Cellule 5C

Je ne savais pas pourquoi j’avais été arrêté et personne ne voulait rien me dire. Mais je n’ai jamais eu aussi peur que dans l’ascenseur, avec le gardien qui me conduisait à la cellule 5C. Je portais mes tongs en caoutchouc orange et bleu. J’avais mon matelas sous le bras. Il était aux environs de 10 heures du matin. J’avais été arrêté à mon domicile à l’aube. « Qu’est-ce que tu as fait ? » m’a demandé le gardien. Il me toisait avec un mélange de scepticisme et de respect méfiant. Il devait avoir la cinquantaine, bel homme quoique rondouillard, avec des cheveux poivre et sel coupés près du crâne. « Je suis pas bien sûr », ai-je dit. « Je pense que ça a quelque chose à voir avec ma vieille bijouterie. »

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La prison d’Arlington, au Texas
Crédits : ArlNow

Un flic m’avait appelé d’Arlington, au Texas, où j’avais été par le passé propriétaire de plusieurs bijouteries avec mes deux frères. Nous avions déclaré l’une d’elles en faillite, et certaines pièces en consignation – dans ce cas précis, une bague de fiançailles en diamant appartenant à un avocat d’Arlington – s’étaient retrouvées coincées par le chapitre 11 de la loi sur les faillites américaine. Je ne m’en doutais pas à l’époque, mais l’avocat en colère avait convaincu un de ses amis dans la police de m’accuser de vol et de me faire rechercher comme fugitif. Au moment où je me trouvais dans l’ascenseur avec le gardien, tout ce que je savais c’est qu’un flic m’avait appelé d’Arlington en laissant plusieurs messages sur mon répondeur. Il me demandait de bien vouloir le rappeler. Ce que je n’avais pas fait, évidemment. J’espérais, comme c’était souvent le cas à l’approche de mes 30 ans, que le problème finirait par disparaître tout seul, d’une manière ou d’une autre. Je supposais donc que c’était la raison pour laquelle ces deux types qui prétendaient être venus « vérifier une fuite de gaz » avaient bousculé ma petite amie sur le pas de la porte pour donner l’assaut dans notre chambre à coucher, me tirer du lit, me jeter au sol et me passer les menottes.

Pendant ce temps, je les suppliais de me laisser mettre mes lunettes et mon amie demandait à voir leurs badges. « Ben quoi que tu aies fait, ça doit être grave. Je t’emmène à la 5C. Tu passeras pas la nuit, là-bas. » Il avait les yeux rivés sur son presse-papiers en disant cela. Puis il m’a regardé de nouveau en m’adressant ce curieux sourire contrit qu’ont les gens qui vous annoncent des nouvelles qui sont mauvaises pour vous mais pas pour eux. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’était un sourire d’enfoiré, parce que je voyais bien qu’il était sincèrement désolé pour moi. Il ne se réjouissait pas de me voir dans cette position. Mais il ne pouvait pas s’empêcher de sourire. Je connais ça. J’ai souri de cette façon-là à des gens de nombreuses fois. « Ne m’emmenez pas à la 5C dans ce cas-là. Emmenez-moi ailleurs. S’il vous plaît. »

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L’entrée principale du centre de détention
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Ce n’était que mon troisième séjour en prison – avant ça, j’étais allé en taule à Austin (à 22 ans) et à Dallas (à 29 ans) –, mais je savais déjà qu’il était inutile de discuter avec le gardien. « Un prisonnier découvre l’impossibilité de s’échapper, aussi bien lorsqu’il est confronté à l’obstination du geôlier que lorsqu’il fait face aux murs et aux barreaux qui l’entourent », écrivait David Hume en 1748. « Et lorsqu’il tente de recouvrer sa liberté, il choisit plutôt de s’attaquer au fer et à la pierre des uns qu’à la nature inflexible de l’autre. » Pour faire court : mieux valait creuser un tunnel sous la prison plutôt que d’essayer de convaincre le gardien de me changer de cellule. « Ce n’est pas moi qui décide des règles, mon pote », a-t-il dit. « Je ne fais que suivre les ordres. Mais je verrai ce que je peux faire. » C’était vraiment un chic type : le troisième jour, il s’est pointé dans notre cellule avec son presse-papiers à la main pour me dire qu’il avait eu la permission de me transférer dans une cellule au troisième étage. « Tu seras plus à ton aise, là-basElle est faite pour… un autre genre de délinquants. » Mais à ce moment-là, je m’étais déjà fait de bons amis dans la 5C. J’étais sous la protection d’un homme surnommé « Eel ». Sans compter qu’on avait une grande fenêtre et une bonne vue depuis la cellule – je pouvais voir ma petite amie dans la rue quand elle venait me rendre visite, si je grimpais aux barreaux. Je ne voulais pas partir.

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Un espace communautaire
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« Tu veux rester dans la 5C ? Je ne vais pas pouvoir faire ça deux fois. Tu auras un lit dans la nouvelle cellule. » Il a légèrement froncé les sourcils, comme s’il me soupçonnait de parler sous la contrainte. Il a promené son regard dans la cellule pour voir si quelqu’un écoutait notre conversation. « Je suis désolé », lui ai-je dit. « J’apprécie ce que vous avez fait pour moi. Ça ne me gêne pas de dormir sur le sol. Je pense que je suis mieux ici. » « Bon d’accord », a-t-il dit avant de toquer à la fenêtre du gardien pour qu’on le délivre du sas de sécurité donnant sur notre cellule. « Je m’en lave les mains. » Mais avant que je ne fasse le récit de tout ce qu’il m’est arrivé dans la 5C et au cours de mes quatre séjours suivants en prison, je ferais mieux de commencer par les fois précédentes, au cours desquelles j’ai progressivement appris l’étiquette carcérale.

