Durant l’été 1941, les délégués de la convention de la Fédération Américaine des Astrologues Scientifiques, qui se déroulait à Cleveland dans l’Ohio, assistèrent à une conférence donnée par un astrologue du nom de Louis de Wohl. Cet homme à lunettes d’origine germano-hongroise, la trentaine finissante et plutôt corpulent, faisait impression grâce à un goût vestimentaire flamboyant et des manières assurées. Il captiva l’auditoire en racontant qu’Hitler opérait sur les conseils « des meilleurs astrologues allemands ». Ces derniers avaient fomenté une attaque de l’Allemagne contre les États-Unis. L’invasion, semble-t-il, devait avoir lieu peu après le printemps suivant, une fois que Saturne et Uranus, les deux planètes « maléfiques », seraient en Gémeaux, le signe dominant de l’Amérique : « L’Amérique », mit-il en garde, « a toujours subi de graves événements lorsqu’Uranus est en Gémeaux. » De Wohl estimait néanmoins, en sa qualité de professionnel, que les étoiles laissaient présager pour Hitler un désastre éventuel. « Nous ne pouvons prédire la date de sa défaite », dit-il, « mais si les États-Unis entrent en guerre avant le printemps prochain, il est condamné. » Ce que personne ne réalisa, c’est que le discours de de Wohl était de la propagande pure, en provenance directe du gouvernement britannique qui tentait de faire entrer de force l’administration Roosevelt dans la Seconde Guerre mondiale, et ce par tous les moyens possibles. De Wohl était employé par le SOE (Special Operations Executive, l’unité de sabotage en temps de guerre), et il avait été envoyé aux États-Unis avec pour instructions de se présenter en tant qu’astrologue de renom, n’ayant aucune connexion avec la Grande-Bretagne, afin de saper la croyance américaine selon laquelle Hitler serait invincible. Comme le romancier d’espionnage William Boyd le disait lors d’une interview à la radio en 2008 : « À l’époque, le Service de sécurité britannique considérait le peuple américain bien plus crédule que nous autres Anglais. »

La corroboration surnaturelle des prédictions de de Wohl fit le tour du monde.

La visite de de Wohl à Cleveland faisait partie d’une tournée nationale de conférences et de débats médiatisés. Il fut interviewé par le New York Sun, qui écrivit un article intitulé « Un voyant prédit un complot visant à tuer Hitler ». On y détaillait les prédictions de de Wohl selon lesquelles Hitler serait « tué dans l’année ». Dans une interview avec le New York Sunday News, titrée « L’astronome d’Hitler prédit la fin de son rayonnement céleste », de Wohl révéla qu’il avait mis la main sur une lettre écrite par l’astrologue le plus respecté par Hitler, Karl Ernst Krafft, dans laquelle celui-ci confessait que d’après lui, Hitler ne gagnerait pas la guerre et que, de fait, il « disparaîtrait soudainement ». Le Los Angeles Times publia en première page un rapport sur les prévisions de de Wohl, dont la plus importante était qu’à moins que l’Amérique ne joigne l’effort de guerre contre les Nazis, l’Allemagne envahirait le pays en passant par le Brésil. De Wohl ne se garda pas de faire d’autres prédictions à court terme. Il annonça qu’un allié important d’Hitler, qui n’était ni un Allemand ni un Nazi, allait devenir fou sous dix jours. Et voilà que la presse rapportait que l’Amiral Georges Robert, un haut commissaire de Vichy qui officiait dans les Antilles françaises, avait perdu l’esprit et qu’on l’entendait crier et hurler toutes les nuits. La corroboration surnaturelle des prédictions de de Wohl fit le tour du monde : un journal cairote publia même plusieurs prophéties d’un astrologue égyptien qui – étrangement – correspondaient à la description de la chute d’Hitler faite par de Wohl. D’autres visions, celles d’un prêtre nigérien et d’un astronome sierra-léonais, prévoyaient le même cours des événements. Sans surprise, le public commença à croire de Wohl ; ils ne pouvaient savoir que les rapports de presse avaient été volontairement semés par les Anglais et que la lettre de Kraft était un faux. Les Américains étaient moins sceptiques qu’aujourd’hui au sujet de l’astrologie, comme le laisse penser la facilité avec laquelle les prédictions de de Wohl furent reprises avec crédulité par les médias. Et ce dernier fit tout pour : la mort d’Hitler était assurée, affirma-t-il lors d’une conférence de presse à New York. Elle se produirait lorsque Neptune entrerait dans sa maison de mort, au moment même où la progression de son Ascendant rejoindrait sa Neptune natale, ce qui serait provoqué par la transition d’Uranus. Il ajouta que le fait qu’Hitler fût alarmé par une prédiction aussi certaine de sa mort – puisqu’il était supposé croire en l’astrologie – constituait un avantage non-négligeable.

