Cinquante secondes

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Une prison à la nuit tombée
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22 août 2010, il est vingt-deux heures. Le maître de l’évasion ouvre grand la fenêtre de sa cellule et balance dans la cour trois tuyaux de cuivre de près de deux mètres chacun. Il est nerveux, bien qu’il ait fait ce genre de choses une demi-douzaine de fois auparavant. Il sait qu’il ne dispose que de cinquante secondes pour traverser trois clôtures, dont une sous haute tension. Il se dit que merde, ça y est, c’est le moment. Les aiguilles tournent. Ses pieds heurtent le sol, trois mètres plus bas. Il récupère les tuyaux et les assemble rapidement, comme des Lego, pour fabriquer une échelle de fortune longue de cinq mètres. Puis il entame un sprint sur près de quatre-vingt dix mètres à travers la cour déserte, sans nulle part où se cacher. Il court comme un dératé, évitant les projecteurs, tirant derrière lui son échelle métallique. Quarante secondes. Première clôture. Le haut de l’échelle rencontre les fils barbelés enroulés au sommet. Il grimpe jusqu’en haut et s’apprête à passer par-dessus, quand – « Et merde, et merde, et merde… » – son pied reste coincé dans une boucle des barbelés. L’échelle dérape. Il regarde derrière lui, vers la prison, et aperçoit ses codétenus qui le regardent depuis leur cellule. « Je suis fichu. C’est fini. Je suis foutu… » ulyces-Alwardprison-07-1Le temps reste suspendu un instant. Depuis le sommet de la clôture, la vision de la prison lui apparaît soudain comme une hallucination, et tous ses sens entrent brutalement en éveil. Le vent, qui balaie les plaines désertiques de l’est du Colorado à plus de 65 km/h, siffle dans ses oreilles. L’odeur de la terre fraîchement retournée dans la cour lui parvient. Soudain, il s’arrache à sa sensation : Allez. Plus que trente secondes. Il libère son pied et court jusqu’à la seconde clôture – la « clôture mortelle », celle que parcourt un courant à haute tension. Mais il est prêt. Grâce à ses travaux d’entretien pour la prison, il sait que l’électricité ne peut pas vous tuer si vous êtes correctement isolé. Il sort de son pantalon des boîtes en carton et un rideau de douche repliés, et les étend au sol pour créer un tunnel portable. Il se glisse sous la clôture. Vingt secondes. Maintenant, c’est du gâteau. La dernière clôture a plus été pensée pour garder les gens normaux au dehors que pour retenir les détenus à l’intérieur. Grimper jusqu’en haut, passer par-dessus, et le voilà dehors, détalant à travers les prairies et les terres agricoles environnantes. Sans se retourner. Douglas Alward est enfin libre.

Un plan sans accroc

À ceci près qu’il ne l’est pas. Alward est aujourd’hui âgé de 52 ans. C’est un grand type au corps noueux et au crâne rasé. Il porte une barbiche grise et vous observe de ses yeux bleu vif derrière des lunettes à monture métallique. Ce prisonnier s’est déjà évadé sept fois, mais il n’est jamais allé bien loin.

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Douglas Alward

Il remue sur son siège derrière la vitre du parloir de la Sterling Correctional Facility, la prison de haute sécurité dont il s’est échappé une fois auparavant, avec une telle facilité qu’on aurait dit que les gardes n’avaient pas levé le petit doigt. Kellie Wasko, directeur exécutif adjoint du Département de l’administration pénitentiaire du Colorado, s’en souvient encore : « Il avait fait sa foutue échelle et se couchait tous les soirs en regardant le plafond. Il devait se dire : “Bande d’idiots, l’échelle est juste au-dessus de ma tête.” » Mais il a été cloîtré en cellule d’isolement après qu’une bande de policiers lourdement armés l’a encerclé, trois jours après sa dernière escapade. Quatre ans plus tard, confiné entre des murs de ciment austères, sous la lueur blafarde des lampes au néon, il se demande encore ce qui a bien pu aller de travers. Le problème quand on s’évade de prison, c’est que déjouer les gardes, rassembler et planquer le matériel de contrebande nécessaire, passer au travers des barbelés acérés et courir à en perdre haleine dans la nuit noire… n’est que la première étape. La grande majorité des évasions de prison se soldent par la capture de l’évadé, probablement car ceux qui désirent à tout prix recouvrer leur liberté dépensent toute leur énergie dans la conception d’un plan pour s’échapper. La partie « rester libre » est souvent laissée au hasard. Mais si vous n’avez pas préparé en amont la logistique nécessaire à une vie de fugitif – un véhicule à l’extérieur, du liquide, une nouvelle identité, une équipe prête à vous faire passer illégalement la frontière –, où allez-vous finir ? Vous finirez en prison. « Ce n’est pas comme si je n’avais pas de plan », insiste Alward. En réalité, il en avait un des plus ingénieux qu’il avait passé deux ans à concevoir.