Aux États-Unis, les centres de détention locaux sont le pire endroit du monde. J’ai parlé avec de nombreuses personnes qui ont été incarcérées ou le sont encore, et elles insistent toutes sur le fait que les centres de détention sont pires que la prison fédérale. En règle générale, il y a des moments où l’on quitte sa cellule en prison. En centre de détention, ce n’est pas le cas. En prison, on peut faire de l’exercice. Pas en centre de détention. En prison, il arrive qu’on puisse passer du temps en plein air. Pas en centre de détention. En prison, on a parfois un peu d’intimité. Ce n’est jamais le cas dans les centres de détention, où l’air qu’on respire est saturé de la puanteur des uns et des autres. Dans les centres de détention, la seule intimité se trouve dans les cellules d’isolement – l’enfer total – ou sous la douche. C’est-à-dire, pour un gringalet comme moi, cinq minutes à l’aube avant que les autres ne se réveillent. En prison, tout le monde sait quand il sortira – si vous sortez un jour (j’ai rencontré des gens dans la 5C qui ne seraient jamais relâchés). On vous donne la date à laquelle vous serez libéré. C’est différent dans les centres de détention, où la plupart des détenus attendent leur procès ou sont condamnés à de courtes peines. Ils s’imaginent qu’ils ne resteront pas longtemps, mais ils ne savent jamais exactement quand ils sont supposés sortir, ni même s’ils sortiront un jour. L’espoir d’être relâché est une déception constante : chaque fois qu’un gardien appelle un nom, ce n’est pas le vôtre, mais ça aurait pu.

La première fois

Austin, au Texas, 1990. Je rentrais chez moi à pieds dans la Sixième Rue, bourré, marchant de travers, les bras tendus comme un zombie. Une voiture de police s’est arrêtée à ma hauteur et la vitre est descendue. « Fiston, on te raccompagne chez toi ? »

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La prison de Travis County, près d’Austin
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Il n’y a qu’à Austin, me suis-je dit, que les flics s’arrêtent pour vous reconduire sain et sauf à votre appartement. Il me restait trois kilomètres de marche, donc j’ai accepté. Ils m’ont conduit tout droit au 500, West Tenth Street – en taule. C’était à quatre minutes de là. Je beuglais que j’avais des droits et qu’ils étaient bafoués alors qu’ils me faisaient patienter dans une longue file d’attente. C’était une de leurs rafles mensuelles, durant lesquelles ils écument le centre-ville en arrêtant tous ceux qui ont l’air saoul. J’ai continué à protester quand ils nous ont fait entrer en cellule, et j’ai redoublé de protestations quand ils m’ont collé en isolement dans une cellule de d’1,50 m sur trois dépourvue de fenêtres. J’ai refait savoir que j’avais des droits lorsqu’ils m’ont menotté les mains et les pieds ensemble derrière le dos, et qu’ils les bafouaient lorsqu’ils m’ont jeté sur le sol avant de m’attacher à la grille de l’urinoir, trempée de pisse. Je n’avais pas eu le droit à un coup de téléphone, ils ne m’avaient pas donné la raison pour laquelle ils m’arrêtaient, ils ne m’ont rien dit du tout.

J’ai continué à gueuler. J’avais 23 ans, j’étais pinté et je ne comprenais rien de ce qu’il m’arrivait. Les deux flics sont revenus sans leurs badges et m’ont dit que si je ne fermais pas ma gueule, je continuerais à crier à l’hôpital. Le premier m’a écrabouillé les mains avec ses pompes, l’autre m’a gratifié de plusieurs coups de pieds dans l’estomac. Un autre flic s’est joint au duo en menaçant de me bâillonner. Pendant tout ce temps, j’ai continué à proférer des menaces idiotes. Et quand je me suis retrouvé à court d’imagination, j’ai déclamé « La Terre vaine », de T. S. Eliot, que je connaissais par cœur à l’époque, ainsi que des poèmes plus courts et de longs extraits de Macbeth. Finalement, l’équipe de nuit a été relevée, et avant que les nouveaux flics n’arrivent, ils m’ont détaché de la grille pisseuse et m’ont foutu sur le banc en béton de la cellule. « Il y a des gens qui essaient de dormir ici, t’es au courant ? » m’ont-ils dit. Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Quand ils nous ont fait faire la queue au petit matin pour passer devant le juge, menottés les uns aux autres, je suis sorti les fers aux pieds. Les gardiens se plaignaient de moi et l’un d’eux a prononcé mon nom.

