube
Crédits : Frank Schulenburg

Nous avons à peine parlé de Facebook ou de Twitter. Cela peut surprendre les lecteurs qui ont entendu parler de la révolution égyptienne comme d’une « révolution 2.0 » — un soulèvement spontané organisé par des jeunes sur les réseaux sociaux. Mais on ne peut pas organiser de révolution en ligne, du moins pas en Egypte.

Le plan

J’ai toujours aimé la technologie, et pendant un moment j’ai cru qu’Internet était un outil puissant pour les dissidents politiques. En 2006, j’ai animé un podcast qui échappait à la censure gouvernementale que subissaient les radios, dans lequel j’interviewais des politiciens et des militants. En 2008, l’ampleur du groupe Facebook du Mouvement du 6 avril, qui avait lancé l’appel à la grève nationale, m’avait tellement impressionné que j’avais par la suite travaillé avec son créateur pour le transformer en un mouvement de protestation de la jeunesse. Notre utilisation des réseaux sociaux était d’une efficacité incroyable en termes de stratégie médiatique. Cela a permis aux journalistes de couvrir nos protestations en restant assis derrière leurs bureaux, et les journalistes occidentaux, épris de l’idée romantique que nous étions des activistes férus de tech pouvant renverser des dictateurs en un tweet, ont écrit des articles entiers sur le Mouvement de la jeunesse du 6 avril. Mais pendant que la presse nous sacrait « activistes de Facebook », nous prenions brutalement conscience de notre côté qu’Internet était un outil médiocre pour recruter des militants et organiser des manifestations en Egypte.

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Wael Ghonim
Crédits : Graham Hancock

Nous groupe Facebook comptait plus de 70 000 membres, mais le fossé entre le fait de s’exprimer sur Facebook et celui de descendre dans la rue ressemble à un abîme sans fond. Mon co-fondateur et moi sommes seulement parvenus à recruter deux douzaines d’entre eux pour nous rejoindre au sein du mouvement. En dépit de tous nos efforts pour annoncer, planifier et promouvoir ces manifestations sur la page Facebook, nos soutiens virtuels ne se joignaient jamais à nous dans les rues. L’homme le plus crédité dans la presse occidentale pour avoir utilisé Internet comme outil pour déclencher la révolution égyptienne est Wael Ghonim, un responsable marketing chez Google. Wael Ghonim avait créé un groupe Facebook viral appelé « We Are All Khaled Said » pour révéler publiquement le meurtre d’un jeune Égyptien par la police. Ghonim utilisait le groupe pour organiser ce qu’il appelait des « stand-up humanitaires » — des événements durant lesquels nous nous tenions debout en silence, des Bibles ou des Corans à la main, en solidarité avec les victimes de brutalités policières.

En 2011, Ghonim s’est servi du groupe Facebook pour faire la promotion des manifestations qui ont donné lieu à la révolution égyptienne. Je comprends pourquoi les étrangers attribuent la révolution à des gens comme Ghonim. Les posts Facebook sont plus visibles que les réunions secrètes, et les Égyptiens qui parlaient anglais et apparaissaient sur CNN avaient tous des smartphones. Mais l’idée que les activistes ont organisé la révolution sur Facebook est idiote. Certaines statistiques démontrent que 25 % des Égyptiens avaient accès à Internet en 2011, et d’autres qu’à peine 10 % des Égyptiens avaient déjà utilisé Internet. Tout ce que je sais, c’est que je ne pouvais pas compter sur les militants pour consulter leurs emails ne serait-ce qu’une fois par semaine. J’avais aussi pris conscience des faiblesses de cette Révolution Facebook durant chacune de nos précédentes manifestations. Même les plus réussis des événements de Ghonim, qui n’appelaient pas au changement politique, n’étaient suivis que par quelques milliers d’Égyptiens — et ce malgré les dizaines de milliers de gens disant qu’ils y participeraient sur Facebook. Ghonim lui-même a reconnu qu’Internet ne pouvait pas atteindre la classe ouvrière égyptienne, et qu’il a laissé le soin de planifier les manifestations et les rassemblements du 25 janvier aux activistes de la rue. ulyces-tahrirsanfrancisco-11 La transparence d’Internet est à double tranchant. Elle est efficace pour toucher de nombreux journalistes et de grands groupes de gens. Mais organiser des manifestations en ligne revient à faxer vos plans au chef de la police. Et comme je l’ai découvert une semaine avant le 25 janvier, la date à laquelle était prévue notre révolution, nous avions besoin d’un nouveau plan.

