Kim Jong-hyun

Le 18 décembre dernier, Kim Jong-hyun s’est donné la mort à l’âge de 27 ans dans une chambre d’hôtel de Séoul, en faisant brûler une briquette de charbon sur une poêle à frire. Quelques années auparavant, il était devenu une star de la musique pop sud-coréenne, la K-pop, avec le groupe SHINee. Il comptait des millions de fans. Tous ses albums ont cartonné, certains arrivant même en tête de la section World Albums du classement Billboard, le magazine de référence de l’industrie musicale. Kim Jong-hyun était perçu comme un exemple pour la jeunesse, avec ses talents de chanteur et de danseur, son absence de frasques amoureuses et de problèmes de drogues ou d’alcool. Et pourtant, il était « brisé de l’intérieur ».

Kim Jong-hyun sur scène
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« La dépression qui me ronge doucement m’a finalement englouti tout entier », dit-il dans un message d’adieu posté sur Instagram par son amie Nain9, également musicienne. « J’étais si seul », poursuit-il. « Dîtes-moi s’il vous plaît que j’ai fait du bon boulot », implore-t-il avant de conclure : « Tu as travaillé dur. Tu as vraiment souffert. Adieu. » De fait, les artistes de la K-pop sont soumis à un entraînement épuisant. Et ce dans un environnement extrêmement compétitif : les jeunes Sud-Coréens sont des milliers à se lancer dans la musique depuis le succès mondial du chanteur Psy avec le titre « Gangnam Style » en 2012.

Les agents des stars de la K-pop édictent toutes leurs lignes de conduite, de leur régime alimentaire à leurs relations sentimentales en passant par l’utilisation de leur téléphone. Car elles sont peu à peu devenues les visages de la Corée du Sud, leur musique nourrissant ce qu’on appelle la « vague coréenne » ou encore « Hallyu », qui répand dans le monde les produits high-tech et cosmétiques de ce pays de 50 millions d’habitants. Elles jouent même parfois un véritable rôle d’ambassadeurs politiques. Le président sud-coréen Moon Jae-in a par exemple emmené plusieurs vedettes de la K-pop en Chine lors de sa dernière visite, afin d’apaiser les tensions qui subsistent entre Séoul et Pékin.

Aussi la vague de tristesse suscitée par l’annonce de la mort de Kim Jong-hyun a-t-elle largement dépassé les frontières de la Corée du Sud. Quelques heures après seulement, c’était le sujet de conversation numéro un du réseau social chinois Weibo, avec plus de 140 millions de vues. « Je n’arrive pas à croire que tu es parti », écrivait alors un internaute. « J’espère que tu seras en paix au paradis et une personne ordinaire dans ta prochaine vie, avec un sourire heureux sur le visage. » Mais une vie « ordinaire » ne garantit pas de « sourire heureux sur le visage », en Corée du Sud peut-être encore moins qu’ailleurs.

Car comme le souligne Philippe Li, avocat à Séoul et ancien président de la Chambre de commerce franco-coréenne, « aucune profession ni catégorie d’âge n’est épargnée » par le suicide en Corée du Sud. « C’est un pays où l’on vit continuellement sous pression depuis très longtemps. Dans sa vie professionnelle et personnelle. La réussite accélérée de la Corée, c’est aussi ça. C’est vrai que cela provoque beaucoup de dysfonctionnements et des cas malheureusement tragiques, mais c’est connu et les Coréens l’appréhendent complètement. C’est essentiellement perçu comme des coups du sort, comme un train qui déraille en quelque sorte. »

Hara-kiri

La Corée du Sud affiche un taux de suicide parmi les plus élevés du monde – 25,6 suicides pour 100 000 habitants selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), contre une moyenne mondiale de 12,1 pour 100 000. La Corée du Sud est par ailleurs le seul membre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui a vu ce taux augmenter depuis les années 1990. Lorsque le roman La Mort à demi-mots, qui raconte l’histoire d’un homme payé par ses clients pour les aider à se tuer, a été publié, en 1996, son auteur, l’écrivain sud-coréen Kim Yeong-ha, n’avait aucune raison de penser que le suicide deviendrait « un tel fléau » dans son pays.

Mais l’année suivante, un krach économique a mis des milliers de personnes au chômage, tout en installant durablement en Corée du Sud la crainte d’un nouvel épisode de ce type. Et de nombreuses études montrent une corrélation entre stress économique et bien-être physique et émotionnel. L’une d’elles, publiée dans le Journal of Royal Society of Medicine en 2013, montre en outre que même les personnes qui conservent leur emploi ne sont pas « immunisées » contre les effets d’une crise économique : stress chronique, anxiété, dépression, addictions et suicide, qui apparaît selon les chercheurs « comme un mécanisme d’adaptation plus commun dans les cultures asiatiques, lesquelles soutiennent le concept de “sauver la face” au lieu de continuer à vivre avec peu d’estime de soi, une mentalité rappelant la culture du hara-kiri ».

