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Les dormeurs

 

Muhammad Manwar Ali a depuis longtemps abandonné l’idée d’inspirer les djihadistes britanniques.

Abu Qa’qaa s’est inquiété de voir un « homme blanc » devant leur hôtel, fumant et tenant un carnet, qu’il a repéré de nouveau lorsqu’ils ont atteint la frontière. La traversée de la frontière, pleine de monde et d’enfants faisant la manche, l’a rendu encore plus nerveux. Ensuite, en voyant leurs passeports britanniques, les gardes-frontière syriens leur ont demandé 6 000 dollars pour les laisser passer. « Nous sommes rentrés à l’hôtel complètement désespérés », écrit Abu Qa’qaa. « Nous avions les larmes aux yeux. Je me suis allongé, la tête posée sur les genoux de mon frère Abu Layth. C’est une chose que la plupart des gens ne comprendront jamais. C’est pour cela que la fraternité dans l’islam est si belle. C’est quelque chose d’unique, une chose qu’à moins d’être musulman, tu ne pourras jamais comprendre. » Mais peu de temps après, Mashudur Choudhury a reçu un appel d’Ifthekar qui disait qu’un van allait arriver et que le groupe devait se tenir près à partir. « Aucun mot ne peut décrire l’excitation qui s’est emparée de nous… En cinq minutes, le van est arrivé… C’était un court trajet, d’environ 20 minutes. » Le van les a conduit jusqu’à un village turque et les a déposés. Puis un second pick-up les a emmenés et a roulé cinq minutes avant d’être arrêté par une patrouille de l’armée turque. « Certains des frères pensaient que c’était la fin, que nous allions devenir des martyrs ou être arrêtés », écrit Abu Qa’qaa. Les Turques ont ordonné aux hommes de sortir du véhicule, ont fouillé leurs bagages, leur ont volé une paire de gants, avant de mettre la main sur leurs passeports britanniques.

À ce moment-là, dit Abu Qa’qaa, « ils ont souri. Ils ont été inspirés par notre présence et nous ont laissé continuer notre chemin à pied. Nous ne pouvions cacher notre joie, elle illuminait tellement nos visages qu’un sourire a illuminé les leurs. » Les soldats Turques, écrit Abu Qa’qaa, avaient visiblement « l’amour du dîn ». Le groupe a traversé la frontière à pied et a immédiatement rencontré un rebelle d’un autre groupe, qui les a conduit avec son van au village le plus proche. « Dès que nous avons sauté hors du van, un pick-up a tourné au coin de la rue et Abu Abdurrahman al-Britani [Ifthekar] en est sorti. Il semblait aussi enthousiaste de nous voir que étions heureux de le rencontrer. L’amour a instantanément lié nos cœurs et nous nous sommes serrés forts dans les bras avec de grands sourires… tellement que les muscles de nos visages devenaient douloureux ! » Après encore deux heures de route, les hommes sont arrivés à la base de Daech où résidait Ifthekar. On leur a donné un endroit où se reposer, on leur a montré une « salle de jeux », on les a nourri avec « de magnifiques pâtes et du yaourt », puis on les a emmenés voir les six corps des djihadistes morts ce jour-là. « À ma grande stupeur, c’était comme s’ils n’étaient pas morts », écrit Abu Qa’qaa. « Wallahi, c’est comme s’ils dormaient, mais en plus pâle. Cela m’a rappelé l’aya dans le Coran : “Ne pense pas que ceux qui ont été tués dans le sentier d’Allah, soient morts. Au contraire, ils sont vivants.” »

Choudary/Choudhury

Nos djihadistes britanniques sont à mi-chemin de leur odyssée. Ils ont étés inspirés à agir et ont fait un grand voyage, rencontrant de nombreuses difficultés et des dangers sur la route. Ils ont appris de nouvelles vérités sur eux-mêmes et ont découvert une nouvelle fratrie, et même l’amour, et c’est cette transformation personnelle qui les accompagnera pour la grande bataille à venir. Ce sera l’apogée, la confrontation finale, dans laquelle ils doivent affronter un monstre qu’ils pensent être rien moins que Satan. Ils vivent dans leur propre récit épique. Et à en croire leurs posts et leurs tweets enflammés, jusqu’à maintenant cela aurait difficilement pu aller mieux.

