« Ce que je suis surtout fier (sic), c’est d’arriver à produire des films contre vents et marées, malgré le scepticisme, certaines personnes qui se fichent de moi et tout ça. » Dans la cave de son vidéoclub qui lui sert de studio, Norbert Moutier est assis face à la caméra des journalistes de France 3, venus l’interviewer. Si le cinéaste a accédé à la célébrité en ce jour de février 1995, ce n’est pas grâce à son talent mais plutôt grâce à la qualité unique de sa médiocrité. Auteur-réalisateur de neuf long-métrages fantastiques à très petit budget, ils fascinent par leur nullité. Si bien que plusieurs d’entre eux ont acquis le statut d’œuvres cultes pour les amateurs de nanars.

Pourtant, à en croire Norbert Moutier, malgré le manque de moyens, ses films sont indéniablement bons. « C’est bricolé disons au niveau des moyens, mais malgré tout on essaie quand même d’en donner un maximum au spectateur », dit-il. « On ne se fiche pas du monde, il y a une histoire, des effets spéciaux… on essaie de donner le maximum. » On découvre alors l’extrait d’un des films : dans un parc, une petite fille shoote dans une balle en plastique. La balle atteint la tête d’un homme faisant la sieste, et la tête s’envole dans de grandes gerbes de sang, défiant toute logique.

Extrait de Mad Mutilator, de Norbert Moutier

Mais Norbert Moutier est loin d’être le seul artiste à se croire bon lorsqu’il est mauvais. La chanson et la musique, comme la photographie ou encore le cinéma, regorgent de professionnels et d’amateurs parfaitement ignorants de leur propre médiocrité. La psychologie peut-elle expliquer ce phénomène ? Et est-il possible d’y échapper ?

McArthur Wheeler

Avril 1995. Dans la journée du 19, McArthur Wheeler, 44 ans, braque deux banques de Pittsburgh, en Pennsylvanie, à visage découvert et sans aucun déguisement d’aucune sorte. Du haut de son mètre 67 et de ses 122 kilos, il ne passe pourtant pas inaperçu. Les caméras de sécurité enregistrent tout. La police fait diffuser les images aux journal télévisé local de 23 heures et reçoit aussitôt des informations quant à l’identité du braqueur. Peu avant minuit, elle est sur le pas de la porte de McArthur Wheeler.

Contre toute attente, ce dernier n’en croit pas ses yeux. Et lorsqu’il découvre les images des caméras de sécurité, il finit par lâcher un « Mais je portais du jus » incompréhensible pour les policiers. Il leur explique alors qu’il s’est barbouillé de jus de citron avant d’attaquer les banques, persuadé que si le jus de citron était utilisé pour fabriquer de l’encre invisible, il pouvait rendre son propre visage invisible aux caméras de sécurité. McArthur Wheeler a même testé cet habile stratagème en se prenant en photo avec un Polaroïd, et l’essai s’est selon lui avéré concluant.

McArthur Wheeler braque une banque

Mais il y a fort à parier que McArthur Wheeler est aussi mauvais photographe qu’il est mauvais braqueur de banques. C’est du moins ce que se disent les policiers, après avoir vérifié qu’il n’est pas sous l’influence de l’alcool ou de drogues. Son cas, une fois entré dans la légende, et dans le World Almanac, parvient aux oreilles du psychologue David Dunning, alors professeur à l’université Cornell, dans l’État de New York. Et figure en préambule de l’article que ce dernier a signé avec le psychologue Justin Kruger dans le Journal of Personality and Social Psychology en décembre 1999.

« Nous évoquons la malheureuse affaire de M. Wheeler pour faire valoir trois points », écrivent David Dunning et Justin Kruger. « Les deux premiers ne sont pas sujets à controverse. Premièrement, dans de nombreux domaines de la vie, le succès et la satisfaction dépendent de la connaissance, de la sagesse ou des compétences pour savoir quelles règles suivre et quelles stratégies adopter. (…) Deuxièmement, les connaissances et les stratégies appliquées dans ces domaines diffèrent considérablement d’une personne à l’autre (…), avec des niveaux de succès variables. »

« Peut-être plus controversé est le troisième point, celui qui est l’objet de cet article », poursuivent-ils. « Nous soutenons que lorsque les gens sont incompétents dans les stratégies qu’ils adoptent pour atteindre le succès et la satisfaction, ils subissent un double fardeau : non seulement ils arrivent à des conclusions erronées et font des choix malheureux, mais leur incompétence les prive de la capacité de le réaliser. Au lieu de cela, comme M. Wheeler, ils ont l’impression erronée qu’ils sont compétents. »

L’effet Dunning-Kruger

« Pour tenter de comprendre ce phénomène », raconte aujourd’hui David Dunning, « nous avions mené quatre études dans lesquelles nous avions demandé aux élèves de passer des épreuves sur l’humour, le raisonnement logique et la grammaire, et de deviner s’ils avaient bien réussi ces épreuves. » Quel que soit le domaine, les résultats se sont avérés d’une constance remarquable. Les sujets les moins aptes avaient surestimé de beaucoup leur capacité à réussir l’épreuve, ainsi que le nombre de questions auxquelles ils avaient répondu juste.