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Une cellule d’isolement
Crédits : DR

« C’est toi Clancy Martin ? » a demandé l’homme auquel j’étais menotté. Il faisait environ deux fois ma taille. « Oui », ai-je répondu. J’avais peur que ce ne soit l’un des types que j’avais empêchés de dormir. « T’es un bon ! » m’a-t-il dit en levant son pouce. Puis nous avons recommencé à essayer de ne pas croiser le regard des uns ou des autres – une compétence utile en prison. Une heure plus tard, le juge a ordonné qu’on me relâche, sans charges retenues contre moi. Ils m’ont permis de passer un coup de téléphone et m’ont placé dans une cellule pour deux, avec un autre détenu. « Si tu les emmerdes, ils remettent ton dossier au bas de la pile à chaque fois qu’il arrive en haut », m’a-t-il expliqué en souriant. Il n’a pas été relâché ce jour-là et je ne suis sorti qu’en fin d’après-midi. Je me suis étendu sur la couchette en comptant les cafards qui grouillaient sur les murs. C’était la cellule la plus dégueulasse dans laquelle j’ai jamais été enfermé. C’est aussi la seule fois où j’ai été physiquement malmené par des flics ou des gardiens pendant un séjour en détention. Naturellement, j’aurais pu l’éviter facilement. C’est ce jour-là que j’ai appris la première règle de l’étiquette carcérale : ne te biffe jamais avec un flic ou un gardien. Ce n’est pas toi qui as les cartes en main.

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Six ans se sont écoulés avant que je ne retourne en prison. Ma petite amie et moi avions eu une violente dispute. Je vivais dans un loft à Dallas et je descendais Elm Street pour me venger d’elle en me bourrant la gueule. (Oui, l’histoire se répète : quatre de mes sept incarcérations sont la conséquence directe de mon ébriété. Je suis un ancien alcoolique.) Je me rappelle avoir essayé d’entrer dans un bar, de m’être fait jeter, puis d’avoir trouvé un hall où pioncer. Je me souviens qu’un flic m’a demandé où je vivais, avant de me dire que j’étais libre de rentrer chez moi… si j’en étais capable. Je me rappelle de l’arrière de son véhicule et de la cellule de dégrisement juste après. Il y avait au moins 50 poivrots dans cette pièce qui faisait la moitié de la taille d’un gymnase. Tout le monde restait près des murs, l’espace au centre était vide et personne ne s’y aventurait. Nous étions divisés en groupes : les Hispaniques, les Blacks et les Blancs. La plupart d’entre eux ronflaient avec leurs pieds tournés en direction du no man’s land. J’ai pris un matelas en vinyle bleu en haut de la pile et suis allé me vautrer à côté d’un vieil homme hispanique qui se trouvait à la frontière entre les Hispaniques et les Blancs.

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Un « drunk tank »
Crédits : ArlNow

« Tu devrais aller te mettre ailleurs », a-t-il dit. « Je n’ai peur de personne ici », ai-je répondu – ce qui était vrai, car j’étais encore plein comme une huître. Pour le lui prouver, j’ai marché jusqu’au centre de la salle et j’ai boxé dans le vide. Je me souvenais d’une nouvelle de Bukowski dans laquelle il faisait ça en prison. Ce geste audacieux lui permettait de rester loin des ennuis. Mais la vie c’est pas comme les romans. Plusieurs types ont crié en espagnol, d’autres en anglais. « Tu aimes te battre ? Tu aimes te battre ? Tu veux boxer ? » « Couche-toi ! » m’a dit le vieil homme. J’ai vu les mecs commencer à se lever et j’ai suivi son conseil. Un des types, plus jeune et plus petit que moi, s’est approché de ma paillasse en me toisant. Sec et couvert de tatouages, il portait un débardeur et un pantalon de chantier couvert de peinture. « Eh, monsieur bagarre », a-t-il dit. « Eh, monsieur le boxeur, tu veux te battre ? » Il a ri. Je me suis retourné sur mon matelas en l’ignorant. Le vieil homme lui a dit quelque chose que je n’ai pas compris. Le type s’est dirigé au milieu de la pièce et a commencé à m’imiter, en gueulant en espagnol. Des rires ont fait écho. Il a continué pendant quelques minutes. « Qu’est-ce qu’il dit ? » ai-je demandé au vieil homme. « Tu veux pas savoir », m’a-t-il répondu.

~

Mon troisième séjour en prison a eu lieu dans la fameuse cellule 5C, dont je reparlerai plus tard. La quatrième fois, j’ai été placé en détention à l’aéroport international de Dallas-Fort Worth. J’avais emmené ma famille – ma femme enceinte, ma mère, ma belle-mère et mes deux filles – passer un mois en Italie, et nous retournions à Kansas City, où j’étais à présent professeur de philosophie à l’université du Missouri.

Je me rappellerai toujours les regards dont les gens m’ont gratifié tandis que je marchais les menottes au poignet.

