Bowie est l’ennemi

David Bowie a endossé un grand nombre de rôles, de Ziggy Stardust au Thin White Duke en passant par de brèves apparitions cocasses, comme pour doubler un personnage du dessin animé Bob l’éponge ou faire un passage étrange dans Twin Peaks: Fire Walk with Me, le film de David Lynch. Le charisme de Bowie et sa présence lui ont permis de changer de personnage comme de chemise. Et pourtant, il n’avait pas choisi l’un des rôles les plus excentriques de sa carrière : pour certains citoyens du monde soviétique, David Bowie incarnait l’illustre et très chic ennemi d’un collectif d’artistes aspirant à devenir un mouvement de jeunesse connu sous le nom de Mitki. Au début des années 1980, David Bowie était déjà une célébrité internationale bien établie depuis plusieurs années. Pendant les années 1970, il s’était rendu par deux fois en URSS et avait posé pour des photos dans le Transsibérien et devant des monuments emblématiques, dont la cathédrale Saint Basile-le-Bienheureux de Moscou. L’Union soviétique avait pourtant banni la musique de l’Anglais sur son sol. Des restrictions médiatiques très strictes proscrivaient une large part de la musique populaire « influencée par l’étranger », des groupes de rock russophones comme Kino et AuktYon aux grands noms mondialement connus comme AC/DC et the Talking Heads.

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David Bowie en visite à Moscou

Cette politique de censure a empêché Bowie de jouer en public lors de ses visites dans les années 1970 et de vendre ses albums chez les disquaires. Dans des villes comme Saint-Pétersbourg – alors appelée Leningrad –, les initiés pouvaient pourtant se procurer sans trop de difficulté des enregistrements sur cassette de ses albums, grâce à un réseau clandestin de transcripteurs autodidactes, le samizdat (« auto-édition », en russe). La carrière de Bowie a connu un virage important en septembre 1982. Un contrat abusif le liait jusqu’ici à un manager peu scrupuleux, mais il allait expirer à la fin du mois, laissant au chanteur la liberté de choisir entre de nombreuses offres d’enregistrements juteuses. Le même mois, tandis que Bowie attendait de récolter son argent de l’autre côté du globe, dans une chaufferie au charbon de Leningrad, un jeune artiste du nom de Vladimir Shinkarev avait du mal à joindre les deux bouts. Mais son dur labeur, dans la pénombre des établissements officiellement reconnus par l’État soviétique, avait ses avantages : lui et d’autres jeunes de sa génération mettaient leur temps libre à profit pour s’adonner à leurs intérêts personnels. Dans le cas de Shinkarev, il s’agissait de peindre, d’écrire et de nouer des liens autour d’une quantité astronomique de bouteilles de Porto bon marché.

Devidouchka Boyouchka

Le 24 septembre, Shinkarev a commencé à travailler sur une série de pamphlets ironiques, qui distillaient l’esthétique de ses pairs dans le manifeste d’un mouvement de jeunesse. Ce mouvement devait s’inscrire en parallèle des contre-cultures occidentales comme le mouvement punk, mais sous un angle fièrement russe. Le pamphlet décrivait Dmitri Shagin non seulement comme la figure de proue du groupe, mais aussi comme son membre le plus représentatif. Peintre et compagnon de beuverie de Shinkarev avec une tendance à gentiment défier les conventions sociales – en serrant la main aux femmes et en faisant la bise aux hommes, par exemple –, Shagin incarnait la nature absurde du mouvement. Il proclamait partout son amour profond pour l’armée impériale russe et l’armée soviétique à la fois, et se disait surtout fasciné par la marine, sous tous ses aspects… tout en rejetant fermement la moindre forme de violence. C’est ainsi que le Mitki est né.

