Au début du XVe sicle, trois chevaliers espagnols, Osso, Mastrosso et Carcagnosso, sont condamnés à trente ans d’emprisonnement sur l’île de Favignana pour avoir vengé dans le sang l’honneur de leur sœur violée. Une longue période de ressentiment et de réflexion durant laquelle ils jurent de ne plus jamais être humiliés de la sorte, avant de reprendre le large chacun de leur côté. Osso met le cap sur la Sicile toute proche et fonde la Casa nostra ; Mastrosso accoste Naples et fonde la Camorra ; Carcagnosso se rend en Calabre et fonde la ‘Ndrangheta.

Le sigle de la ‘Ndrangheta

Voilà du moins ce que dit la légende. Dans la réalité, les mafias italiennes sont des organisations bien plus récentes, et leurs origines bien moins romanesques. La formation de la ‘Ndrangheta, qui s’est imposée comme la plus redoutable de ces organisations ces dernières années, remonte la fin du XIXe sicle. Des bandes d’anciens détenus connus sous le nom de picciotti ont alors pris le contrôle de l’économie calabraise force de vols, d’intimidations, d’expropriations et d’extorsions. Puis ils ont commencé s’acheter les faveurs de policiers et des fonctionnaires. Pour finalement infiltrer l’état, tout en truquant des élections et en détournant des fonds. Tous ceux qui osaient se dresser sur leur chemin taient battus, voire tus.

Aujourd’hui, la mafia calabraise règne sur le marché de la drogue européen, notamment celui de la cocaïne. Mais elle fait des affaires dans bien d’autres domaines : restauration, chantiers de construction, gestion des déchets, des égouts et de la voirie… Les gains des activités illicites, telles que les enlèvements d’industriels et d’enfants de bonnes familles des années 1960 et 1970, ont t scrupuleusement réinvestis. Selon l’institut Demoskopika, en 2013, le chiffre d’affaires de la ‘Ndrangheta a dépassé 50 milliards d’euros – soit près de 2,5% du PIB italien.

Et la violence est toujours d’actualité. La ‘Ndrangheta est une organisation particulièrement cruelle envers ses membres féminins. Souvent mariées de force par leurs pères, elles sont ensuite couramment battues par leurs époux, et privées de liberté. « Les femmes ne peuvent pas sortir de leur village sans être accompagnes par un homme ni parler des inconnus », raconte par exemple la réalisatrice Anne Véron. « Un coup de pistolet dans la tête tiré par leur frère et un trou creusé dans le sol sont la punition des femmes adultères de la famille », peut-on lire dans son livre Des femmes dans la mafia. Car « dans la culture mafieuse, la famille est capitale et un homme dont la femme, la sœur ou la belle-sœur a été infidèle est considéré comme un faible. »

Les femmes ont néanmoins un rôle substantiel dans la ‘Ndrangheta. Ce sont elles qui sont chargées d’élever les enfants dans le respect de l’omerta et la haine de l’étranger. « Ce sont les femmes qui transmettent la culture du clan », insiste Anne Véron. Mais ce n’est pas tout. Certaines femmes jouent les messagères entre les fugitifs et les prisonniers. D’autres tiennent les comptes. D’autres encore blanchissent de l’argent. Elles ont donc accès à des informations des plus précieuses pour la justice italienne. Cela n’a pas échappé à la procureure Alessandra Cerreti, qui mise sur la rébellion des femmes de la ‘Ndrangheta pour en venir à bout.

Alessandra Cerreti
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La procureure

Alessandra Cerreti a grandi en Sicile, l’ombre de la Cosa nostra. Peu de temps après sa naissance, Messine le 29 avril 1968, le réalisateur Francis Ford Coppola débarque dans la ville voisine de Savoca pour tourner des scènes du Parrain, qui rendra mythique la mafia sicilienne. Mais Alessandra Cerreti a toujours détesté le voile de glamour que le cinéma a jeté sur les mafias italiennes, elle n’a jamais été dupe. À l’école primaire, lorsque son enseignant lui a demandé de lui rendre une rédaction sur ce qu’elle voulait faire plus tard, elle a écrit qu’elle voulait devenir procureure pour mettre les mafieux derrière les barreaux. Et c’est exactement ce qu’elle fait aujourd’hui. Aux dépends de sa vie personnelle, car la lutte contre le crime organisé exige autant de sacrifices qu’elle fait courir de dangers.

