L’Ukraine est une nation en guerre. C’est pourquoi la ministre des Finances, Natalie Jaresko, a parcouru les quelque trente kilomètres qui séparent Kiev d’Irpin, une ville de 40 000 habitants située en bordure d’une forêt de pins. Au cours de sa visite dans un hôpital militaire, elle a rencontré et apporté son soutien à des soldats de l’arrière-garde qui ont récemment combattu contre des forces russes et leurs mandataires dans l’est de l’Ukraine. « Où avez-vous servi ? » demande-t-elle, passant d’une chambre à l’autre. « Comment avez-vous été blessé ? » Elle vient peut-être des quartiers ouest de Chicago, mais elle parle couramment ukrainien. Et si certains remarquent son accent, ils n’ont pas l’air d’y prêter attention. Natalie Jaresko dit aux soldats qu’ils sont des héros, des représentants de la nation assumant la responsabilité de généraux. La crise a poussé les individus à revêtir un costume qui n’est pas le leur. Il y a trois mois, Jaresko, 49 ans, quittait le fonds d’investissement privé qu’elle avait co-créé en Ukraine en 2006 afin de rejoindre le gouvernement de Petro Porochenko. L’homme, qui a fait fortune dans l’industrie du chocolat et de la confiserie, a été élu président au lendemain du soulèvement de Maïdan. À cette époque, Jaresko ne possédait pas encore la nationalité ukrainienne. Mais aujourd’hui, elle occupe le poste économique clé du pays et joue le rôle d’intermédiaire entre l’Ukraine et la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. La réforme fiscale, c’est elle. Les finances, c’est elle aussi. Elle doit parvenir à constituer un budget avec des miettes. « J’ai hâte que la situation soit parfaite », déclare Jaresko.

Un peu plus d’un an après l’entrée en fonction de Porochenko, les regards du monde entier sont largement tournés vers les combats qui se déroulent dans l’est de l’Ukraine. Le conflit, qui a débuté en février 2014, quelques jours après la fuite du président Viktor Ianoukovitch à l’aube des protestations de la place de l’Indépendance, a depuis coûté la vie à près de 6 000 personnes. La réussite de l’Ukraine en tant que nation démocratique indépendante dépend probablement autant de l’issue des combats que des efforts de Jaresko et de ses collègues. Leur mission : redresser une économie dévastée et restaurer la confiance internationale en l’Ukraine, tout en luttant contre la corruption et le favoritisme qui hantent le pays depuis la chute du communisme. Ils doivent y parvenir alors que les banques publiques sont au bord de l’effondrement, que le trésor public compte ses dernières devises étrangères et que l’inflation, déjà à 28 %, ne cesse d’augmenter. En un jour de février, la monnaie nationale, la hryvnia, a perdu en quelques heures un tiers de sa valeur. Plus la guerre se prolonge, plus les réformes sont repoussées et plus les Ukrainiens s’opposeront à leur gouvernement et au soutien de l’Occident. Et, par conséquent, plus le pays sera vulnérable à son adversaire Vladimir Poutine.

Aller-retour

Jaresko, un mètre soixante-sept, les cheveux au carré, continue sa visite dans l’hôpital, l’air grave et respectueux. D’autres soldats la reçoivent dans des chambres à peine plus grandes qu’un placard, qu’ils occupent à deux ou trois, serrés dans des lits de la taille d’un enfant. Ils évoquent leur manque de puissance de feu sur le terrain : pourquoi ne disposons-nous pas d’armes modernes ? Comment se fait-il que nos ennemis connaissent systématiquement nos positions ? Jaresko les écoute. Elle sait mieux que n’importe quel général que l’Ukraine n’a pas les moyens financiers d’être mieux armée. Elle interroge les soldats sur leur avenir, une fois qu’ils seront rétablis. On annonce à un homme qu’il retournera sur les lignes de front. Jusqu’à présent, Jaresko ne devait se préoccuper que de chiffres, non de soldats et d’émotions. Alors qu’elle porte désormais ce nouveau fardeau, elle traverse le vieux et sombre couloir soviétique de l’hôpital. Ses larmes, elle les ravale. Ce qui est certain, c’est qu’elle est ici en connaissance de cause.