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Anjem Choudary
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Mais pour que leur histoire soit complète, cela vaut la peine de s’attarder sur la question de leur inspiration. Muhammad Manwar Ali a depuis longtemps abandonné l’idée d’inspirer les djihadistes britanniques. Mais il y a quelqu’un que beaucoup accusent de le remplacer en Grande-Bretagne, et j’ai arrangé un rendez-vous avec lui le 11 septembre 2014 dans un café près de sa banlieue du nord de Londres. Intellectuels et militants anti-fascistes disent que Anjem Choudary et les groupes qu’il a fondés sont à eux seuls les plus importants fabricants de djihadistes occidentaux du monde. Selon leurs calculs, les efforts de Choudary sont responsables d’un quart des millier de djihadistes européens s’étant rendu en Syrie ou en Irak. Ils le décrivent à la fois comme un clown et un requin de la publicité, et l’un des hommes les plus dangereux d’Europe. Choudary, sans surprise, a une version différente. « Comme beaucoup de gens qui grandissent en Occident, j’ai été éduqué dans ce pays, et j’en ai appris les valeurs », dit-il. « J’étais major de promo. J’étais diplômé en droit. J’avais 25 ans. J’ai fait du droit maritime, compliqué, des contrats de 600 pages. J’étais abonné à chacun des journaux islamiques d’Angleterre. J’avais des tonnes de livres et je les avais tous lus de la première à la dernière page. Je n’étais pas quelqu’un qui, à 17 ans, peut être attiré vers le djihad et envoyé à l’étranger – un jeune homme facilement impressionnable. Mais quand tu rencontres des gens qui expliquent une autre manière de vivre, tu rencontres une façon différente de voir les choses. Ce que j’ai rencontré, c’est un homme qui recherchait l’asile. » Choudary parlait du radical syrien Omar Bakri.

Il a rencontré Bakri peu de temps après que le prédicateur n’arrive à Londres en 1986. Ce que Choudary a vu en Bakri n’était pas seulement de la piété religieuse, mais aussi un mode de vie compréhensif et révolutionnaire. « Tu réalises qu’il existe une alternative à tout ce système dans lequel tu as été élevé et que tu as accepté, tu réalises qu’il existe une complète alternative économique, politique, idéologique, sociale et judiciaire au capitalisme. » Choudary avait flirté un peu avec le socialisme, il avait même participé à de violentes manifestations étudiantes dans les années 1980. Mais il avait conclu que le socialisme était irréaliste et que, de toute façon, dans un monde où la gauche avait déjà réussi à tempérer le capitalisme avec l’aide sociale, totalement dépassé. Le problème que le socialisme ne pourrait jamais résoudre était l’absence de morale du capitalisme. « Il n’y a pas de place dans le capitalisme pour l’éthique et la morale », dit-il. « Ça a aussi à voir avec la cupidité. Les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres. Pourquoi le capitalisme autorise-t-il un homme à mentir ? L’aspect spirituel est totalement absent du système. » L’islam, d’un autre côté, « plus tu l’étudies, plus tu réalises qu’il offre des solutions. Je me suis dit : “C’est fascinant. Je n’ai jamais rien trouvé de semblable.” C’était tellement incroyable et fascinant, tellement beau. »

C’était quelque chose que Choudary se devait de partager. Alors il a abandonné le droit pour devenir le bras droit de Bakri, et en 1996 il l’a aidé à fonder un groupe activiste islamiste, al-Muhajiroun (Les Immigrants). Le groupe recommandait l’islam comme remède à notre Babylone moderne. Les fondamentalistes plaident pour le bannissement de l’égoïsme de la démocratie capitaliste, et le rétablissement de l’humilité spirituelle et de la confiance commune. Le minimum vital – nourriture, écoles, électricité, médicaments, gaz, eau, logement, vêtements – serait fournit gratuitement. Drogues, alcool et autres démons qui égarent l’homme seraient bannis pour le bien de tous. Pas besoin de démocratie car le verbe de Dieu est la loi et des constructions humaines si faibles et friables ne sont rien devant Lui. Lorsque la foi et la soumission seraient de retour, le corruption, la promiscuité, l’usure et la cupidité disparaîtraient. « Réfléchis », dit-il. « Dans ce pays, ils donnent l’essentiel à tous les citoyens mais tu dois encore travailler, tu as toujours tout ce stress, car tu dois rembourser ton emprunt. Tu te prends à rêver d’un système où tout ça n’arrive pas. C’est l’activité principale en Grande-Bretagne – présenter l’islam comme une alternative à cette société. » Du point de vue de Choudary, l’islam était un système de croyance du VIIe siècle que lui et Bakri utilisaient ouvertement pour « défier le pouvoir actuel ». Puisque cela requiert un certain « courage testiculaire », cela séduit particulièrement les jeunes hommes. « Si quelqu’un sacrifie sa jeunesse et sa vie, ça séduit beaucoup les jeunes », dit-il. « Oussama ben Laden était l’un des plus riches, mais il vivait dans une cave. Il a tellement souffert en résistant à l’oppression. C’est aussi très attrayant. » Les actions de Choudary étaient également séduisantes, par exemple son projet en 2010 de manifester lors de cortèges funéraires pour des soldats tués en Afghanistan. (Le projet en lui-même a tellement scandalisé que Choudary n’a apparemment pas ressenti le besoin de réellement manifester et a annulé l’événement.)