« Êtes-vous Clancy Martin ? » m’a demandé l’agent des douanes. « Euh, oui », ai-je dit. L’homme était déjà sur ses gardes car ma mère s’était faite voler son passeport lorsque nous étions à Pise et la paperasse de l’ambassade était un vrai foutoir. C’était durant l’été 2006 : le 11 septembre n’avait pas encore cinq ans, je ne suis pas un citoyen américain (je suis canadien) et les douanes américaines n’étaient pas aussi magnanimes qu’elles le sont aujourd’hui. « Mettez-vous là, s’il vous plaît », m’a-t-il dit en faisant signe de venir à un autre agent. Ils ont échangé quelques mots sans que je puisse les entendre, et le second douanier m’a pris par le bras pour m’escorter – sous les yeux de mes proches, silencieux et confus – vers une petite pièce, où une vingtaine d’entre nous étions assis sur des chaises en aluminium. À l’avant de la salle, deux agents des douanes passaient en revue une pile de passeports, nous appelant un par un. Une heure plus tard, ça a été mon tour. « M. Martin. Avez-vous déjà été arrêté ? » J’ai commencé à raconter mes histoires. « En ce cas, je vais vous demander de suivre mon collègue. » Un autre douanier m’a fait passer une seconde porte qu’il a refermée derrière moi. Nous avons emprunté un couloir, puis il m’a fait entrer dans une pièce d’apparence très ordinaire, de la taille d’un salon, avec une table pliante et deux chaises installées de part et d’autre. Des stores obscurcissaient les fenêtres. Je les ai relevés pour leur montrer que je n’avais rien à cacher. Puis je me suis dit que cela devait sembler suspect, alors je les ai baissés de nouveau. L’un d’eux est resté coincé de travers. Deux ou trois heures ont passé. Quelqu’un a fini par venir et m’a proposé une bouteille d’eau. Il est reparti aussi sec. Finalement, une policière est entrée. Elle m’a confirmé que j’étais bien Clancy Martin.

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Les centres sont surveillés de toutes parts
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« Vous êtes en état d’arrestation », m’a-t-elle dit. « En état d’arrestation ? Pourquoi ? » « Remise de chèques sans provision. » « Je n’ai jamais fait une chose pareille. » « Ce n’est pas ce qu’on m’a dit. » Elle m’a passé les menottes et m’a fait traverser tout l’aéroport jusqu’à son véhicule, garé sur le trottoir. Je me rappellerai toujours les regards apeurés, étonnés et irrités dont les gens m’ont gratifié tandis que je marchais dans l’aéroport les menottes au poignet : normalement, quand on vous passe les menottes en public, les gens ne vous regardent qu’avec de la pitié ou du mépris. L’agent de police m’a fait monter à l’arrière de sa voiture de patrouille et nous avons fait un court trajet en passant près de champs jaunes, brûlés par le soleil, jusqu’au petit centre de détention de l’aéroport. Il ressemblait davantage à un centre commercial tombé en désuétude ou à une bibliothèque de banlieue. Elle s’est garée et a disparu à l’intérieur. J’étais toujours assis à l’arrière de la voiture, sur le banc de plastique dur, les mains menottées dans le dos. Je suis parvenu à les faire passer devant moi et j’ai attendu. Le moteur était éteint, les fenêtres fermées. Ils commençait à faire chaud. Il était aux environs de trois heures de l’après-midi et en quelques minutes, j’ai dû me pencher sur les grilles d’aération pour respirer. Il faisait bien 35°C là-dedans. Je ne voyais personne à des kilomètres à la ronde. J’ai tenté de crier mais c’était inutile. Je ne pouvais pas m’allonger sur le dos car une arête de plastique séparait le banc en deux, mais j’ai fait ce que je pouvais pour me donner un effet de levier et j’ai commencé à donner des coups de pieds dans les fenêtres. Je commençais à paniquer. L’air chaud se refermait autour de moi comme une housse mortuaire. J’ai frappé plus fort. J’ai essayé de briser la vitre avec mes talons, mais rien n’y faisait. J’ai recommencé à crier. Puis je me suis laissé retomber, à bout de souffle. J’ai compris. Voilà, c’est comme ça que ça arrive. J’allais crever à l’arrière de cette voiture de police.

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Un gardien de prison face à ses écrans
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Puis elle est ressortie. J’ai cessé de crier. Elle a ouvert la porte de mon côté. « Il faisait un peu chaud ici », ai-je dit en m’extirpant de la voiture. Je dégoulinais de sueur. « Oups », a-t-elle dit. « Je pensais avoir laissé tourner le moteur. » Je pouvais voir trois cellules à l’intérieur de la prison, et après mon expérience en isolement à Austin, j’ai demandé si je pouvais avoir une cellule avec des barreaux. « Ça m’aiderait de voir l’extérieur de la cellule », ai-je expliqué. « On se fout pas mal ce qui serait plus confortable pour toi », m’a dit l’un des policiers du poste. « Tu iras dans la cellule où on te mettra. Et tu y resteras le temps qu’on te transfère à Austin. » « Qu’on me transfère à Austin ? » « Travis County. C’est là que vous avez émis les chèques. Et c’est là qu’a été émis le mandat d’arrêt. Si vous êtes vraiment claustrophobe, on peut vous installer dans la plus grande cellule », a dit la policière qui m’avait arrêté. Je voyais bien qu’elle se sentait mal de m’avoir laissé comme ça dans la voiture. « Vous êtes claustrophobe ? » Allez savoir pourquoi, j’ai hésité à mentir. « Ben, je n’ai jamais été diagnostiqué. Mais je panique dans les espaces confinés. » Après quelques échanges, ils ont fini par me faire entrer dans la grande cellule avec les barreaux.