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Vladimir Shinkarev
Crédits : Vladimir Shinkarev

Publiés par morceaux par le réseau samizdat, qui distribuait sous le manteau l’œuvre de Bowie, les textes de Mitki ont rencontré un fervent accueil, d’abord parmi la jeunesse de Leningrad avant de gagner rapidement la quasi-totalité du monde russophone. La caractéristique essentielle de l’adhérent à Mitki était de porter une marinière tel’niashka bleue et blanche, l’habit traditionnel des marins russes, et d’afficher sa volonté pacifiste de « ne vaincre personne ». En ce qui concerne le nom, Shinkarev explique tout simplement qu’il était facile à taper : les lettres cyrilliques qui composent le nom Mitki (Митьки) sont alignées sur la dernière ligne du clavier russe. Le groupe fonctionnait comme un collectif flexible d’artistes d’avant-garde, apolitiques pour la plupart, et de leurs sympathisants, organisant des concerts et des expositions officieuses jusqu’à ce que la perestroïka leur permette de sortir de la clandestinité à la fin des années 1980.

Étant données les humbles origines du mouvement Mitki, tout droit sorti dans une chaufferie, le rejet total du glamour occidental au cœur de la philosophie idiosyncratique du groupe ne surprend pas. Quant au choix de Bowie comme principal représentant de ce glamour, c’est une question plus compliquée. Il se peut que ce soit le badinage de Bowie avec l’imagerie fasciste pendant sa période Thin White Duke qui ait provoqué le courroux de Mitki : un mouvement obsédé par les prouesses de l’armée russe – et donc de la victoire douloureuse de l’Union soviétique durant la Seconde Guerre mondiale – pouvait difficilement cautionner une telle chose. Sans doute le Mitki connaissait-il l’existence des séances photos du dandy à Moscou et désapprouvait l’idée que le rockeur ait pu se pavaner devant ces monuments russes. Le rejet de Bowie provient peut-être aussi des similitudes entre le chanteur britannique et le musicien russe –  et membre de Mitki – Boris Grebenshikov. L’historien Solomon Volkov remarque que Grebenshikov ressemblait à la star émaciée, et qu’il s’habillait parfois comme elle. Il est possible que Shinkarev ait choisi Bowie dans le rôle du méchant dans le but de taquiner son ami. Mais une chose est sûre : une fois que le Mitki avait désigné Bowie comme son Némésis, ses membres en ont gardé une impitoyable obsession. Shinkarev décrit Bowie comme l’antithèse absolue du style vestimentaire Mitki. Le véritable homme Mitki se devrait d’être si imperméable à la mode qu’il aurait pu « porter un costume de David Bowie comme s’il s’agissait d’un vieux manteau élimé ». Dans une publication Mitki plus tardive, Shinkarev raconte l’histoire d’un Américain, d’un Français et d’un Russe Mitki, qui essayent de secourir une femme tombée d’un bateau et échouent tous les trois. Selon Shinkarev, quand l’Américain et le Français arrivent dans l’histoire, l’homme Mitki se doit de pousser un cri ressemblant à : « Dans l’ensemble, ce David Bowie ! Quel con ! »

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David Bowie période Thin White Duke

Bowie servait de bouc émissaire au Mitki pour les pêchés de tous les Occidentaux orgueilleux. Cette parenthèse est suivie d’une allusion cryptique à un futur traité, intitulé L’Œuvre fondamentale : le Mitki et Bowie. Alexandar Mihailovic, professeur à l’université de Hofstra, se souvient d’une version alternative de « La femme par-dessus bord » avec une fin alternative, proposée par Dmitri Shagin, le porte-parole du Mitki. Dans cette variante, l’antagoniste – Bowie, bien sûr – s’en va sauver la femme sur un bateau équipé de gadgets technologiques. Tout son matériel tombe en panne et il ne parvient pas à la sauver, mais par miracle l’homme Mitki arrive à sauver Bowie et la femme en marchant sur l’eau. Il réconforte Bowie en lui donnant un surnom recherché : Devidouchka Boyouchka. Un dessin d’Aleksandr Florenski, membre du Mitki, fait référence au traité mentionné plus haut. Censé ressembler à la couverture d’un livre intitulé L’Œuvre fondamentale : le Mitki et Bowie, on y voit Bowie confronté à une représentation typique d’un membre du Mitki, avec le sous-titre : « L’Œuvre fondamentale : le Mitki et Bowie reste encore à écrire ». Bowie y apparaît rasé de près, les cheveux hérissés sur le crâne et une paire d’écouteurs trahissant sa dépendance à la technologie – ce que méprisaient les membres du Mitki.