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Muhammad Hamidur Rahman, l’ancien employé de Primark
Crédits : Twitter

Les jeunes étaient l’avant-garde de sa révolution, disait Choudary, car ils n’étaient pas encore complément formés. Il les appelait des « éponges ». Les plus réceptifs étaient ceux qui traversaient une crise existentielle : peut-être toxicomanes, ou se questionnant sur leur sexualité. « Les gens ne voient pas les solutions s’ils ne font pas face à leurs problèmes », dit-il. « Il peut s’agir d’une personne en prison, en plein divorce, dans une certaine forme de corruption – et l’islam apporte la solution. » Le zèle de ces nouveaux convertis, dit-il, était impressionnant. « Ils veulent étudier tous les jours. Ils arrivent en quelques semaines là où nous sommes arrivés en plusieurs années. Si tu peux les attraper et les convaincre, ceux-là seront toujours en première ligne. » Choudary avait l’attitude d’un homme en paix avec lui-même. Il faisait attention à se distancier de toute forme de violence. « Il n’y a personne avec nous lorsqu’une opération a lieu », dit-il. « Ils sont partis depuis un moment. Je ne peux pas être tenu pour responsable. » Il m’a déconseillé de me rendre en Syrie. « Il n’y a plus aucune tolérance », dit-il. « Ils vont vous utiliser. C’est Vlad l’Empaleur. Des têtes sur des pics. C’est une tactique de guerre. L’idée est de tellement effrayer l’ennemi qu’il abandonne. Je ne peux pas dire cela publiquement, car ils vont dire : “M. Choudary veut plus de décapitations.” Mais c’est bel et bien l’idée. » Pour autant, il prêchait la révolution et le disait franchement, il y aura des effusions de sang. « Si tu veux changer ce pays, il est inévitable d’arriver à un conflit », dit-il. « Ils ne vont pas abandonner le pouvoir facilement. Et nous ne somme pas comme les chrétiens, à tendre l’autre joue. »

Lorsque je l’ai interrogé sur ces centaines de partisans partis en Syrie et en Irak, il était tout aussi engagé. « Bien sûr qu’ils partent à l’étranger. Parfois, ils deviennent des martyrs et meurent. Ces choses-là peuvent arriver. » La facilité avec laquelle il acceptait la mort de ses partisans, l’égocentrisme nécessaire pour les qualifier négligemment de jeunes hommes influençables, la façon dont il se concentrait sur les cas problématiques et les plus influençables, évoquait l’abus de mineurs. Ou bien Choudary n’était rien d’autre qu’un conteur, parlant d’endroits où il n’était jamais allé, de choses qu’il n’avait jamais faites et de gens qu’il n’avait jamais connus. Il était sans aucun doute un véritable croyant. Tout comme ses partisans, il était convaincu que la bataille finale, qu’il voyait comme une sorte d’Armageddon mondial, arrivait à grands pas. « Les musulmans, s’ils se rassemblent – et le djihad est une obligation de rassemblement pour chaque homme en âge de se battre –, représenterons 250 millions de personnes », dit-il. Cette nouvelle armée sacrée musulmane détruirait les États-Unis, les régimes apostats du monde musulman et tout le reste, dit-il. « Nous voyons des signes de cela aujourd’hui. Nous approchons d’un changement biblique. Il y aura une grande bataille, et après ça les choses vont changer. Il y a après toute nuit sombre une aube lumineuse. Après la destruction, un État islamique. Un califat. Nous serons ici et à la Maison-Blanche. C’est la prophétie et c’est ce que je crois. »

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Les djihadistes britanniques en Syrie
Crédits : Twitter