Alessandra Cerreti est familière de la solitude, du travail acharné, des voitures blindées et des portes en acier. Elle est entre dans la magistrature en 1997. De 1999 2009, elle siège à Milan, où elle se mesure à la mafia de son enfance, l’évasion fiscale et au terrorisme islamique. Puis, en janvier 2010, elle est transfère, sa demande, Reggio de Calabre. Elle découvre une terre ensoleillée où les montagnes laissent place aux forts de cèdres et de chênes, aux vignes, aux pâturages et aux champs de citronniers. Certains de ses habitants parlent encore le grecanico, dialecte grec transmis aux Calabrais au XIe sicle. Mais si les journaux ont rebaptisé la région Grèce de l’Italie, c’est cause de son taux de chômage, qui figure parmi les plus hauts d’Europe. « C’est une région très isolée, plus isolée encore que la Sicile », renchérit Anne Véron.

En étudiant les mœurs et coutumes de sa nouvelle ennemie, la ‘Ndrangheta, Alessandra Cerreti se convainc rapidement qu’elle peut persuader des femmes de trahir leurs familles et de coopérer avec la justice. Selon la procureure, la ‘Ndrangheta « a su conjuguer ses rites et traditions avec la modernité, mais elle ne peut pas empêcher ses femmes de regarder la télévision ou de se connecter Internet », et les rebelles, bien que rares, peuvent créer « un effet d’émulation ». Ces dernières veulent « changer le destin de leurs enfants », c’est-à-dire « rompre avec la prédestination de la ‘Ndrangheta où les garçons sont préparés pour devenir des tueurs, manipulant des couteaux ds 12 ou 13 ans, et où les filles sont élevées comme un patrimoine du clan mafieux. »

Comme le souligne Alessandra Cerreti, « il est difficile d’arrêter une mère qui agit pour le bien de ses enfants. » C’est « un transfuge particulièrement dangereux pour la ‘Ndrangheta ». Qui risque de le payer de sa propre vie, la procureure ne le sait que trop bien. En effet, lorsqu’elle arrive Reggio de Calabre, une certaine Lea Garofalo vient de disparaître en laissant sa fille derrière elle, et tous les regards sont tournés vers son époux, le mafieux Carlo Cosco. Lui vient de sortir de la prison où elle l’a envoyé en collaborant avec la justice, et si ses hommes l’ont poursuivie de son courroux pendant des années, il a dit vouloir se réconcilier avec elle et elle est vraisemblablement tombée dans un piège. Une tragédie qui explique certainement pourquoi les collgues d’Alessandra Cerreti doutent d’abord de pouvoir faire parler ne serait-ce qu’une seule femme de la‘Ndrangheta. Ils ont tort.

Lea Garofalo
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Giuseppina et Concetta

La ville de Rosarno se trouve 40 kilomètres au nord de Reggio de Calabre. Dans les années 1980, elle se divise encore entre deux clans rivaux de la ‘Ndrangheta, les Pesce et les Bellocco. Giuseppina Pesce, comme son nom l’indique, appartient au premier, tandis que Maria Concetta Cacciola appartient au second. Mais les deux petites filles se lient d’amitié, et leurs destins se ressemblent. Adolescentes, elles épousent des mafieux qui les battent régulirement, Rocco Palaia et Salvatore Figliuzzi, et donnent naissance trois enfants. Lorsque leurs maris finissent par être emprisonnés, elles sont confinées dans leurs foyers par des familles jalouses de leur « honneur ». Giuseppina, cependant, trouve le moyen d’échapper l’ennui des tâches domestiques en s’investissant dans les activités de son clan.

Giuseppina Pesce

Àson tour, elle joue les messagères. Blanchit de l’argent. Et goûte aux joies des mafieux. « J’ai vécu dans cette famille et j’ai respiré cet air de supériorité, de pouvoir et de privilèges », dira-t-elle. « Cet air » se tarit lorsque Giuseppina tombe amoureuse d’un homme appelé Domenico Costantino, et s’attire les soupçons de son cousin. Ses jours semblent désormais comptés. Mais, le 28 avril 2010, elle est arrêtée dans le cadre d’une vaste opération de police, et incarcérée. Incapable d’imaginer la vie sans ses enfants, Giuseppina suffoque. Elle fait deux tentatives de suicide. Puis demande parler un magistrat. Le 14 octobre 2010, elle s’assoit en face d’Alessandra Cerreti et commence parler.

Au fil du temps, un lien se tisse entre les deux femmes. Et les informations s’accumulent. « Giusy nous a d’abord dessiné l’organigramme du clan, avec le rôle de chacun de ses membres », se souvient la procureure dans le livre d’Anne Véron. « Elle a ensuite reconstruit toutes les activités criminelles et nous a indiqué un par un tous leurs biens, tous ceux que le clan utilisait pour blanchir l’argent sale.