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Un écran de contrôle des cellules
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Les cellules comportant des barreaux sont souvent pourvues d’un téléphone qu’on peut utiliser. Il était déjà tard et ma femme et mes enfants avaient manqué l’avion pour Kansas City. Ils passaient la nuit chez mes parents à Fort Worth et tentaient de trouver la bonne personne pour négocier la caution. J’ai pu entendre une conversation sur mon cas entre les policiers. Quand il a été l’heure de la relève, les policiers en service ont dû expliquer à leurs remplaçants quelle était la situation de chaque prisonnier. « Des chèques sans provision ? C’est un petit délit, on ne peut pas le garder ici pour ça. » « Je ne sais pas. Ils l’ont envoyé ici, à l’aéroport. Ils l’ont attrapé alors qu’il entrait dans le pays. Ils sont supposés l’expédier à Travis County. On doit le garder jusqu’à ce que le bus arrive depuis Dallas County. » « On ne transfère pas les gens pour des chèques sans provision. On ne les arrête pas pour ça. Eh, Clancy Martin. Vous avez fait autre chose que d’émettre des chèques sans provision ? Il y a eu un problème à l’aéroport ? Vous vivez où ? » « Non ! J’étais même pas au courant que… Je vis à Kansas City. » « On ne peut pas le garder ici. Il faut qu’on le relâche. Eh, Martin. Vous avez quelqu’un qui peut venir vous chercher ? » « Oui ! Ma femme ! Elle ne va pas tarder ! Elle est tout près ! » « OK, dans ce cas appelez-la et vous n’aurez qu’à l’attendre en cellule. À moins que vous ne préfériez l’attendre dehors. » « J’attendrai dehors. » Ils m’ont relâché et je me suis assis à l’extérieur du poste de police, sur l’herbe sèche. C’était une chaude nuit étoilée au Texas, et je n’ai pas tardé à voir les phares de la petite Volkswagen de ma mère émerger derrière les clôtures métalliques pour venir me sauver.

Plus de peur…

Les cinquième et sixième fois où je me suis retrouvé en détention, j’étais au Kansas. Il est beaucoup plus agréable d’être détenu là-bas qu’au Texas.

C’était un homme repoussant, mais je pensais tout de même qu’il pouvait m’aider.

La numéro cinq était la plus effrayante, malgré tout, car la dernière chose dont je me souvenais était que mon serveur favori m’avait servi un scotch comme on servirait un thé glacé, mais sans glace. L’instant d’après, j’ai été réveillé par des bruits autour de moi. J’ai tout de suis compris où j’étais, donc je n’ai pas pris la peine d’ouvrir les yeux. Je sentais déjà le poids de la gueule de bois. J’ai vaguement compris ce qui avait dû arriver, mais je n’ai rien trouvé dans ma mémoire. Juste ce grand verre de whisky et ce bar plein d’amis. Je savais que ma femme allait être très, très en colère – je n’étais plus censé boire. J’ai ouvert les yeux. J’étais allongé sur la couchette du bas d’un lit superposé. J’ai regardé autour de moi : la cellule donnait sur une grande salle commune et la porte était ouverte. Je suis sorti et j’ai vu deux étages de cellules construits en cercle autour d’un vaste espace au centre, qui comportait des tables de pique-nique rivetées au sol et devait faire la taille d’un terrain de basket. Il devait y avoir deux douzaines de cellules et une trentaine de prisonniers. Un gardien était assis à un bureau face au sas de sécurité, quelques téléphones accrochés au mur près de lui. Le bureau était surélevé à environ un mètre du sol, si bien que lorsqu’on voulait parler au gardien, on avait l’impression d’être à l’école primaire. Je me suis approché. Je me rappelle très bien de lui, vu ce qui est arrivé ensuite. Il avait les yeux bleus, la quarantaine, des cheveux bruns coiffés derrière les oreilles, et son visage avait l’air mou et fait de couches superposées, comme une pile de pancakes. Il avait les lèvres épaisses et violacées. C’était un homme repoussant, mais je pensais tout de même qu’il pouvait m’aider. « Mon nom est Clancy Martin », ai-je dit. « Mh-hm. » « Pouvez-vous me dire ce que je fais là ? » « Répétez-moi votre nom. Quand est-ce que vous êtes arrivé ? C’est pas un bureau d’information, ici. » Nous avons joué à ce petit jeu pendant encore quelques temps. Il a fini par me trouver dans son ordinateur.

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Le parloir d’une prison texane
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« Conduite sous l’empire d’un état alcoolique. » « Est-ce que ça dit quoi que ce soit d’autre ? Y a-t-il eu un accident ? Est-ce que ça dit si j’ai blessé quelqu’un ? » « C’était grave. C’est tout ce que ça dit », m’a-t-il répondu. « Rien d’autre, mais je vois bien que c’était grave. » « Comment le savez-vous ? Qu’est-ce que ça dit ? » « Je ne peux rien vous dire de plus. Vous pouvez demander à votre avocat. » J’ai tenté de me rappeler quoi que ce soit à propos de la voiture ou de gens que j’aurais percutés. J’essayais de ne pas pleurer. C’est une caractéristique propre aux expériences de ce genre : Normalement, on ne pleure pas avant de parler au téléphone aux gens qui vous aiment. L’inquiétude dans leur voix vous fait vous apitoyer et les larmes montent. J’ai vu des hommes pleurer en prison sans que personne ne se moque d’eux. Mais je recommande de suivre le conseil qu’on vous donne dans les films : serrez les dents et ravalez vos larmes, c’est ce que j’ai toujours fait à une ou deux exceptions près, quand le téléphone était dans un coin et que je pouvais cacher mon visage, en essayant de garder les épaules aussi droites que possible. Il y a une autre chose capitale à savoir : il faut mémoriser les numéros importants. À l’époque, les téléphones de la taule ne vous permettaient pas d’appeler les portables, mais heureusement, ma femme avait insisté pour que nous ayons un fixe. Maintenant ça a changé, on peut appeler n’importe quel téléphone avec une surtaxe. Mais cela ne vous est d’aucun secours si vous ne connaissez que le nom de vos contacts et ne pouvez pas vous rappeler leur numéro. Sans compter qu’on est toujours pressé dans ces situations, car l’accès au téléphone est limité.