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Le père de Jaresko, Ivan, est né en 1932 à Poltava, à plus de 300 kilomètres à l’est de Kiev. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, il fut déporté avec sa famille dans un camp nazi en Allemagne. Après la guerre, il immigra à Chicago, où il rencontra la mère de Jaresko, Maria, elle aussi réfugiée ukrainienne. Ensemble, ils élevèrent leurs trois enfants à Wood Dale, une ville de la classe moyenne inférieure située à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de la ville, dont les gratte-ciel étaient le symbole de l’ambition et des espoirs que représentait leur pays d’adoption.

« C’est l’histoire typique d’une famille qui passe par Ellis Island », se rappelle Jaresko alors que nous sommes assis, par un soir de la mi-février, à une table de conférence ovale dans le bâtiment du gouvernement ukrainien, une construction froide à l’architecture autoritaire datant de l’ère soviétique, située dans le centre de Kiev. « Les États-Unis offrent cette possibilité, cette liberté, cette capacité de rêver… c’était particulièrement le cas dans les années 1950, en cette période d’après-guerre », me confie-t-elle. Dans son enfance, Jaresko passait ses week-ends entre l’école et l’église ukrainiennes, mais en famille l’anglais était de mise. « Mon père voulait vraiment que nous nous intégrions à la société américaine. Il faisait très attention à éviter la politique. L’ère post-maccarthysme a convaincu mon père que nous devions devenir des Américains de la classe moyenne », explique-t-elle. Jaresko obtint un diplôme de comptabilité de la DePaul University, puis un master en politiques publiques à la Harvard’s Kennedy School en 1989. Pas de quoi impressionner son père. « Il n’avait foi que dans le secteur privé. Compte tenu de son passé, le gouvernement était un endroit à éviter », poursuit-elle. Après son master, Jaresko devint responsable des questions économiques au Bureau des affaires soviétiques du département d’État. Après la chute de l’Union soviétique, elle faisait partie des huit diplomates qui se rendirent à Kiev, en 1992, pour l’ouverture de l’ambassade américaine. Depuis, elle n’a plus quitté l’Ukraine. « Mon père ne pourrait pas comprendre ce qui s’est passé, ce qui a mal tourné. Il est parti pour le pays du rêve américain et voilà que moi, j’ai fait demi-tour. » Jaresko a immédiatement compris que la transition de l’Ukraine vers une économie de marché n’allait pas se faire sans heurts. La voie criminelle constituait le style national. Pour autant, elle a identifié les possibilités existantes dans un pays qui privatisait rapidement les actifs détenus par l’État. Elle a quitté son poste diplomatique et rejoint le Western NIS Enterprise Fund, une organisation soutenue par l’Agence des États-Unis pour le développement international, qui visait à lancer de petites et moyennes entreprises ukrainiennes.

Au milieu des années 1990, l’Ukraine a souffert d’une hyperinflation de 10 000 %. Des années plus tard, elle a pris de plein fouet les répercussions de la crise financière qui frappait la Russie. En 2000, après presque une décennie de déclin, l’économie ukrainienne a montré les premiers signes d’une croissance. Puis, en 2004, la Révolution orange a eu lieu. Alors que le pays rencontrait une nouvelle période d’incertitudes, des investisseurs institutionnels internationaux ont commencé à arriver. Deux ans plus tard, Jaresko et trois associés ont créé le fonds d’investissement privé Horizon Capital. Ce fonds gérait le Western NIS Enterprise Fund et a fini par en développer deux autres. Au moment du départ de Jaresko, en décembre dernier, le fonds gérait environ 600 millions de dollars d’investissements ukrainiens. (Natalie Jaresko et son mari, Ihor Figlus, ont divorcé en 2011. Leurs deux enfants vivent avec leur mère à Kiev, tandis que leur père est retourné vivre aux États-Unis.) Selon Jaresko, le changement de régime de l’an dernier constitue un véritable tournant : la possibilité de mettre un terme à la kleptocratie qui fait loi. « Toute personne concernée par la situation en Ukraine pouvait se rendre compte qu’il s’agissait d’une chance incroyable de remettre le pays sur le droit chemin, un chemin qu’il a tardé à suivre au cours des vingt-deux dernières années. Un changement radical s’est produit au sein de la société civile et il n’était plus possible de reléguer au second plan les attentes de celle-ci », précise-t-elle.