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Tout a commencé avec un job. L’un des avantages surprenants d’un travail d’entretien en prison est qu’il vous apprend de quels éléments vous avez besoin pour vous échapper et de quelle manière les obtenir. Il vous donne accès à des choses dont la majorité des détenus ne disposent pas : des outils. Des serrures. Vous n’avez qu’à trafiquer le système d’alerte pour couvrir vos méfaits. Ce boulot vous permet même de recevoir une éducation, et ainsi de tout savoir sur les arcanes complexes de l’électricité – connaissances qui peuvent ensuite être utilisées pour déjouer une clôture mortelle.

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Vue satellite de la prison de Sterling
Autour s’étendent les terres arides du Colorado
Crédits : Google

Travailler à la maintenance signifie également qu’on vous charge de tâches telles que changer des pièces du système de refroidissement. L’occasion rêvée de détourner et cacher dix mètres de tuyaux de cuivre. Ce boulot vous amène également à riveter les fenêtres de toutes les cellules. (Exceptée la vôtre, bien entendu. Celle-là, vous la sabotez.) Au fil du temps, vous collectez une foule d’objets ne demandant qu’à être transformés en instruments d’évasion. Vous savez où les planquer : à l’intérieur des panneaux muraux du couloir, au-dessus des plaques du plafond de votre cellule – dont vous crochetez les serrures avant de les réparer. Personne ne soupçonnera jamais rien. La nuit de l’évasion, vous attachez le tout sous votre matelas et vous attendez patiemment que la routine se déroule, tout comme vous l’étudiez depuis des mois : les gardiens, leurs habitudes, les changements d’équipe. Après tout ce temps, vous connaissez précisément chaque mouvement des véhicules de surveillance qui parcourent le périmètre. De leur patrouille autour de la prison jusqu’au moment exact où ils sont retenus entre deux portails pour les contrôles – merci aux documents bureaucratiques –, laissant l’extérieur de la prison sans surveillance ou presque pour un instant seulement. Une fois ces procédures bien comprises, il vous faut simplement calculer le temps que vous prendra de parcourir la distance entre votre cellule et la liberté qui s’étend au-delà. Après tous ces mois d’observation intense, vous en déduisez le nombre magique : cinquante secondes. Et puis tout se passe merveilleusement bien. Pour un instant seulement.

Tête brûlée

La vie d’Alward n’aura été qu’une succession d’arrestations et de libérations… et de nouvelles  arrestations. Un jour, il s’est emparé d’un bus dans le garage du pénitencier de Buena Vista, l’a démarré et a défoncé les portes avec. Il a ensuite abandonné le véhicule et a plongé dans l’Arkansas River, toute proche. Il a fallu moins d’une heure aux policiers pour lui mettre la main dessus : il était dissimulé dans une chambre à air, en aval de la rivière. Une autre fois, il s’est déshabillé dans sa cellule de Floride à deux heures du matin et s’est enduit le corps de shampoing. Il s’est alors glissé dehors à travers une fente créée par deux plateaux alimentaires placés entre les barreaux de fer. Puis il a poursuivi nonchalamment son chemin à pieds. Ses poursuivants l’ont trouvé arpentant les rues dans une combinaison imprégnée de shampoing, avant qu’il ne puisse atteindre la ville voisine.

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La rivière dans laquelle a été repêché Alward
Crédits : LeeAnne Adams

Sans compter la fois où il a été envoyé à l’hôpital de Denver pour une sévère infection au pied. Il avait aggravé sa propre blessure pour être sûr qu’il nécessiterait des soins médicaux, espérant qu’un hôpital civil lui offrirait un moyen de s’enfuir. Il a trouvé le moyen d’utiliser son lit mécanique pour briser ses menottes et a évité d’être capturé pendant plusieurs semaines. C’était probablement sa plus belle chance de disparaître pour de bon. Jusqu’à ce qu’il ne devienne insolent et décide d’envoyer une carte postale de la Nouvelle-Orléans à son dernier juge de peine, « ce trou du cul de juge Eakes ». Il a continué sa route vers la Floride, s’est montré négligent et a appelé son père – lequel a contacté les autorités. Après sept évasions en quarante ans d’incarcération, Alward a prolongé à perpétuité ce qui devait être à la base une peine de dix ans pour tentative d’homicide à 17 ans. À tel point que la seule façon pour lui de revoir un jour le monde extérieur est de planifier sa prochaine évasion. Comme il le dit lui-même, qu’a-t-il à perdre à présent ?