Au service de sa majesté

De Wohl était véritablement un astrologue praticien : dans ses mémoires parues en 1937, I Follow My Stars, il décrit un point déterminant de sa vie lorsque, jeune romancier à Berlin, il rencontra un homme dont l’habileté à produire des horoscopes exacts était si confondante que de Wohl se plongea lui aussi dans l’étude de l’astrologie. Le ton continuellement joyeux et confiant du texte, lequel dépeint de Wohl comme un courageux aventurier débordant d’énergie – il affirme avoir écrit son premier roman à l’âge de 21 ans en seulement quelques semaines, alors qu’il se remettait d’une maladie – laisse planer le doute quant à sa « conversion » à l’astrologie : était-elle sincère ou ne s’agissait-il que d’une opportunité financière, de la perspective d’une promotion sociale ? Quoi qu’il en soit, après avoir quitté l’Allemagne en 1935 – une nécessité compte tenu de ses origines juives –, de Wohl s’installa à Londres et se forgea une solide réputation de voyant au sein de cercles puissants. Il put bientôt vendre ses horoscopes 30 guinées pièce (plus de 1000$ actuels).

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L’espion
Crédits : StudioCanal

La nature de sa clientèle, parmi laquelle des diplomates étrangers et du personnel militaire, attira bientôt l’attention du MI5. Des officiers supérieurs des services de renseignement décidèrent qu’il pourrait être utile de le recruter. « Comme il est souvent d’un intérêt considérable de connaître la clientèle d’un astrologue, ainsi que les motifs de ces consultations », écrivit le Major Gilbert Lennox dans une lettre adressée au bureau militaire du MI5, « et qu’il est parfois plus intéressant encore d’entendre les conseils donnés par les étoiles, j’ai conclu un arrangement privé grâce auquel j’ai été personnellement informé du nom et d’autres détails concernant les clients de Louis. » Pendant ce temps, de Wohl tentait de persuader le pouvoir en place de la dimension vitale que sa contribution pourrait revêtir dans l’effort de guerre : il affirmait que l’ensemble des dates correspondant aux mouvements militaires d’Hitler étaient liées à des activités astrologiques. Il proposa de lire les horoscopes du Führer et de ses sbires, affirmant qu’il pouvait reproduire n’importe quel avis astrologique que le Troisième Reich recevait. Ainsi, il pourrait obtenir un aperçu fort utile de leur stratégie militaire, hautement imprévisible. Chargé de cette tâche douteuse, de Wohl s’installa seul en tant que département : le « Bureau de Recherche Psychologique » occupait plusieurs chambres à l’Hôtel Grosvenor House, sur Park Lane, où de Wohl préparait des rapports astrologiques sur des hauts-fonctionnaires militaires allemands.