Le FMI a promis de verser 17,5 milliards de dollars à l’Ukraine au cours des quatre prochaines années.

Dix mois plus tard, des représentants de WE Partners, une entreprise de recrutement embauchée par le nouveau gouvernement, ont rendu visite à Jaresko dans les bureaux de Horizon Capital. Ils ont discuté des candidats pour différents postes au gouvernement, puis lui ont demandé si elle serait prête à le rejoindre. Sa réponse a été immédiate : « J’ai un travail. » Elle a toutefois accepté de rencontrer Porochenko et son Premier ministre, Arseni Iatseniouk. « Ils ont largement joué la carte du patriotisme. Nous avons trouvé une vision commune sur les réformes que nous pensions nécessaires d’entreprendre, sur le climat d’affaires, sur les institutions financières internationales, sur nos relations bilatérales. J’ai été capable de soulever des fonds pour ce pays dans une période difficile. J’ai été capable de convaincre des investisseurs institutionnels qui n’avaient jamais investi ici par le passé. Nous avons réussi à les convaincre que, malgré tous les défis, l’Ukraine pouvait faire l’objet d’investissements favorables et rentables, le tout de manière transparente. Je crois que le président et le Premier ministre souhaitaient que j’apporte cette expérience. » Une semaine plus tard, Jaresko a accepté le poste de ministre des Finances. Elle avoue : « Je me demande parfois ce que mon père en penserait. »

Un défi de taille

La nomination de Jaresko a apporté de l’eau au moulin des théories conspirationnistes, notamment si l’on prend en compte les relations existantes entre Horizon Capital et l’Agence des États-Unis pour le développement international. Ces théories présentent la révolution de la place Maïdan comme un complot de l’Occident pour soustraire l’Ukraine de la sphère d’influence de la Russie. La nouvelle ministre des Finances est loin d’être la seule cible des partisans de la théorie du complot. Jaresko a en effet rejoint deux autres étrangers au sein du gouvernement ukrainien : un Lituanien de 39 ans, Aivaras Abromavicius, ministre du Développement économique et du Commerce, ainsi qu’un Géorgien, Alexander Kvitashvili, ministre de la Santé, qui a occupé le même poste au sein de son propre gouvernement. Quelles que soient leurs origines, ces ministres, de même que les nombreux Polonais, Allemands, Canadiens et autres étrangers ayant rejoint le gouvernement à des postes à hautes responsabilités et au niveau intermédiaire, partagent le même but. En outre, depuis que le président Porochenko lui a octroyé la nationalité ukrainienne nécessaire à l’exercice de ses fonctions, Jaresko n’est plus une ressortissante étrangère. « J’ai toujours été ukrainienne. Désormais, je suis une citoyenne du pays », affirme-t-elle. Si la loi lui interdit de détenir deux passeports, elle dispose encore de quelques années avant de devoir renoncer à son passeport américain. Difficile également d’imaginer qu’elle gardera ce poste aussi longtemps, si l’on considère que son salaire s’élève à 10 000 hryvnias par mois, soit 300 dollars. « Ce que je fais, je le fais pour l’Ukraine. Je n’ai aucune autre raison, mis à part la volonté de faire une différence. L’Ukraine doit s’en sortir. Nous n’avons pas le droit d’échouer », insiste-t-elle.