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Une cellule individuelle
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Je me suis rappelé le numéro et ma femme a décroché. « Qu’est-ce qui s’est passé ? Où es-tu ? Tu es en prison ? » « C’est ça, tu as tout compris. Je ne sais pas si j’ai blessé quelqu’un. Appelle la prison de Kansas City. Mon Dieu, et si j’ai tué quelqu’un ? » J’ai commencé à pleurer. Je me suis repris avant que quiconque ait pu s’en apercevoir. Il s’est trouvé que le flic m’avait menti. Quand je me suis retrouvé dans le bureau de mon avocat à Lawrence, quelques jours plus tard, il m’a dit que j’étais rentré dans l’arrière d’une voiture sur l’autoroute, mais que je ne l’avais même pas esquintée. J’ai essayé de fuir par la bande d’arrêt d’urgence en crevant mes pneus au passage. Quand la voiture a fini par s’arrêter, je l’ai abandonnée et je suis parti en courant. « Ils ont filmé la plus grande partie de la scène », m’a-t-il dit. Mon avocat avait à peu près mon âgé, mais il était barbu, bel homme et athlétique. Ses enfants avaient environ le même âge que mes filles. Ma femme avait fait son droit à Lawrence, donc nous avions des tas de choses à nous dire. « J’ai l’enregistrement ici. Tu veux voir ? C’est assez drôle. Ça pourrait t’aider à voir le côté amusant de la situation. » « Non, merci. » « Je peux pas t’en vouloir », a-t-il conclu. J’avais le même avocat quand, environ un an plus tard, je me suis enivré après une conférence que je donnais à l’université du Missouri du nord. Je me suis perdu en rentrant à la maison. Cette fois-là, je me suis réveillé dans une voiture de flics et je les ai suppliés la voix pleine de larmes de ne pas m’emmener en prison. Lorsqu’ils m’ont retrouvé, j’étais à 130 km plus au sud d’où je vivais – à la sortie d’Emporia, au Kansas. « Mec, tu as bien failli y passer. Tu étais garé sur le bord de l’autoroute en pleine tempête de neige. On doit t’arrêter. » « Mais je ne conduisais pas. J’étais juste fatigué. » « Tu es quand même ivre. Comment tu es arrivé là si ce n’est en conduisant ? »

~

La dernière fois que j’ai été arrêté, c’était il y a cinq ans. Les enfants allaient être en retard à l’école, et la plus jeune refusait de s’asseoir dans son siège pour enfants. J’ai donc dit à sa grande sœur, qui était devant, de la prendre avec elle et de la mettre sous sa ceinture. (Oui, je sais, je suis un très mauvais parent. J’avais mis 20 minutes à lui enfiler ses chaussures.) J’étais tellement pressé que j’ai grillé une priorité au coin de la rue. Les lumières rouge et bleu se sont mises à clignoter devant moi. C’était un van blanc banalisé. Pourquoi ils m’ont arrêté pour une priorité ? Aucune idée. Je suis un aimant à flics.

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Un détenu conduit au centre de détention
Crédits : ArlNow

Le gros agent de police était scandalisé par la situation chaotique à l’intérieur de l’habitacle. Il y avait trois enfants, âgés de 17, sept et cinq ans, dont aucun n’était correctement assis ou attaché. Je ne me rappelle plus, mais il est possible que je ne l’ai pas été moi-même. « M. Martin, je vais vous demander de bien vouloir descendre de la voiture. » « J’essaie d’amener mes enfants à l’école. Je vais la mettre dans son siège, maintenant. Je suis désolé. J’étais pressé. » « Désolé, monsieur. Le fait que votre enfant ne soit pas dans son siège et qu’elle se trouve à l’avant représente une grave infraction. C’est est très dangereux. Les filles, il faut toujours attacher votre ceinture, c’est d’accord ? Il faut que vous soyez dans vos sièges. M. Martin. Descendez de la voiture, s’il vous plaît. » J’ai réalisé qu’ils allaient m’arrêter. Je continuais à nier l’évidence sur le trajet à l’arrière du van. Ma fille de 17 ans est rentrée à la maison avec sa plus jeune sœur dans les bras. Celle de sept ans la suivait en marchant. Dieu merci, nous n’étions qu’à une rue de la maison.