Les djihadistes britanniques ont commencé leur entraînement en Syrie avec des études religieuses, de mémorisation du Coran et des « annotateurs de l’islam », les dix actes hérétiques qui condamneraient un homme au feu de l’Enfer. Puis sont venues les bases d’un entraînement militaire. Des mois plus tard, Mehdi Hassan décrivait sur ask.fm comment on montrait aux hommes à utiliser et nettoyer un AK-47 et des armes plus lourdes comme une mitrailleuse et un lance-roquettes. « Tu apprends aussi des tactiques militaires basiques, comment se battre en montagne, dans une ville, dans des champs ou sur un terrain désertique », écrit-il. « Il y a des formations de défense et d’attaque. Comment attaquer un bâtiment et en libérer les pièces. Les bases de l’entraînement aux engins explosifs improvisés. » Les combattants devaient également réaliser des séries d’exercices, dont des courses. « À la fin de ton entraînement, tes instructeurs te demandent dans quoi tu veux te spécialiser, puis ils décident quel poste tu vas occuper. »

Cependant, après quelques jours, les frères ont vécu leur première déception. Mashudur Choudhury a annoncé qu’il abandonnait. Son âge lui avait donné une certaine autorité sur les plus jeunes, mais de tous, il était celui qui avait le plus d’illusions et, finalement, c’était le moins convaincu. Comme l’entendra plus tard la cour d’assise de Kingston, suite à la faillite d’une entreprise en 2012, Choudhury a prétendu avoir un cancer de l’estomac et a persuadé sa belle-sœur de lui donner 25 000 livres pour un traitement à Singapour. Choudhury est effectivement parti à Singapour, mais il a dépensé l’argent dans des hôtels et des prostituées. Essayant de maintenir l’illusion de la réussite, il a pris plusieurs autres vacances avec le reste de l’argent. Partir en Syrie comme djihadiste était son grand projet pour échapper à son passé et impressionner le monde. L’entraînement, écrit-il sur Twitter, « avait l’air extrême, comme courir 10 km sans s’arrêter ». Une personne a vu clairement dans son jeu : sa femme, Toslima Aktar. Entre ses voyages à l’étranger, a-t-elle raconté à la cour, il restait allongé dans son lit toute la journée, lui envoyant des messages pendant qu’elle était au travail. Quand il a écrit à Toslima en suggérant qu’ils partent vivre en Syrie en 2013, elle a répondu : « Je te déteste. Va mourir sur le champs de bataille, tu n’as qu’à mourir. Je suis sérieuse, pars. Je serai enfin soulagée. Enfin. » Interrogée sur le message au tribunal, Toslima a raconté : « Je lui ai dit : “Disparais ! Va mourir ! Saute d’une falaise ! J’en ai assez !” »

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Mashudur Choudhury

Une fois confronté à la réalité de la guerre, les voitures brûlées, les bombardements, les corps qu’on lui a montré à son arrivée, il a perdu ses illusions. Il a demandé à être reconduit à la frontière. À l’époque, les commandants de Daech menaçaient, battaient et exécutaient les combattants qui demandaient à partir. Mais dans le cas de Choudhury, ils ne voyaient visiblement aucune utilité pour un père de famille dont les nerfs avaient lâché. Ils l’ont fait laver leurs vêtements pendant quelques jours, puis ont accepté. Il est retourné en Turquie et, le 26 octobre 2013, a pris son vol retour d’Istanbul à Gatwick, où des officiers de la brigade anti-terrorisme, qui suivaient ses trajets sur Twitter et Facebook, l’ont cueilli à son arrivée. Choudhury avait même pris son ordinateur avec lui, sur lequel il gardait les détails de ses voyages et un blog où il expliquait ses raisons pour partir faire le djihad. Un deuxième blog qu’il avait écrit, factice, prétendant qu’il était innocent, était daté de son passage par l’aéroport d’où il avait quitté la Turquie.

Mis en examen pour terrorisme, il a été déclaré coupable après deux semaines de procès en mai 2014 et condamné en décembre de la même année à quatre ans de prison. C’est au tribunal que sa femme a entendu pour la première fois qu’il n’avait pas, finalement, de cancer de l’estomac. La procureur Alison Morgan a dit à Choudhury qu’il menait « une vie consternante », qu’il avait menti à propos de sa maladie et qu’il ressentait de la culpabilité et du dégoût de lui-même… et qu’il était « terrifié par la suite ». La Syrie lui avait offert une chance « de fuir ses pêchés et son passé ». Calmement, le regard baissé, Choudhury a répondu : « Oui. » Au moins un des djihadistes britanniques était maintenant reconnu comme un fake. Mais si les autres ont été troublés par cette révélation, ils n’en ont rien laissé deviné. Au lieu de cela, ils se sont accrochés à leurs nouvelles identités de combattant sacré, prenant de nouveaux noms et postant en ligne des messages racontant que la guerre était comme dans les films. L’un du trio de Manchester, Abu Layth al-Khorasani, a déclaré qu’un des échanges de tirs qu’il avait vu « était comme une scène de Star Wars avec tous les “zing” et les flashs rouges ». Les djihadistes britanniques étaient d’accord pour dire que la guerre, c’était génial. Ils ont pris des photos les uns des autres, debout sur des canons ou prenant des poses de gangster, le visage couvert d’une cagoule noire, les bras croisés sur la poitrine, cartouchière et balles autour du cou. Interrogé par un abonné sur ce qu’on ressentait quand on possédait une arme, Ifthekar a répondu : « Honnêtement ? C’est trop trop cool, haha. » De tous les djihadistes étrangers en Syrie, Ifthekar est demeuré la star.