Le chef spirituel

Les adeptes du mouvement Mitki se voyaient forcés d’afficher leur haine envers David Bowie avec ardeur. Pourtant, ce ressentiment ne s’ancrait pas forcément dans une aversion réelle. Le Mitki pratiquait une forme d’humour russe du nom de stiob : une parodie tellement poussée qu’il est impossible de discerner ce qui est sincère de ce qui ne l’est pas. L’ennemi Bowie est devenu un trope ironique, parmi les nombreuses figures que les membres du groupe répétaient ad nauseum pour renforcer l’identité collective du Mitki. À la fin des années 1980, le nom du Mitki avait pris assez d’ampleur pour assurer au collectif un certain succès et une véritable renommée dans sa région natale. Des concerts médiatisés et des meetings en présence de célébrités affaiblissaient toutefois les liens entre les fondateurs du mouvement. Shinkarev n’appréciait pas l’exposition grandissante du groupe aux yeux du grand public et l’a clairement exprimé en 2010 dans son livre La Fin du Mitki. Shagin, de son côté, poursuit son œuvre sous le sceau du Mitki, dans une version différente du contingent d’artistes originel.

En fin de compte, la fascination du Mitki pour Bowie était le fruit de son admiration.

Boris Grebenshikov, le rockeur et potentiellement à l’origine de l’acharnement contre Bowie, est allé jusqu’à se lier d’amitié avec ce dernier pendant la période plus permissive de la perestroïka. Aujourd’hui, Grebenshikov est considéré comme un vétéran de sa génération d’anciens musiciens d’avant-garde, et son groupe, Akvarium, fait partie du panthéon russe des dieux du rock. En 2006, il est passé à la radio sur Radio Rossii, la première station de radio publique de Russie, pour chanter les louanges de David Bowie. Grebenshikov a reconnu volontiers que la description qu’en faisait Shinkarev en tant qu’antagoniste était une farce, avant d’expliquer : « Regardez de plus près la technique incroyable de l’auteur Shinkarev. Et vous verrez qu’en vérité, David Bowie est, d’une certaine façon, l’alter ego du Mitki, son chef spirituel. » Et qu’en dit Shinkarev ? « Pour le Mitki, il semblait que David Bowie était un phénomène important et, de ce fait, un concurrent. L’homme Mitki, gentil, décontracté, imprévisible et négligé – un être humain, en somme – face à la grâce ondoyante et scintillante de David Bowie. Bien sûr qu’ils s’opposent, mais je n’ai jamais su ce que Bowie lui-même en pensait. » En fin de compte, la fascination du Mitki pour Bowie était le fruit de son admiration. Le but commun de la contre-culture internationale s’est avéré assez fort pour surmonter les différences de style et de contexte politique. Devidouchka Boyouchka, enveloppé dans une tel’niashka à rayures blanches et bleues, est accueilli à bras ouverts, dans un moment d’harmonie contre-culturelle. La représentation de Bowie par le Mitki, aussi fictive soit-elle, n’est pas si éloignée de l’effet que la musique du véritable Bowie peut produire : l’étrangeté radicale de Bowie pouvait troubler, mais elle avait aussi le pouvoir de brouiller les frontières.

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Boris Grebenshikov en 2009


Traduit de l’anglais par Claire Mandon d’après l’article « The Rise and Fall of Devidushka Bauyushka », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : La place rouge. Création graphique par Ulyces.