« Il est essentiel que vous compreniez que le cerveau humain a soudainement doublé il y a 200 000 ans. D’un point de vue évolutionniste, c’est une expansion extraordinaire. Et il n’existe aucune explication à cette soudaine augmentation du cerveau humain. » C’est en ces termes que le mycologue américain Paul Stamets a ressuscité l’hypothèse dite du singe enivré – the Stoned Ape Hypothesis en anglais – lors de la conférence Psychedelic Science 2017 en avril dernier, à Oakland, en Californie. Peu connue, surtout en Europe, cette hypothèse attribue l’émergence de la conscience humaine aux champignons hallucinogènes…

La VR était à l’honneur à la conférence cette année
Crédits : Psychedelic Science 2017

Le détonateur de l’âme

Terence McKenna

L’hypothèse du singe enivré a été défendue pour la première fois par Terence McKenna, écrivain américain décédé des suites d’une tumeur au cerveau à l’âge de 53 ans en 2000, connu pour ses nombreuses spéculations, son engagement écologiste, son goût prononcé pour les drogues psychédéliques et sa grande érudition. Dans son livre Food Of The Gods: The Search for the Original Tree of Knowledge, paru aux États-Unis en 1992, il soutient en effet que le passage de l’Homo erectus à l’Homo sapiens, c’est-à-dire la naissance de l’être humain tel que nous le connaissons aujourd’hui, est lié à l’introduction de champignons contenant de la psilocybine, un principe actif hallucinogène, dans l’alimentation de nos ancêtres. Selon lui, cet événement est lui-même lié au recul des forêts nord-africaines qui a laissé place aux prairies à la fin de la dernière ère glaciaire. Une partie de nos ancêtres a alors abandonné l’abri des arbres pour vivre à découvert et suivre les troupeaux de bovins sauvages dans leurs déplacements. « Ces animaux sont devenus une source majeure de subsistance potentielle », écrit Terence McKenna. « Nos ancêtres ont également rencontré le fumier de ces mêmes bovins sauvages, et les champignons qui y poussent. » L’écrivain avance que ces champignons ont augmenté l’acuité visuelle des hominidés, ce qui leur a donné un avantage certain sur leurs proies, leur permettant ainsi d’ingurgiter en plus grande quantité une nourriture riche en protéines, et donc d’améliorer leurs facultés cognitives. Il avance également que l’ingestion de psilocybine a stimulé l’utilisation du langage, autre qualité précieuse pour la chasse : « L’utilisation du langage, auparavant d’une importance seulement marginale, est soudainement devenue capitale dans le nouveau contexte de chasse et de mode de vie communautaire. Par conséquent, l’introduction de la psilocybine dans le régime alimentaire a modifié les paramètres du comportement humain en faveur de modèles d’activité qui ont favorisé l’utilisation du langage ; l’acquisition du langage a conduit à un vocabulaire et à une capacité de mémorisation élargis. » Mais Terence McKenna ne s’arrête pas là : « Parce que la psilocybine est un stimulant du système nerveux central, lorsqu’il est pris à des doses légèrement plus élevées, il a tendance à déclencher de l’agitation et de l’excitation sexuelle. Ainsi, à ce deuxième niveau d’utilisation, en augmentant les instances de copulation, le champignon a directement favorisé la reproduction humaine. » Il rattache même cette intensification de l’activité sexuelle humaine à l’apparition des premiers rites de nature religieuse : « La tendance à réguler et à programmer l’activité sexuelle au sein du groupe, en la reliant au cycle lunaire de la disponibilité des champignons, a peut-être été un premier pas vers le rituel et la religion. » Pour Terence McKenna, le champignon hallucinogène a véritablement été un « détonateur de l’âme » humaine. Cette idée n’est pas pour surprendre tous ceux qui se souviennent du rôle prépondérant joué par les substances hallucinogènes dans le chamanisme, pour lequel se passionnait l’écrivain, mais, de son propre aveu, cette même idée peut sembler réductrice. « Certains sont choqués de lire que la clé de la religion peut être réduite à une simple drogue », écrit-il. « D’un autre côté, la drogue a toujours été mystérieuse : “comme le vent qui souffle, nous ne savons ni d’où ni pourquoi” », ajoute-t-il en faisant référence à la Bible. « D’une simple drogue surgit l’ineffable, surgit l’extase. »

Si Stanley Kubrick avait été d’accord
Crédits : Warner Bros.