En novembre 2013, sa notoriété a atteint de nouveaux sommets lorsqu’il est apparu sur Newsnight, l’émission star de la BBC, filmé par son téléphone. Cette fois-ci, Ifthekar avait opté pour un look « Forces Spéciales » : bonnet noir, barbe, yeux cernés de khôl, cheveux longs, foulard noir autour du cou. Il a confirmé qu’il était avec Daech et il a expliqué qu’il s’était rendu dans « le pays de Sham » afin d’établir « la loi de Dieu, la loi d’Allah ». Il a continué : « Dieu dit qu’Il conduira ici les plus fervents croyants. Et ici, vous avez des gens de partout dans le monde. » La Syrie semblait avoir consolidé la nouvelle image qu’Ifthekar avait de lui-même. Il était plus sûr de lui et racontait son histoire de façon plus linéaire. On lui a demandé pourquoi il avait quitté l’Angleterre pour se battre en Syrie, ce à quoi il a répondu : « J’étais déjà, si on peut dire ça comme ça, un djihadiste. C’est ce que j’étais. J’ai compris que j’étais sur la voie du djihadiste. » Son inspiration, dit-il – qui il était, ce qu’il faisait, ce qu’il ferait – venait d’une seule source. « Où tout cela a commencé ? C’est parti du livre. Je l’ai lu et là-dedans, tu vois ce que c’est que le djihad. On ne m’a pas appris que l’islam était la paix et qu’il n’y avait pas de combat. C’est la paix, mais ça exige une lutte. » Il a ajouté que c’était son devoir d’aimer le djihad. « L’une des phrases du prophète, que la paix soit sur lui, celui qui ne part pas pour le djihad ou n’en parle même pas et meurt… est un hypocrite. En fait, je suis un musulman suivant la voie de la sunna comme je suis supposé le faire. »

Pour Ifthekar, la Syrie avait également balayé tous les doutes à propos de Daech. Son insurrection était « complètement, complètement » justifiée, disait-il. « Ce qui se passe en Syrie, c’est qu’il y a des musulmans qui meurent, ils sont massacrés. » Cela ne signifiait pas, comme il l’avait cru, que les pouvoirs occidentaux non-musulmans devraient intervenir en Syrie pour arrêter le massacre. Maintenant qu’il était là-bas, Ifthekar ne voulait pas partager la gloire. « Nous n’avons pas besoin de leur aide, nous ne voulons pas de leur aide, et si jamais ils venaient, ils seraient rejetés », dit-il. Interrogé sur la coutume de Daech d’exécuter et décapiter des prisonniers désarmés, il a répondu que sa « position sur le sujet » était que c’était quelque chose qu’il ne ferait pas personnellement, mais qu’il n’avait été témoin d’aucune exécution et que, au contraire, ce qu’il avait vu ne faisait qu’accentuer son respect pour Daech. « C’est pour cela que je suis si heureux d’être ici », a dit Ifthekar. « Ils gouvernent avec justice. »

Quatre étoiles

Ifthekar a terminé son interview en disant que le gouvernement britannique ne devrait pas s’inquiéter que des combattants comme lui reviennent à la maison. En Grande-Bretagne, la presse, les agences gouvernementales et de sécurité discutaient de la possibilité de refuser l’entrée aux soldats si jamais ils essayaient de revenir. On pensait qu’en Syrie, ils auraient acquis de nouvelles compétences dangereuses et un terrifiant acharnement guerrier. Mais Ifthekar a affirmé qu’il n’avait aucune intention de rentrer à la maison. « La vie est pour l’au-delà », dit-il. « Donc si Dieu a dit “aide ton prochain” et tu meures pour la cause demandée par Dieu, c’est un paradis éternel qui t’attend. Ce n’est pas rien… le sacrifice est petit comparé à ce que tu reçois. »

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Ifthekar et un autre djihadiste
Crédits : Twitter