Cette fois-là, la dernière, j’ai passé la majeure partie de l’après-midi attaché à un banc, dans le couloir bondé de l’entrée réservée à la police et aux suspects de l’énorme centre de détention du centre-ville de Kansas City. Puis je me suis brièvement retrouvé en cellule avec trois ou quatre autres types, où j’ai pu appeler ma femme. « Je ne peux plus faire ça », m’a-t-elle dit, « il faut que ce soit la dernière fois que je te sors de prison. » Après quoi je me suis retrouvé dans une cellule de béton avec deux jeunes types, la vingtaine. L’un des deux se comportait bizarrement. Il se levait du banc puis se rasseyait, il fermait les yeux et secouait la tête, puis il se mettait à sauter partout avec ses mains sur les oreilles en nous dévisageant. Il nous criait dessus et j’ai dit à l’autre type quelque chose comme : « On dirait qu’il s’est gouré de traitement. »

A guard stands behind bars at the Adjustment Center during a media tour of California's Death Row at San Quentin State Prison in San Quentin, California December 29, 2015. America's most populous state, which has not carried out an execution in a decade, begins 2016 at a pivotal juncture, as legal developments hasten the march toward resuming executions, while opponents seek to end the death penalty at the ballot box. To match Feature CALIFORNIA-DEATH-PENALTY/ Picture taken December 29, 2015. REUTERS/Stephen Lam - RTX21EDY

Un milieu claustrophobe
Crédits : Stephen Lam

Finalement, alors qu’il se remettait à crier, l’autre garçon lui a mis un violent coup de poing dans le nez. Il est tombé en arrière puis s’est assis dans un coin, tenant son nez ensanglanté dans ses mains. « Moi j’ai rien vu, et toi ? » m’a-t-il demandé. « Rien du tout », ai-je répondu. Nous sommes restés là plusieurs heures, jusqu’à ce qu’on paye ma caution et que je sorte à nouveau. Ce jour-là, j’ai dû déposer mon alliance en entrant (ils prennent vos bijoux et votre portefeuille quand ils vous arrêtent, et vous laissent vos fringues si tout va bien). Quand je suis allé chercher mes affaires, l’alliance avait disparu. C’était prémonitoire.

Retour vers la 5C

Chaque fois que je me suis fait arrêter, les charges ont été abandonnées ou drastiquement réduites, habituellement sans l’aide d’un avocat. Presque à chaque fois. Ce qui nous ramène à l’histoire de la 5C, dans laquelle quatre avocats étaient impliqués : les deux avocats qui m’avaient fait arrêter ; mon avocat incompétent de Wilmington, qui m’avait dit que j’allais probablement passer un mois ou plus en détention, « sans parler de ce qui va t’arriver dans les prisons des petites villes sur la route d’ici au Texas » (rappelez-vous, j’étais arrêté comme fugitif) ; et mon amie et ancienne cliente de la bijouterie, Irene, avocate pénaliste à Arlington. Elle a contacté le chef de la police de Wilmington et l’a menacé d’intenter un procès contre lui à moins qu’il n’abandonne immédiatement les charges et ne me présente des excuses en bonne et due forme. Ce qui est arrivé… mais pas avant que je n’ai passé une semaine dans la 5C. Quand j’ai traversé le sas pour entrer dans la cellule, elle avait l’air vide, à l’exception d’un type qui était assis sur une couverture nouée aux barreaux, suspendue à deux mètres du sol. Il y avait une unique fenêtre derrière les barreaux, longue et étroite, mais elle ne servait qu’à laisser entrer la lumière. Les détenus y grimpaient et s’en servaient pour fabriquer un siège en y attachant une couverture. Ainsi, ils pouvaient regarder dehors. C’est ce que ce type faisait. Il m’a regardé du haut de son perchoir. Je l’ai regardé aussi. « Laisse-moi deviner », a-t-il dit. « Cybercriminalité ? »

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À l’heure du repas
Crédits : ArlNow

Je n’ai pas tardé à apprendre que la 5C était la cellule de Wilmington dans laquelle ils enfermaient les meurtriers avant qu’ils ne soient transférés dans un pénitencier, ou sur le chemin d’une prison à l’autre. Je n’ai jamais saisi la logique qu’il y avait à garder tous les meurtriers dans la même cellule, ni pourquoi ils avaient pensé que j’avais ma place parmi eux. J’avais pour projet d’apprendre les histoires sanglantes de tous les détenus de la 5C. C’était compliqué, car tout le monde n’est pas prompt à confesser son crime dans une cellule. Mais j’ai fini par en connaître la plupart. « T » avait tué sa femme au cours d’une dispute. « Je ne voulais pas la tuer, j’essayais juste de la ralentir. C’est elle qui m’attaquait. C’était de la légitime défense. D’habitude, les gens ne meurent pas avec une seule balle. » Un autre type, dont je ne me souviens plus du nom, avait battu sa petite amie et ses deux enfants à mort avec un aspirateur. Et il s’en vantait. Il était du genre à s’asseoir à côté de moi sur mon matelas – malheureusement pour moi, mon matelas au sol était devenu un genre de lieu de rassemblement pour les échelons les plus bas de la hiérarchie sociale de la 5C, surtout pour jouer aux cartes.