Reste que les autres pays asiatiques ne sont pas tous confrontés à des taux de suicide aussi élevés que la Corée du Sud. La « culture du hara-kiri » n’est donc certainement pas seule responsable. « Trop de Sud-Coréens ont une vision dépassée de la maladie psychologique », déplore pour sa part Kim Yeong-ha. « Et il n’est pas facile d’obtenir un traitement contre la dépression en Corée du Sud, où il existe encore une forte résistance de la société à la psychothérapie »ajoute l’écrivain. « Kim Eo-su, professeur de psychiatrie à l’hôpital de Yonsei Severance, m’a confié qu’ “un patient souffrant de dépression sur trois arrête à la moitié du traitement. L’un des plus gros problèmes est que de nombreux patients pensent qu’ils peuvent surmonter la dépression par eux-mêmes, grâce à la religion ou au sport.” »

Or, d’après le ministère sud-coréen de la Santé et de l’aide sociale, 90 % des 13 000 personnes qui se sont donné la mort dans le pays en 2016 souffraient d’une maladie psychiatrique. Seules 15 % d’entre elles suivaient un traitement. « Beaucoup de personnes nécessitant un traitement psychiatrique craignent que les médecins ne tiennent des dossiers », signale Kim Yeong-ha. « Il y a eu récemment une rumeur parmi les femmes mariées selon laquelle avoir des antécédents de traitement ou de médication pour la dépression pouvait signifier la perte de la garde de vos enfants si votre mari devait intenter une action en divorce. »

Le pont de la vie

Face à ce type de réticences, le gouvernement a décidé d’inclure le dépistage de la dépression dans le bilan de santé annuel obligatoire pour tous les Sud-Coréens âgés de 40 à 70 ans. C’est du moins ce qu’il a annoncé en conseil des ministres le 23 janvier dernier parmi d’autres mesures, dans le cadre d’un « plan d’action quinquennal » de lutte contre le suicide. Il prévoit notamment de passer au crible les causes des 70 000 cas des cinq dernières années. Les informations ainsi recueillies alimenteront un nouveau système de surveillance des suicides, mais le gouvernement est d’ores et déjà certain que 90 % des personnes envoient des signaux d’avertissement avant de passer à l’acte et que les suicides peuvent donc en partie être évités par la sensibilisation de la population.

Les larmes des jeunes Coréens seront-elles le point de départ d’une rébellion ?

Séoul prévoit également de criminaliser les « pactes de suicide », de décourager la diffusion de programmes télévisés valorisant le suicide, et de rendre obligatoire la sensibilisation au suicide pour tous les soldats. Son objectif affiché est de faire passer le taux de suicide de la Corée du Sud de 26,6 suicides pour 100 000 habitants à 17 pour 100 000. Mais ses dernières campagnes de lutte contre le suicide se sont avérées inefficaces. Voire même contre-productives.

« Le pont Mapo, qui traverse le fleuve Han à Séoul, a vu tant de gens se jeter à l’eau qu’il a été rebaptisé “pont du suicide” », raconte Kim Yeong-ha. « En 2012, le gouvernement de Séoul et l’assureur Samsung Life Insurance ont lancé un projet conjoint pour transformer le “pont du suicide” en “pont de la vie”. Une entreprise de publicité a invité le public à suggérer des salutations à placer sur des panneaux lumineux au-dessus des garde-fous du pont. Les panneaux s’illuminaient au fur et à mesure que les gens s’approchaient des grilles, saluant les piétons avec des phrases comme “Je sais que c’est difficile pour vous ”et “Comment allez-vous aujourd’hui ?” Un an plus tard, le taux de suicide du pont Mapo était six fois plus élevé. Au lieu de dissuader les gens de se tuer, la campagne du “pont de la vie” les y a encouragés. »

Et que vaut une campagne de prévention sans profonde remise en cause de la société ? Pour Philippe Li, s’il n’y en a pas en Corée du Sud, c’est « parce que le système, finalement, est rodé ». « Beaucoup de gens savent que ce n’est pas le plus épanouissant ni le plus exemplaire. Mais c’est un modèle qui a fait ses preuves et fonctionne dans cette société très confucianiste qui prône un certain nombre de valeurs primordiales, dont une valeur clé : le travail. En revanche, on observe un mouvement sociétal, une aspiration à vivre différemment, mieux. Avec un peu plus de temps libre et d’initiative personnelle. Les jeunes n’ont plus les mêmes réflexes et ne vivent plus de la même manière que les anciennes générations. »

Le sourire de l’actrice Choi Jin-sil

Ce sont les jeunes, justement, qui ont le plus pleuré la mort de Kim Jong-hyun. Est-ce que leurs larmes seront le point de départ d’une véritable rébellion ? Rien n’est moins sûr, d’autant que le chanteur de SHINee n’est pas la première star sud-coréenne à se donner la mort. « On a vu des cas se répéter depuis une quinzaine d’années. Il y a eu plusieurs artistes, pas seulement des chanteurs. Davantage qu’avant. Et un cas reste emblématique : la mort de l’actrice qui était quasiment la plus en vue à l’époque, Choi Jin-sil (…) trois semaines après le suicide d’un autre acteur. Cela avait crée un raz-de-marée émotionnel et médiatique. » Mais pas de remise en cause du modèle promu par la société sud-coréenne.


Couverture : Le pont de la vie, à Séoul. (DR)