En vérité, il y avait une autre bonne raison de croire qu’Ifthekar ne constituait aucune menace pour la Grande-Bretagne, où d’autres endroits. Le journaliste de Newsnight, comme beaucoup d’abonnés d’Ifthekar, semblait penser qu’être en Syrie signifiait être un combattant. En réalité, bien qu’Ifthekar avait passé six mois en Syrie, il lui restait encore à tirer sous le coup de la colère. Il y a toujours eu un côté touriste chez les djihadistes occidentaux comme Muhammad Manwar Ali et Usama Hasan, qui venaient de temps en temps pour quelques semaines de guerre. Hasan a dit un jour qu’une de ses consolations était de savoir qu’il n’avait jamais tué personne. Mais Ifthekar était encore moins dangereux. Il n’avait aucune expérience du combat, aucune connaissance médicale, tactique ou militaire, seulement les connaissances les plus basiques sur l’utilisation d’une arme. Son manque de connaissance signifiait qu’il ne pouvait assumer aucun rôle religieux et son utilisation assidue des réseaux sociaux, compromettant tout espoir de sécurité opérationnelle, faisaient de lui un handicap pour n’importe quelle opération militaire. Mehdi Hassan a dit que les commandants de Daech décidaient des déploiements et, dans le cas de leurs combattants britannique, ils avaient l’air de conclure qu’ils seraient plus utiles comme gardes, à la cuisine ou dans l’unité de propagande.

Pour eux, le djihad signifiait être sur place, cuisiner et maintenir un flux constant de selfies, de photos de chats et d’histoires de miracles sur le champ de bataille, comme par exemple la façon dont les corps des martyrs sentaient le musc et étaient souvent retrouvés avec un sourire sur le visage. Dans une réponse à une question posée sur ask.fm, Ifthekar a admis que lui et ses camarades étrangers n’avaient aucune compétence, et qu’ils n’étaient pas tellement utiles à la guerre. Mais cela ne devrait pas décourager les autres de venir les rejoindre. « Même s’ils n’ont pas besoin de toi », écrit-il, « tu en as besoin. » C’était, au fond, une aventure introspective. Ils étaient en Syrie, après tout. Même s’ils ne faisaient pas grand-chose, ils avaient l’air bien. Ils étaient là. Si ceux-là sont des terroristes, ils sont parmi les moins capables, les moins expérimentés et les moins terrifiants que le monde a jamais vu. Mais même le plus incompétent des soldats a une utilité militaire. Et peu de temps après la diffusion de Newsnight – peut-être que la célébrité du soldat britannique rendait jaloux d’autres soldats de Daech, peut-être que les chefs de Daech voulaient mettre à l’épreuve le fanatisme de l’étranger, peut-être que le plan d’attaque de Daech requerrait simplement une distraction tactique –, les soldats britanniques ont commencé à être déployés comme de la chair à canon. Après avoir été tenus éloignés des combats pendant si longtemps, ils ont commencé tout à coup à tomber comme des mouches. Le premier à avoir été tué, le 15 décembre 2013, était Ifthekar. Le 3 février 2014, Abu Layth al-Khorasani a été tué.

En juillet, Muhammad Hamidur Rahman, l’employé de Primark de Portsmouth, a été tué dans un échange de tirs alors qu’un troisième, Mehdi Hassan alors âgé de 19 ans, a pris une balle dans l’estomac. Au cours de l’été, Daech a fait des avancées si importantes qu’il a pu se rebaptiser État islamique, déclarant son territoire suffisant pour constituer un nouveau califat. Mais ses succès se sont arrêtés avec une bataille coûteuse contre les forces kurdes aidées par l’aviation américaine, pour la ville de Kobané, sur la frontière turque. Là-bas, le 21 octobre, Mamunur Roshid et Asad Uzzaman ont été blessés lorsqu’un bâtiment s’est effondré sur eux durant une attaque aérienne américaine ; Roshid est mort plus tard des suites de ses blessures. Trois jours plus tard, Hassan était également tué dans Kobané. En dix mois, cinq des neuf soldats britanniques étaient morts. Un sixième, Uzzaman, a été gravement blessé. Le septième, Choudhury, était en prison. Des deux derniers, les djihadistes de Manchester Mohammad Javeed and Abu Qa’qaa, qui a pris une balle dans le pied et la jambe droite durant le même assaut où est mort Ifthekar, on a entendu très peu de nouvelles durant quelques mois. Le décapitation de deux journalistes américains et deux humanitaires britanniques entre août et octobre 2014 par un djihadiste masqué à l’accent britannique a centré l’attention sur la barbarie des combattants étrangers de Daech. Une image plus fidèle se serait concentrée sur leur taux d’usure. En août, le Projet Djihadisme Occidental, financé par le gouvernement américain  et basé à l’université de Brandeis dans le Massachusetts, a établi qu’environ un tiers des 2 000 occidentaux qui s’étaient rendus en Syrie et en Irak depuis 2011 étaient morts. Une augmentation jusqu’à un sur deux a été prédite.