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Après ma rencontre décourageante avec les autres militants pour la démocratie, j’ai décidé de d’agir différemment pour comprendre ce qu’il fallait faire pour faire descendre les Egyptiens dans la rue : je leur ai posé la question. En me présentant comme journaliste, j’ai passé des heures à interviewer des Egyptiens. J’ai commencé par leur demander s’ils avaient prévu de manifester le 25 janvier. « Quelles manifestations ? » me répondaient-ils. Je me suis sentis mieux quand je leur ai demandé ce qu’ils pensaient de Hosni Moubarak. Certains faisaient écho à la propagande présidentielle en parlant de « notre président fort et sage ». Mais nombre d’entre eux étaient d’accord avec moi. « C’est le gouvernement le plus corrompu de notre histoire ! » s’est écriée une jeune femme.

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Appel au rassemblement
Crédits : Alex Mayyasi

Avec ces gens, je rangeais mon costume de journaliste et leur révélais que j’étais un activiste et que j’organisais des manifestations. « Veux-tu te joindre à nous ? » demandais-je. Ils répondaient « non » en me regardant comme si j’étais un fou. Mais ce qui me frappait, c’était le grand nombre d’entre eux qui me disaient qu’ils descendraient volontiers dans la rue — sous certaines conditions. « Si c’est vraiment le jour de la révolution, j’affronterai n’importe quoi ! » m’a dit un homme. Un autre Égyptien m’a répondu : « Je sortirai dans la rue si je vois que tout le monde y est déjà. Mais je ne serai pas le fou qui y va en premier ! » En rentrant chez moi, je me sentais frustré. Les gens voulaient que Moubarak s’en aille. Même après avoir vu l’exemple de la Tunisie, ils ne pensaient pas que des manifestations pourraient le renverser. Ils étaient d’accord pour agir, mais seulement après que quelqu’un ait montré la voie. Comment pouvais-je résoudre cette énigme ? Le lendemain, j’avais un plan conçu avec l’aide d’autres dissidents. Nous n’allions pas annoncer d’endroit pour le rassemblement. Si l’on se regroupait sur une grande place, nous aurions l’air d’être un petit groupe (ou l’air d’idiots, comme avait dit l’homme que j’avais interviewé), et la police n’aurait qu’à nous attendre là-bas pour nous arrêter. À la place, nous recruterions des gens pour planifier et mener des rassemblements dans tous les quartiers. Dans les rues de traverse étroites, les protestations auraient l’air plus impressionnant et convaincraient les Égyptiens que le jour de la révolution était arrivé. Tandis que davantage de protestataires se joindraient à eux, ils sortiraient des allées pour gagner les boulevards, marchant jusqu’au centre-ville. Ces rassemblements seraient les sources et les ruisseaux qui viendraient nourrir un fleuve rugissant. À l’heure où nous convergerions place Tahrir, nous serions assez puissants pour enfoncer le barrage de la police anti-émeute.

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Mahitab El Gilani

Lorsque j’ai fait part de mes idées à Mahitab et à d’autres activistes de longue date, ils les ont accueillies avec enthousiasme. Nous avons rassemblé le réseau de militants que nous avions construit en plus de dix ans de protestations et nous leur avons expliqué le plan. Ensuite, nous avons demandé à chacun d’en parler autour de lui et de trouver davantage de volontaires pour organiser des rassemblements. J’ai passé tout mon temps à former les gens pour qu’on puisse appliquer ce plan le 25 janvier. Des membres de mouvements de protestations que j’avais menés — Kefaya, Youth for Change et celui du 6 avril — m’ont mis en lien avec des militants et d’autres gens engagés en politique au Caire, à Alexandrie et à Suez. Mahitab a également trouvé de potentielles recrues au sein des milliers de personnes qui avaient signé ses pétitions lorsqu’elle faisait du porte-à-porte. (Les formulaires incluaient les coordonnées.) J’ai parlé à tant de volontaires dans des cafés que je finissais par sonner comme un magnétophone. Mahitab n’avait qu’à remplir une salle de gens et appuyer sur play, je leur parlais de la révolution et j’expliquais notre plan de rassemblement du 25 janvier. J’essayais de masquer le fait que je n’avais aucune idée de si ça marcherait.

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COMMENT AHMED A ÉTÉ CONTRAINT DE S’EXILER EN CALIFORNIE

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Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret, Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « How I Went From Leading the Egyptian Revolution to Making Minimum Wage in San Francisco », paru dans Priceonomics. Couverture : Un mur du Caire pendant la révolution. (Alex Mayyasi)