Psilocybe cubensis

D’après Terence McKenna, ce sont de nouveaux changements climatiques, survenus il y a environ 12 000 ans, qui ont supprimé les champignons hallucinogènes du régime alimentaire humain. Il affirme cependant que la domination de l’Homme sur les autres espèces induite par la psilocybine a persisté en dépit de son évolution ultérieure. L’hypothèse de l’écrivain s’appuie notamment sur des travaux menés sur les différents stades de la conscience dans les années 1960 et 1970 par le psychiatre hongrois Roland Fischer. Il a d’ailleurs été accusé de les déformer, dans la mesure où ces travaux portaient sur la perception visuelle, et non sur l’acuité. Roland Fischer a en outre déclaré que la psilocybine « peut ne pas favoriser la survie de l’organisme », ce que Terence McKenna s’est bien gardé de mettre en avant. Il a également été reproché à l’écrivain de ne pas fournir de preuves scientifiques à l’augmentation de l’excitation sexuelle par la psilocybine, laquelle ne constituerait même pas nécessairement un avantage évolutif. Certains lui ont fait remarquer que la civilisation aztèque, ainsi que les tribus amazoniennes Jivaro et Yanomami, qui ont toutes eu recours à des substances hallucinogènes de manière rituelle, ne sont pas exemptes de comportements violents, ce qui contredit la vision idéaliste de sociétés psychédéliques harmonieuse qu’il expose dans Food Of The Gods: The Search for the Original Tree of Knowledge.

Psilocybe cubensis, le champignon hallucinogène le plus consommé au monde

Face aux critiques, Terence McKenna n’a jamais essayé de défendre l’hypothèse du singe enivré de manière scientifiquement rigoureuse. Lui-même se présentait comme une sorte de chaman. La grande majorité de la communauté scientifique est donc bien évidemment restée sceptique. Mais les nombreux défenseurs de l’hypothèse du singe enivré, notamment parmi les consommateurs de champignons hallucinogènes, tels que le célèbre Psilocybe cubensis, lui ont permis de traverser les années. Aujourd’hui, l’idée selon laquelle les psychotropes peuvent avoir un impact positif sur le cerveau humain est de plus en plus répandue. De plus en plus de chercheurs reconnaissent en effet que la psychothérapie assistée par MDMA, psychotrope de la famille des amphétamines, ou par LSD, psychotrope de la famille des lysergamides, pourrait être utilisée avec succès pour traiter des dommages psychologiques et émotionnels causés par les agressions sexuelles, les crimes, ou encore les guerres. L’Association multidisciplinaire pour les études psychédéliques a par exemple réalisé la première étude en double aveugle sur l’utilisation thérapeutique du LSD chez les êtres humains depuis le début des années 1970 et révélé des tendances positives sur la réduction de l’anxiété. Quant au mycologue Paul Stamets, il reconnaît que si l’hypothèse du singe enivré n’est pas prouvable, elle n’en est pas moins plausible. « Quand nos ancêtres ont quitté la canopée et traversé les savanes pour suivre des ongulés, qu’ont-ils cherché ? » demande-t-il. « Des empreintes, des croûtes. La majorité des primates mange des insectes. Ils ont faim, ils sont en clan, ils traversent la savane, il y a des empreintes, il y a du fumier. Ils tombent sur quoi ? La plus vaste épicerie de champignons du monde, qui poussent dans le fumier des animaux qu’ils suivent. Ils ont faim, les champignons ont l’air comestible, ils les mangent, et ils ont cette incroyable expérience psychédélique – des motifs, des mosaïques, de l’amour, de l’empathie… Cela ne s’est pas produit une fois ou deux, cela s’est produit des millions de fois. » Comme à chaque fois que resurgit l’hypothèse du singe enivré, une question s’impose à l’esprit : si ce ne sont pas ces champignons, qu’est-ce qui a bien pu jouer le rôle de « détonateur de l’âme » humaine il y a des dizaines de milliers d’années ? Malgré toutes nos avancées scientifiques et technologiques, nous ne savons toujours pas résoudre le mystère de la connaissance. Le neuropsychiatre italien Giulio Tononi et le neuroscientifique américain Christof Koch prétendent cependant pouvoir exprimer ce phénomène en termes purement mathématiques. C’est la théorie dite de l’information intégrée, qui, comme son nom l’indique, mesure le degré de conscience d’un système avec la quantité d’information intégrée par ce système. Et nous éloigne des champignons, tout en nous rapprochant des ordinateurs…


Couverture : Des champignons hallucinogènes. (DR/Ulyces.co)