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Abu Qa’qaa avec des balles dans sa barbe
Crédits : Twitter

Comme il l’avait été de son vivant, Ifthekar était lumineux dans la mort. Lui et Abu Qa’qaa ont pris une dernière photo avant de partir pour leur première bataille en décembre 2013. Ifthekar, comme toujours, était parfait : turban noir, écharpe noire, blouson de combat rembourré noir avec quelques chargeurs d’AK, gants noirs, t-shirt noir, pantalon large noir et bottes noires. Les deux hommes étaient déployés contre un groupe de rebelles rival dans une ville syrienne du nom de Ghazwa al-Khair, dans la province de Deir ez-Zor. « Ifthekar », a écrit plus tard son ami Abu Layth, « a rejoint le groupe des igthimas, dans lequel ils se jettent sur l’ennemi et commencent à leur tirer dessus jusqu’à arriver court de munition. Puis ils approchent de l’ennemi et déclenchent leur ceinture de martyr pour faire le plus de dommage possible chez l’ennemi. Eux-mêmes accèdent au martyr. » Durant l’attaque, Daech s’est trouvé trop peu armé et a décidé de battre en retraite. En se retirant, un soldat de Daech a crié à Ifthekar de suivre. « Une minute ! » a répondu Ifthekar dans un cri. Quelques secondes plus tard, il était touché par un obus de char et, a écrit Abu Layth : « Il est immédiatement devenu un martyr, pendant cette minute ! »

Des mois plus tard, un enregistrement d’Abu Qa’qaa est apparu en ligne, se remettant de ses blessures dans un hôpital, décrivant la mort de son ami à un groupe d’autres djihadistes britanniques. On a l’impression d’entendre les autres britanniques groupés autour, soupirant et riant, pendant que Abu Qa’qqa leur raconte ses histoires de guerre. Abu Qa’qaa a l’air spécialement soucieux de souligner à quel point le champ de bataille était rempli de miracles qui ne faisaient que renforcer sa foi de djihadiste. « Vous verrez ça », dit-il. « Pas seulement la simple shuhada [le martyr]. Car il y avait un frère appelé Abu Abdurrahman. » « J’ai entendu qu’il a atteint shuhada », dit l’un des hommes du groupe. « Un grand… » « On était ightimas, shuhada ightimas. On pouvait être en première ligne. On voulait être avec ce frère, parce qu’il parlait anglais, et on a fini là-bas. On était la première attaque. Ifthekar avançait, il était courageux dans le combat. Et puis il a été touché et il est mort, ses jambes ont été arrachées par un tank. Abu Qasim était avec lui et a dit : “Abdurrahman, on y va, le tank arrive, il s’approche.” Et Abdurrahman disait : “Nan, nan, une minute, donne-moi juste une minute.” Et Abu Qasim a dit qu’il s’était retourné et qu’il avait été touché à la tête, genre un trou là. Un éclat d’obus. Et Abu Qasim a dit qu’il bougeait ses lèvres et qu’il est parti doucement comme ça. Il est mort avec un grand sourire sur le visage. » « Inch’allah, Inch’allah… » « Ouais, juste devant moi. C’était la première fois que je voyais quelqu’un se faire tuer. Je disais : “Allah, Allah !” Si j’avais pas fait ça, ça m’aurait rendu taré. J’aurais couru, j’aurais pu tomber dans les pommes ou je sais pas quoi. Parce que moi, si vous le savez pas, je suis sensible. Alors j’ai tourné dans un coin, il n’y avait personne là-bas. Et j’ai tiré son corps. Et je me suis penché et je caressais son visage, comme ça. J’ai commencé à pleurer. J’étais ému. C’était une erreur. Parce qu’après le tank a fait “bam !” dans la maison d’après, mais on a été touchés par les éclats d’obus. Et je me suis tiré de là. » Malgré ses blessures, Abu Qa’qaa dit qu’il s’amusait comme un fou. « Je m’amusais au combat. Je pensais : “C’est génial.” »

Quiconque décrit le monde réel en terme de héros et de monstres n’est probablement pas digne de confiance.