« Ceux qui se situaient dans les 25 % les moins performants n’avaient pas anticipé cette piètre performance, pensant que leurs résultats dépasseraient 60 à 65 % de leurs pairs », précise David Dunning. Car comme l’explique le psychologue, les personnes ayant des lacunes dans leur expertise sont peu conscientes de ces lacunes : « Souvent, les compétences dont vous avez besoin pour produire les bonnes réponses sont exactement les mêmes que celles dont vous avez besoin pour évaluer la valeur d’une réponse. »

« Dès lors, il vous est pratiquement impossible de savoir quand vous répondez mal », poursuit David Dunning. « Tout le monde choisit ce qu’il pense être la bonne réponse. Ceux qui n’ont pas l’expertise pour savoir qu’ils choisissent la mauvaise réponse. Vous pouvez être trop incompétent pour savoir que vous êtes incompétent. » Mais ce n’est pas tout : vous pouvez également être trop incompétent pour reconnaître la compétence des autres.

« L’ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit. »

En effet, plusieurs semaines après l’épreuve de grammaire, David Dunning et Justin Kruger ont invité les meilleurs et les plus mauvais des participants à une deuxième session, au cours de laquelle ces participants avaient pour mission de corriger les copies de cinq autres personnes et de se réévaluer après avoir vu leurs réponses. Et si les champions se sont aperçus qu’ils étaient meilleurs qu’ils ne le croyaient, les cancres ont été incapables de reconnaître la compétence des autres et de se remettre en question.

Depuis, leur biais cognitif porte le nom d’effet Dunning-Kruger. Mais il avait sans doute déjà été repéré par Aristote, qui écrivait : « L’ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit. » Ou par René Descartes, qui écrivait : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. » Ou encore par Charles Darwin, qui écrivait que « l’ignorance engendre plus souvent la confiance que ne le fait la connaissance ». Et enfin par George Brassens, qui écrivait : « Quand on est con, on est con. »

Le Ed Wood français

Heureusement pour nous, l’effet Dunning-Kruger et l’illusion du savoir ne sont pas des fatalités. Pour y échapper, David Dunning préconise de demander conseil aux autres. « La route vers la connaissance de soi passe souvent par les idées fournies par d’autres », dit-il. « N’essayez pas de la prendre seul. » Pour les artistes, cela signifie souvent d’accepter les critiques. Mais attention, selon le photographe Jamie Windsor, il ne faut pas écouter « les haineux » et « les trolls », « juste une bande de loosers qui essayent de te faire du mal parce qu’eux-mêmes se sentent mal ». Il faut en revanche « apprendre à ne pas être trop susceptible à propos de son travail ».

Norbert Moutier dans Dinosaur from the Deep

Dans une vidéo postée sur YouTube en avril dernier, il recommande également de se méfier du confort, de ne pas revenir sur ses anciennes œuvres et de ne jamais cesser ni d’étudier, ni de pratiquer son art. « Pour finir », dit-il, « comprenez que le fait de se sentir mal à propos de vos anciennes œuvres est le signe que vous progressez. Lorsque vous commencez à réaliser que vous n’êtes pas si bon que ça, vous avez fait le plus dur et vous comprenez ce que vous avez besoin de faire, vous développez les compétences nécessaires à votre amélioration. »

Mais c’est parfois leur nullité qui permet aux artistes d’entrer dans la légende. L’œuvre du réalisateur Ed Wood a ainsi inspiré un film à Tim Burton, tandis que celle du réalisateur Tommy Wiseau en a inspiré un autre à James Franco, The Disaster Artist. Quant au « Ed Wood français », Norbert Moutier, il est aujourd’hui célébré par les fans de nanars du monde entier. En particulier pour son film Opération Las Vegas, réalisé aux États-Unis avec moins d’un million de francs, en vingt quatre jours et 1 200 plans.

Comme le souligne Nanarland, « le site des mauvais films sympathiques », « le scénario d’ Opération Las Vegas est tout à la fois linéaire et particulièrement difficile à résumer, sauf à se lancer dans une fastidieuse énumération de scènes. » « Tout juste comprend-on qu’il s’agit d’une organisation secrète, qui agit dans la région de Las Vegas. À moins qu’il ne s’agisse de deux organisations rivales. Ou de trois. En tout cas, il y a au moins une organisation, qui poursuit on ne sait quel but et vole des documents secrets dont on ne saura rien. »

« Toutes les erreurs imaginables se succèdent sans discontinuer au gré du film », souligne pour sa part Carlos Palencia, directeur du Festival International Cutrecon de Madrid, qui est spécialisé dans les nanars. « Elles sont toutes là. L’ombre de la caméra ? Oui. Enfreindre la règle des 180 degrés ? Oui, et ce pratiquement sur toutes les séquences. Des flingues qui ne tirent pas mais qui tuent quand même ? Pourquoi pas ! C’est un foutoir complet à tous les étages de la fabrication : le jeu des acteurs, la réalisation, le montage, les effets spéciaux… »

À chaque fois qu’il regarde Opération Las Vegas, Carlos Palencia découvre de nouvelles erreurs de Norbert Moutier. Et il en est ravi. « Le résultat à l’écran est si incroyablement mauvais, si ridicule, si désastreux… qu’il en devient merveilleux », dit-il en effet. « J’aime comparer ça aux mathématiques. Quand vous multipliez du négatif par du négatif, vous obtenez quelque chose de positif. C’est exactement de ça dont il est question ici. »

Mais il est probable que Norbert Moutier, qui a fini par renoncer au cinéma pour se consacrer à sa librairie parisienne avant de se retirer à Orléans, ne partage pas ce ravissement. Tout comme il est probable que Tommy Wiseau, pourtant célébré par Hollywood, n’apprécie que moyennement le statut de « pire film de l’Histoire » attribué à The Room. Ed Wood, lui, a plongé dans la dépression et l’alcoolisme. Il est mort dans le plus grand dénuement le 10 décembre 1978, à l’âge de 54 ans.


Couverture : Anonyme. (Museum of Bad Art)