Maria Concetta Cacciola

En change de ces informations, la jeune femme sort de prison – sous protection policière. Elle et ses enfants sont mis en sécurité « quelque part au sud de Rome ». Mais son témoignage n’a pas de valeur si elle ne le signe pas avant le 11 avril 2011. La veille de cette date fatidique, elle refuse catégoriquement de le faire, en larmes. Puis elle rédige une lettre affirmant qu’elle a accablé son clan parce qu’elle était « gravement malade. »

Pendant ce temps, Rosarno, la situation de son amie Concetta se dégrade. Elle a entamé une liaison avec un homme sur Facebook et sa famille, avertie par des lettres anonymes, ne lui laisse pas un instant de répit. Jusqu’au mercredi 11 mai 2011. Ce jour-là, Concetta se rend seule au poste de police et demande parler un officier en privé. Peu de temps après, elle quitte son foyer au beau milieu de la nuit pour être à son tour place sous protection policière et collaborer avec la justice. Sur le tableau de bord de la voiture familiale, elle laisse ces quelques mots lourds de sens : « Je vais chez mon amie Giusy ». Mais Giusy n’y est plus pour longtemps. En effet, le 10 juin 2011, elle quitte sa cachette en compagnie de sa fille aînée.

Lea Garofalo

Fort heureusement, Giuseppina se rend aussitôt la police, et elle est de nouveau incarcérée. Concetta, en revanche, n’aura pas le temps de faire marche arrire lorsqu’elle décidera de renoncer la protection de la police parce qu’elle souffre trop d’être séparée de ses enfants. Le 20 août 2011, son corps sans vie est découvert sur le carrelage de sa salle de bain, une bouteille d’acide vide à ses côtés. Sa famille prétend qu’il s’agit d’un suicide et fait parvenir un enregistrement aux magistrats. On y entend Concetta déclarer qu’elle leur a menti : « J’avais des problèmes avec ma famille et j’ai voulu me venger d’eux. » Mais Giuseppina ne se laisse pas impressionner. Deux jours après la mort de son amie, elle rédige une nouvelle lettre.

« Je pense que vous connaissez déjà mon histoire, mais ici je voudrais reprendre depuis le début », écrit-elle. « Après 6 mois d’emprisonnement, le 14 octobre 2010, j’ai exprimé mon désir de poursuivre sur cette voie [Alessandra Cerreti], poussée par mon amour de mère et mon désir de mener une vie meilleure, loin de l’environnement dans lequel je suis née et j’ai vécu… J’espère qu’il est encore temps », poursuit-elle. « Votre Honneur, je voudrais vous dire que je ne suis pas folle, comme ils l’ont dit. Je n’ai jamais menti. J’ai seulement eu un moment de confusion. » Tout au long du procès qui s’ouvre en mai 2012 et se termine en mars 2017, Giuseppina accable son clan. Son oncle est condamné à 28 ans d’emprisonnement, son père à 20 ans, son mari à 19 ans, sa mère à 13 ans, sa grand-mère à un an et 8 mois.

Alessandra Ceretti fait saisir des biens d’un montant de 260 millions d’euros. Elle et Giuseppina Pesce deviennent de véritables icônes de la lutte contre la mafia en Italie. MaisMaria Concetta Cacciola n’est pas oubliée. Ni LeaGarofalo. En 2014, l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, leurs visages s’affichent en une du journal calabrais Il Quotidiano della Calabria. Cette anne-l, Carlo Cosco est enfin jugé pour l’assassinat de sa femme, et condamné à la prison à vie. L’année suivante, le ralisateur Marco Tullio Giordana tire un film de l’histoire de Lea Garofalo. Selon lui, « l’exemple de Lea est intéressant au-delà du contexte mafieux et de l’Italie. Derrire son cas, il y a la dnonciation des violences faites aux femmes.Ces violences sont la raction primitive de certains hommes qui prouvent le sentiment de perdre quelque chose qu’ils possdent, et non qu’ils aiment. »

Giuseppina Pesce est la preuve vivante qu’il existe une alternative pour les femmes de la mafia.

« C’est le Mal que j’ai vu » , dit Giuseppina Pesce dans son témoignage. « Le Mal dans le sens où cette chaîne ne se brise pas– cette volonté de continuer commettre des crimes. C’est pour cette raison que les femmes vont toujours tomber sur des prisonniers et que nous sommes maintenant nous-mêmes des prisonnières. » Elle et ses enfants vivent toujours sous le régime de protection des témoins. Pour Anne Véron, « elle est la preuve vivante qu’il existe une alternative pour les femmes de la mafia, qu’elles peuvent casser ce système de la violence. Mais toutes les femmes de la mafia ne le souhaitent pas, toutes les femmes de la mafia ne sont pas des victimes », précise la réalisatrice. « Certaines femmes de la mafia aiment le pouvoir et la violence tout autant que les hommes de la mafia, voire davantage. Il est arrivé que des mafieux acceptent de collaborer avec la justice et que leurs épouses refusent de faire de même. »


Couverture : La Pieuvre s’tend sur les ctes calabraises. (DR/Ulyces)