L’un des autres djihadistes raconte ensuite comment Muhammed Rahman, l’employé de Primark, a fait un rêve la nuit avant la mort d’Ifthekar dans lequel il rencontrait Abu Qa’qaa. « Tu étais blessé à la tête et tu saignais, et il t’a demandé : “Pourquoi tu es si triste.” Et tu as répondu : “Je n’ai pas atteint shuhada.” Juste après ça, il a vu une lumière et entendu la voix d’Abdurrahman, et c’est la lumière sacrée qui est descendue pour l’emmener. » Quand il s’est réveillé, dit celui qui racontait l’histoire, Rahman est sorti faire un tour. À son retour, il a rencontré un groupe de soldats qui lui ont dit : « On a du nouveau pour toi, mec. Ton frère a atteint shuhada. » Et lui a répondu : « Yeaaah ! Quel héros ! » Par la suite, Abu Qa’qaa a écrit que lui aussi avait « crié littéralement de joie en entendant la nouvelle ». « Des larmes ont été versées et on demande à Allah de l’accepter aux côtés d’Anbiya et les shuhada. Qu’Allah le nourrisse des fruits de jannah comme il nous a nourri dans le dunya. » Sur les enregistrements de l’hôpital, Abu Qa’qaa dit à l’assistance : « Je n’étais pas triste ni rien. » Il y a des murmures d’approbation des autres djihadistes. « Je suis juste triste de ne plus pouvoir le voir », dit l’un d’entre eux. « La seule chose embêtante est qu’il y soit arrivé avant nous. »

Peut-être éclipsé par la mort de son ami, Abu Qa’qaa fait rapidement remarquer que les blessures sont également « une bénédiction ». « Parce qu’Allah te donne la chance d’augmenter ta récompense », dit-il. « Le shahid est à un haut niveau. Mais plus tu continues et plus tu obtiens de récompense, plus tu montes haut. Je dis ça parce qu’il y a des frères sur le champ de bataille qui n’étaient jamais touchés. Pourquoi ? Parce qu’Allah ne les a pas choisis. Le champ de bataille est plein de miracles. De toute façon, au milieu de tout ça, ce frère a couru vers moi et m’a donné du chocolat. » « Du chocolat ! » rit l’un des auditeurs. Puis il répète la réplique d’Ifthekar. « Un djihad quatre étoiles ! »

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Il y a une génération, Usama Hasan a découvert en Afghanistan que le monde et notamment la guerre n’était souvent « rien de ce que l’on croyait ». Ce que la Syrie et la saga des djihadistes britanniques nous apprend, c’est que quiconque décrit le monde réel en terme de héros et de monstres n’est probablement pas digne de confiance. C’est une « lourde tâche, une lutte permanente », de désapprendre les histoires auxquelles il a cru avec tant ardeur, dit Hasan. La solution pour les démanteler n’a pas été de rejeter sa foi – Hasan dit qu’il lit toujours le Coran tous les jours –, mais de combattre la distance et la dissonance créées par ces histoires entre lui et le monde. Il a dû, au final, s’autoriser à voir qu’il pouvait « opérer en paix » dans le monde. « J’avais besoin de voir que j’y avais ma place », disait-il. Hasan a l’air plus âgé et plus sage. Malheureusement, c’est probablement le problème. Ce qu’il propose est l’opposé de ce désir essentiel de la jeunesse, qui veut se distinguer et avoir l’air cool. « Ça va sembler bizarre », disait un aspirant djihadiste à l’accent écossais dans un hommage audio anonyme posté en ligne quelques mois après la mort d’Ifthekar. « Mais en vérité j’étais vraiment impressionné, masha’allah, de voir à quel point ce gars était beau quand ses photos sont sorties. Quand j’ai vu sa photo pour la première fois, j’étais jaloux. Je me disais : “Ce gars a un turban, il a de super yeux, belle barbe, tout, il ressemble à ce à quoi le prophète aurait pu ressembler.” C’était très impressionnant pour moi. Ça m’inspirait. Je voulait vraiment le copier. Je voulais porter le turban encore mieux et avoir du khôl autour mes yeux. Grâce au frère Ifthekar. C’est ce qui m’a le plus inspiré. La façon dont il aimait être comme Mahomet. Le manière qu’il avait de nouer son turban comme le faisait le prophète. Il rendait ça cool. » ulyces-oncedjihad-18


Traduit de l’anglais par Myriam Vlot d’après l’article « Once Upon a Jihad—Life and death with the young and radicalized », paru dans Newsweek Insights. Couverture : le profil d’un combattant djihadiste. Création graphique par Ulyces. Comme l’État islamique administre son territoire. ↓ raccaisis