Un matin du mois de février, une foule modeste de journalistes et de cameramans s’étaient rassemblés dans une salle de réunion au quatrième étage de la Banque nationale d’Ukraine ; un bâtiment de style Renaissance construit en 1905, dont les décorations solides protègent les troubles intérieurs. Selon le Premier ministre Iatseniouk, l’économie de l’Ukraine a ralenti de 20 % l’an dernier, et ce largement à cause de l’intervention militaire de la Russie. Pour sa part, Jaresko a déclaré qu’au moment de sa fuite, Ianoukovitch a laissé le pays avec une dette de 40 milliards de dollars. Les réserves de change sont passées de 20,4 milliards à moins de sept milliards de dollars. Par ailleurs, si la monnaie nationale était stable avant la révolution de la place Maïdan – huit hryvnias valant un dollar –, elle a atteint sa plus basse valeur historique le 25 février, soit 32,5 hryvnias pour un dollar, lorsque la banque centrale a décidé de suspendre l’échange de la devise pendant trois jours. L’information a été communiquée alors que le pays préparait la restructuration de sa dette souveraine. Autrement dit, cela revenait à marcher sur un câble suspendu durant un séisme. Aujourd’hui, en revanche, les nouvelles sont meilleures. Assise au centre d’une table de conférence en chêne, Jaresko annonce que le FMI a promis de verser 17,5 milliards de dollars à l’Ukraine au cours des quatre prochaines années. « Cette nouvelle va redonner confiance à notre économie et va permettre à l’Ukraine d’obtenir un soutien bilatéral et multilatéral en cette période difficile », déclare-t-elle. Les États-Unis ont assuré le versement de 2 milliards de dollars en euro-obligations. L’Union européenne s’est engagée à prêter 2,2 milliards d’euros. L’Allemagne, le Japon et le Canada ont également promis de participer à hauteur de près d’un milliard de dollars chacun. Le plan d’aide du FMI, qui a nécessité un an de préparation, est essentiel à l’Ukraine. Mais ce financement ne peut entraîner un changement que s’il est intégré à un processus de réformes radicales. Lors de sa campagne pour la présidence, Porochenko s’était engagé à céder Roshen, l’usine de production de confiseries qui a fait de lui un milliardaire. Toutefois, il détient toujours la majorité de l’entreprise ainsi que des parts dans au moins dix autres sociétés.

En réalité, voici le petit secret qui se cache derrière ces prétendues réformes : les oligarques n’ont fait que gagner en influence depuis la révolution. Ils contrôlent les médias. Ils siègent en nombre au parlement. L’État, qui lutte contre la Russie et pour sa survie financière, est trop faible pour lutter contre l’organisation du pouvoir en place. Selon un sondage récent mené par une société de conseil et de marketing basée à Kiev, Research & Branding Group, 46 % des personnes interrogées ne sont pas satisfaites de la performance de Porochenko en tant que président. Mais certains signes sont plus encourageants. Début février, l’Ukraine a lancé un système électronique de remplissage des déclarations d’impôt sur les sociétés afin d’éliminer une évasion fiscale estimée à environ un milliard de dollars par an. La fraude sur la taxe à la valeur ajoutée constitue également une source importante de corruption et représente une perte de 25 % dans le budget national. Le système est donc en pleine refonte. Il est toutefois difficile de trouver quelqu’un en Ukraine dont le passé est vierge de tout soupçon. La réforme du système judiciaire n’est, jusqu’à présent, pas allée bien loin. Ni le président ni le parlement n’ont montré une volonté de renoncer à leur influence sur les tribunaux.

Voilà donc quelques exemples parmi les soixante réformes majeures qui font l’objet de discussions lors des réunions bihebdomadaires du nouveau Conseil national pour la réforme qui rassemble Porochenko, ses ministres, le directeur de la banque nationale, des dirigeants parlementaires et des membres clés de la société civile. Dmytro Shymkiv, chef adjoint de l’administration présidentielle et ancien président-directeur général de Microsoft en Ukraine, est à la tête du Conseil. La moitié de ces nouveaux employés n’avait auparavant jamais envoyé de courriel. Un sur trois n’avait jamais utilisé un ordinateur. La paperasse, qui nécessite nombre de signatures et de cachets afin de valider un accord foncier ou un permis de construire, était le mécanisme de base de la corruption. En prenant conscience de la situation, Shymkiv a aussi compris la taille de son défi. « Il y a tant de questions auxquelles, pendant vingt ans, personne n’a cherché à répondre. Nous devons construire un système durable. Le système actuel n’est pas durable. Nous avons besoin de créer quelque chose quotidiennement, quelque chose qu’on ne peut inverser », explique Shymkiv. C’est la raison pour laquelle, insiste-t-il, Porochenko, lui-même un ancien cadre, met un point d’honneur à inclure le monde des affaires de l’Ukraine. « Certains résultats vont mettre du temps à se dessiner. Mais nous avons vu à quelle vitesse les choses peuvent changer dans ce secteur. Les résultats sont notre priorité », poursuit-il.