Un jour, il m’a accusé de tricher alors que j’avais simplement oublié de poser une carte. Tous ces gars puants s’asseyaient, suaient et pétaient sur mon matelas toute la journée, et c’était là que j’étais censé dormir la nuit. Sans parler de l’humiliation que cela représentait. Mais je n’ai pas protesté pour m’entendre avec eux, j’avais besoin de tous les amis possibles. Celui qui me fascinait le plus était Mirror. On l’appelait Mirror parce qu’il passait beaucoup de temps à se brosser les dents méticuleusement en se regardant dans un miroir en inox. Le premier jour, je suis resté dans mon coin et Mirror m’a laissé tranquille. Il m’observait. Le deuxième jour, j’ai trouvé le courage de m’asseoir à une table de pique-nique durant le repas – j’ai mangé très rapidement avant de déguerpir – et j’ai joué quelques parties d’échecs avec différents types. Après le dîner du deuxième jour, Mirror est venu vers moi. Je savais que ça sentait mauvais, car il était accompagné par trois ou quatre de ses gars. J’étais assis à la table de pique-nique et je m’apprêtais à jouer un coup. « Qu’est-ce que tu branles, mec ? » m’a-t-il demandé. « Lève-toi ! Lève-toi quand je te parle ! »

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Certains détenus travaillent à l’intérieur de la prison
Crédits : ArlNow

Les insultes ont continué. Ses potes s’y sont mis aussi. Ils me hurlaient dessus et me montraient du doigt. Tout ça est arrivé très vite. Il me plaquait contre les barreaux de la cellule. J’ai compris que je n’avais pas beaucoup d’options. J’ai choisi la seule qui avait des chances de réussir : j’ai bombé le torse face à lui. Il a bombé le torse lui aussi. Je ne me rappelle plus ce qu’on disait. Je me souviens avoir pensé que je n’avais jamais fait ça auparavant, et je me demandais si j’arriverais à lui faire une clé de bras. Ce type devait peser 20 kilos de plus, il était bien plus fort et n’avait pas peur de moi. Intérieurement, je me pissais dessus et j’espérais bien que personne ne le voyait. Et puis ça s’est arrêté. « Je n’ai pas de temps à perdre avec toi », a-t-il dit, et lui et sa bande sont retournés dans leur moitié de cellule : la moitié prestigieuse, où se trouvaient le téléphone, la douche et la fenêtre par laquelle on nous passait les repas. Je suis retourné sur mon matelas. Deux types m’ont tapoté dans le dos. Le lendemain, alors que je jouais aux échecs avant le repas, Mirror s’est assis face à moi après avoir poussé celui avec qui je jouais. Il a remis la partie à zéro. « J’imagine que tu joues les blancs », a-t-il dit en riant. Après que je l’ai battu plusieurs parties d’affilée – le club d’échecs a fini par faire ses preuves –, il a déclaré, d’une voix forte et sympathique : « Merde alors ! On va t’appeler Chessmaster. » Ce jour-là, la moitié des types de la cellule sont venus se présenter et je n’ai plus jamais eu peur dans la 5C.


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Jail Is Where You Don’t Want to Be », paru dans VICE. Couverture : Un homme en cellule. (DR/Ulyces)


AUJOURD’HUI JE SUIS JOURNALISTE, AVANT J’ÉTAIS TRAFIQUANT DE DROGUE

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Incarcéré à l’âge de 19 ans pour trafic de drogue, Seth Ferranti est devenu, au cours de ses 21 ans d’incarcération, un auteur prolifique.

Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Arthur Scheuer au cours d’un entretien avec Seth Ferranti. Les mots qui suivent sont les siens. Je ne me suis jamais considéré comme un criminel, je me considère comme un hors-la-loi. Un hors-la-loi, c’est quelqu’un qui enfreint une loi lorsqu’il a la conviction qu’elle est mauvaise. Un criminel tient plus du psychopathe, il n’hésite pas à jouer de son flingue. Je ne ferais jamais un truc pareil. Si j’ai vendu de la marijuana et du LSD, c’est parce que je pensais – et je le pense toujours – que le monde finira par arriver à la conclusion que ce genre de drogues ne devraient pas être interdites. Quand je dealais de la drogue, j’étais un hors-la-loi, pas un criminel.

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Seth a écrit l’essentiel de son œuvre en prison
Crédits : Seth Ferranti

I. Rock star

Quand j’étais gamin, je jouais dans des groupes. Je chantais, je jouais de la guitare. J’ai toujours eu une nature créative ; j’écrivais de la poésie et je me prenais pour Jim Morrison. J’avais 13 ans, c’était mon héros. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être une rock star. Mais il faut croire que je ne chantais pas assez bien pour atteindre ce niveau. Il a fallu que je trouve un autre moyen de m’exprimer : je suis devenu trafiquant de drogue. J’ai grandi dans la banlieue de L.A., et à l’époque, je suivais les Grateful Dead. J’étais fan du groupe et je me suis rapproché d’une bande de types qui les suivaient en tournée. On les appelait les Deadheads, et ces mecs prenaient beaucoup d’héroïne. J’avais 16 ans quand j’ai découvert ce milieu, et les types que j’admirais n’avaient pas plus de 19 ou 20 ans. Lorsque j’ai commencé à traîner avec eux, ils dealaient de la marijuana et du LSD – je les ai pris pour exemple et je m’y suis mis. C’étaient des modèles, pour moi. Ensuite ils se sont mis à trafiquer d’autres drogues, comme la coke et l’héroïne, et sont devenus accros. Ça les a mis en porte-à-faux avec leurs fournisseurs.

IL VOUS RESTE À LIRE 90 % DE CETTE HISTOIRE