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Douglas Alward se sentait emprisonné bien avant d’avoir vu l’intérieur d’une cellule. Les coups ont commencé avant qu’il ait 9 ans. Il ne se souvient pas exactement de quand cela a commencé, tout ce qu’il sait, c’est qu’ils n’avaient aucun sens. Il a volé un jour une chambre à air de vélo dans un magasin, et son père, croyant peut-être l’éduquer ainsi, l’a laissé couvert d’écorchures et de bleus. Alward se souvient également que quelques semaines plus tard, son paternel a volé un paquet de feux stop – sous prétexte qu’ils étaient « trop chers ». De temps à autre, son père le frappait sans raison aucune. Alward a commencé à être agité à l’école, et il a passé la majeure partie de son CE2 derrière un bureau exilé dans le couloir. C’est durant cette période que sa mère s’est suicidée. Sa sœur fera la même chose. ulyces-Alwardprison-06-2Alward a trouvé un échappatoire lorsqu’il a eu 12 ans, en commençant à fumer de la marijuana et en s’enfuyant de chez lui à bicyclette. Il a commencé à voler de l’argent dans les maisons des gens, en s’assurant généralement d’avoir cassé quelque chose au passage. À 13 ans, il a essayé de mettre le feu à son collège en fabriquant une bombe incendiaire. Il a par la suite été envoyé dans ce qu’il surnomme « la maison de fous », une clinique pour malades mentaux. Quelques temps après qu’il en soit sorti, il a volé une voiture et a fini par se perdre au milieu de nulle part, dans un paysage désolé du Missouri en proie au blizzard. Les docteurs ont dû lui amputer les cinq orteils ainsi qu’un morceau de son pied gauche à cause d’une engelure. Puis à 15 ans, Alward a planté la voiture de son père et a été envoyé dans une autre institution psychiatrique. C’était en juin, et quand sa belle-mère lui a envoyé son manteau d’hiver, il a compris qu’ils comptaient le cloîtrer là-bas un moment. « Pas moyen que ça m’arrive », a-t-il pensé. Il s’est alors enfui dans l’Oregon avec sa petite amie, où ils vivaient dans un parc  d’attractions abandonné nommé Pixieland avec un groupe de hippies. Il a ensuite enchaîné les braquages le long l’autoroute 101 – jusqu’à ce que les policiers l’attendent au tournant. Mais les choses ont encore empiré. Un matin, alors qu’Alward avait 17 ans, il a pénétré dans une maison armé d’un couteau. Les propriétaires se sont réveillés et ont trouvé l’adolescent pillant leurs effets personnels. Ils lui ont tiré dans la poitrine, il les a poignardés tous les deux. Il y avait du sang partout. « Un champ de bataille », raconte Alward aujourd’hui. « C’est un miracle que tout le monde en soit sorti vivant. » Ce crime lui a valu d’être condamné à dix ans de prison minimum, une éternité pour le jeune Alward. S’il s’en était tenu là, il aurait été relâché il y a de cela vingt-cinq ans.

Le prisonnier

Au lieu de cela, à 52 ans, il devient peu à peu le vieux prisonnier qu’il a toujours eu peur de devenir. Toujours enfermé dans la même cellule, de la même façon qu’il s’est toujours senti enfermé, condamné à chercher perpétuellement un moyen de s’enfuir. Un claustrophobe dans une pièce qui rétrécit à chacun de ses gestes. Les lumières du parloir illuminent le regard bleu d’Alward, une mélange instable de patience et de rage, d’amabilité et d’humour, d’espièglerie et de duperie. Pour illustrer la taille de la boîte dans laquelle il vit à présent, et dans laquelle il finira probablement ses jours, il étend ses bras de toute son envergure. Dans sa cellule, c’est impossible. C’est la raison pour laquelle il continuera à faire ce qu’il a toujours fait. Il se fait vieux, peut-être même que bientôt il sera devenu « trop vieux pour ces conneries », mais pas encore. Il songe ardemment aux faiblesses de la prison de Sterling : « Je ne serai pas confiné au mitard éternellement, vous savez. »

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« Le Département de l’administration pénitentiaire, et tout
spécialement leurs employés de Sterling, peut aller se faire foutre. »
Crédits : KUZA-TV

« Les barbelés au sommet des clôtures ne font pas si mal que ça », explique Alward alors que d’autres pensées lui traversent l’esprit – comme la façon dont on peut déjouer la clôture mortelle et ce qu’il fera différemment la prochaine fois – avec une telle intensité qu’on peut presque les lire sur son visage. « Je suis un prisonnier. C’est mon boulot d’essayer de me sortir de là », conclue-t-il en riant. « Et c’est leur boulot d’essayer de me retenir à l’intérieur. Je ne comprends pas pourquoi tout le monde fait tant de bruit à ce propos. »


Traduit de l’anglais par Salomé Vincendon d’après l’article « Anywhere But Here », paru dans 5280. Couverture : Le ciel du Colorado. Création graphique par Ulyces.