L’Ukraine est l’un des rares pays d’Europe à ne pas posséder un réseau 3G, en raison d’un petit tour de passe-passe joué par les oligarques sous le régime de Ianoukovitch. Le gouvernement de Porochenko a récemment vendu, de manière transparente, des licences 3G à plusieurs entreprises de télécommunications, ce qui injectera un total de près de 300 millions de dollars dans les caisses de l’État. Alors que le reste des pays industrialisés prépare l’arrivée de la 5G, l’Ukraine célèbre donc la mise en place de la 3G. C’est la situation actuelle de l’Ukraine : entre idéalisme et désespoir, les réformes mises en place ont été si lentes à venir que, pour certains, elles sont perçues comme une blague. « Nous avons des maîtres de la déréglementation dans ce pays », déclare Abromavicius, ministre du Développement économique, qui siège dans un bureau décoré de sculptures et de tableaux modernes afin d’égayer cet ancien repaire communiste. L’une des sections de son ministère, le département d’État des statistiques, emploie 10 450 personnes. Ce chiffre est la preuve d’un gaspillage généralisé et constitue une cible précise. « Il y a une forte demande venant du monde des affaires pour attaquer cette situation. C’est une nouvelle génération de personnes au pouvoir. Ces gens prennent les affaires économiques au sérieux et ont besoin de trouver d’autres personnes comme eux. Il serait triste de ne pas profiter de la crise pour faire des réformes », explique Abromavicius. Son bureau prévoit une réduction de l’économie de 5,5 % cette année, et ce sans prendre en compte les actions à venir de Poutine à l’est. « Nous partons du principe que nous aboutirons bientôt à la paix. Ce conflit est malavisé. Les dirigeants de la Russie se trompent en ce qui concerne l’Ukraine en général. Ils ne comprennent pas l’Ukraine. Ce pays veut se débrouiller seul et veut prendre ses propres décisions », affirme Abromavicius.

Le bon créancier

Par une froide soirée de février, je traverse l’allée de la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, datant du XIe siècle, et me dirige vers l’hôtel Hyatt. Rassemblés au bar du huitième étage se trouvent quelques-uns des plus aventureux investisseurs d’Europe de l’Est. La raison : la onzième conférence annuelle des investisseurs, organisée par Dragon Capital, l’une des principales banques d’investissement ukrainiennes. Parmi les quelques dizaines de personnes présentes, on trouve des fonctionnaires débordés du bureau du maire ainsi qu’un homme austère représentant un groupe d’investisseurs chinois mécontents de l’incapacité de soulever de l’argent sur le marché. Malgré ces âmes tristes, l’esprit aventurier est bien présent dans la salle, notamment parmi ceux déjà habitués au charme particulier de la volatilité persistante propre au monde post-soviétique.

Genna Lozovsky, directeur de Sandglass Capital Management, un fonds basé à New York et spécialisé dans les marchés émergents et les marchés frontière, est venu identifier les possibilités associées à la restructuration de la dette ukrainienne. L’année dernière, comme de nombreux autres investisseurs, il a réduit le portefeuille de son fonds consacré à l’Ukraine. « Nous avons estimé qu’il existait de sérieux risques de perte dans les investissements en Ukraine », explique-t-il. Désormais, Lozovsky se concentre sur les exportateurs capables de générer leur propre flux de trésorerie en devises étrangères tout en tirant profit de la dévaluation de la hryvnia. Il se tourne vers les autres investisseurs présents : « Il faut être sûr de soi pour se trouver dans cette salle. Comment dit-on déjà ? Il n’y a pas de mauvais actifs, seulement des actifs mal évalués. » Comme les jeunes dirigeants et défenseurs du gouvernement ne cessent de le faire remarquer, la guerre contre la Russie se limite à moins de 10 % du territoire ukrainien. Il n’empêche que la présence des investisseurs étrangers sur le marché ne reviendra pas à la normale tant que la paix n’aura pas fait son retour dans l’ensemble du pays. « C’est ce qui différencie l’Ukraine d’un climat d’investissement difficile plus traditionnel », déclare Lozovsky. Un peu plus tard, Michael Maltzoff me tend une carte professionnelle de Petro Partners, dont l’adresse se situe à Houston. Descendant d’une lignée de Russes blancs, Maltzoff a commencé à investir en Ukraine en 1995 par l’intermédiaire du East Europe Development Fund. Vers la fin de la présidence de Ianoukovitch, le « capitalisme gangster effréné » de l’Ukraine, comme Maltzoff le décrit lui-même, l’a poussé à quitter le pays. Il a consacré ces dernières années à investir dans le schisme au Texas. Il est désormais de retour et cherche à trouver à qui se fier. Maltzoff me conseille de surveiller les banques publiques, qui, selon lui, risquent de s’effondrer d’ici peu.

« Je n’ignore pas les problèmes de ce pays. Mais je suis capable de distinguer les soucis des opportunités. » — Natalie Jaresko

« Ce dont on ne parle pas assez, c’est de la mésentente qui règne entre le président et le Premier ministre », me dit-il. Je viens d’entendre le contraire venant de sources tout aussi certaines. Qu’importe, Maltzoff continue : « Je suis confiant. D’après mon expérience, le rebond arrive plus rapidement qu’on ne le pense. Je table sur un an. Un an de restructuration et de souffrance, puis, au printemps 2016, nous verrons des signes évidents d’une reprise de la croissance économique. Je pense que l’histoire nous prouvera que nous avions besoin de ce bouleversement pour nous débarrasser de l’ancien système. » Alors que les verres circulent, il est difficile de dire si l’enthousiasme de la salle est sincère ou s’il fait partie de la technique de vente de cette course aux investissements. Si certaines institutions internationales importantes y voient la possibilité de contribuer au bien social, d’autres ont clairement un esprit de survie. Le jour suivant, je rencontre Simon Cherniavsky à l’extérieur de la salle de réunion de l’hôtel Hyatt. Citoyen américain et anglais, il était le président-directeur général de HarvEast, l’entreprise agroalimentaire détenue par Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche d’Ukraine. La société de participation financière d’Akhmetov, System Capital Management, a son siège à Donetsk, là où les combats sont les plus violents. Cherniavsky déclare qu’il a quitté HarvEast parce qu’il « étai[t] fatigué de [se] voir refuser l’accès aux postes de contrôle ». Il a récemment pris la tête de Mriya Agro Holding, un producteur de blé et de pommes de terre qui croule sous une dette de 1,3 milliard de dollars. « Nous ne savons pas encore à quoi nous attendre. Il est tout à fait possible que nous ne puissions pas renverser la situation », annonce-t-il. Et si effectivement, il n’y parvient pas, cela constituera un sérieux revers pour un secteur qui représente 25 % des exportations ukrainiennes. Cherniavsky travaille en Ukraine depuis cinq ans, mais de récents événements viennent noircir le tableau. « J’ai passé trois semaines à Washington D.C. avec ma famille pour Noël. On a trouvé que c’était très agréable », avoue-t-il. Alors que je m’installe dans la salle de réunion et que la conférence de Dragon Capital commence, je me souviens de ce que m’a dit Jaresko dans son bureau : « Je n’ignore pas les problèmes de ce pays. Mais je suis capable de distinguer les soucis des opportunités. »

Jaresko est sur scène, assise sous un lustre, observant ses anciens collègues qui constituent désormais son nouveau groupe de pression. Elle parle de manière énergique, voire enjouée. « Personne n’ignore la complexité des défis qui se présentent à nous. Mais je vous demande de sortir du gouffre. Je crois en l’avenir. » Est-ce sincère ? Ou est-ce que cela fait partie de la technique de vente familière à tous ceux présents ici ? Jaresko finit même par s’emporter et déclare que l’Ukraine prouvera qu’elle est « un bon créancier ». « Ai-je dit “bon créancier” ? » interroge-t-elle avec un sourire. Un gloussement traverse la salle. « Un bon emprunteur », corrige-t-elle. « Le jour viendra où nous serons un bon créancier. Chaque chose en son temps. »


Traduit de l’anglais par Vincente Morlet d’après l’article « The American Woman Who Stands Between Putin and Ukraine », paru dans Bloomberg Business. Couverture : Vue de Kiev par Sergey Galyonkin. Création graphique par Ulyces.