À son zénith

Selon Ellic Howe, qui à l’époque était employé par le PWE (Political Warfare Executive, une unité de propagande clandestine rattachée au Bureau des Affaires étrangères), personne ne prit les rapports de de Wohl au sérieux. Cependant, ils réalisèrent que ses connaissances astrologiques pourraient être un instrument de propagande tout à fait viable. L’un de leurs projets était la « résurrection » d’un magazine astrologique allemand disparu, Zenit, qui devait être édité par de Wohl et distribué en Allemagne « de façon subtile ». Sous la supervision du chef du PWE, Sefton Delmer, le magazine professa des prédictions sur-mesure afin d’effrayer les forces allemandes. À titre d’exemple, un glorieux commandant naval allemand, Reinhard Suhren, était présenté comme ayant un horoscope si chanceux que ses subordonnés n’auraient pas à faire face au danger tant qu’ils se trouveraient « personnellement proches de sa personne ». Cependant, Suhren fut vite promu et muté hors de son navire – un détail duquel les services de renseignement anglais avaient sans doute été avertis. Le sixième et dernier article de Zenit révéla également que des leaders SS trahiraient bientôt Hitler. Lee Richards, dans son livre Black Art : British Clandestine Psychological Warfare Against the Third Reich, cite Delmer qui évoque ici son expérience de travail avec de Wohl : « Alors que j’avançais nerveusement mon interprétation de ce que j’espérais que les étoiles disaient, il me regarda en fronçant les sourcils avec une terrifiante férocité, comme s’il me reprochait mon cynisme hérétique. Puis il attrapa une poignée de cartes astrologiques de son secrétaire Chippendale et effectua de rapides calculs astraux. Cela fait, il se tourna à nouveau vers moi. Son froncement de sourcils s’était entre-temps changé en un sourire condescendant. Adoptant l’attitude d’un maître s’adressant à un néophyte prometteur, il dit dans un anglais teinté d’accent berlinois guttural : « Comment fais-tu cela mon ami ? C’est tout à fait extraordinaire. Il y a quelque chose de très juste dans ce que tu dis… » Alors s’ensuivait un jargon qui me paraissait absolument incompréhensible, à propos des constellations, de leurs aspects, de leurs signes et ainsi de suite. Mais je devais conserver la plus neutre des expressions lorsque j’adressais mes suggestions. Mon astrologue insistait toujours sur le fait qu’en aucun cas il ne prostituerait son savoir sacré à des fins de subversion, malgré son dégoût pour Hitler et tout ce en quoi il croyait. C’était simplement le fruit d’une coïncidence heureuse si ce que je suggérais coïncidait si souvent avec ce que les étoiles disaient en effet. »

De Wohl, qui n’était pas le plus modeste des hommes, pouvait se vanter du fait que ses prédictions permettaient de vaincre l’ennemi.

Le juste dénombrement par Zenit du succès récent des forces navales alliées, qui avaient tendu une embuscade à des sous-marins allemands U-boat – ce qui avait été rendu possible, en réalité, par le décryptage du code militaire « Enigma » par le MI5 –, fut particulièrement utile. Cela permit de mettre l’accent sur l’importance de la prise en compte des facteurs astrologiques si l’on voulait éviter de donner l’impression d’une « attraction presque magique pour les cuirassés et les destroyers ennemis ». En effet, un des rôles les plus valorisants de de Wohl pour l’espionnage britannique fut de constituer une couverture quant aux informations obtenues par l’interception de transmissions Enigma, qui étaient utilisées par le haut commandement allemand pour transmettre des ordres. Une fois que les cryptanalystes du fameux Bletchley Park HQ (Head Quarters – Haut Commandement) avaient décrypté le code, il était vital que personne ne soit au courant de l’outil extrêmement puissant qu’ils avaient à leur disposition. Ainsi, lorsque l’information passait des services de renseignement jusqu’aux quartiers de commandement, la source nommée était le Bureau de Recherche Psychologique de de Wohl – et de Wohl, qui n’était pas le plus modeste des hommes, pouvait se vanter du fait que ses prédictions permettaient de vaincre l’ennemi.

Reconversion

Ce fut l’odieuse personnalité de de Wohl qui, finalement, provoqua son éviction des sphères d’influence dont le prestige le ravissait tant. Il avait même réussi à persuader le colonel d’un département des services de renseignement militaires de lui accorder le rang de Capitaine d’armée ; et malgré une promesse de discrétion totale à ce sujet, il se « pavanait » à Londres, arborant fièrement sa tenue militaire. Une de ses connaissances raconta avoir vu de Wohl revêtir son « splendide uniforme d’officier » pour la première fois : « Louis était comme un gosse qui venait de recevoir ses cadeaux de Noël. Il se leva, s’assit, se releva, déambula dans la pièce et s’admira silencieusement dans un large miroir. » (L’amour de de Wohl envers les costumes s’étendait à un penchant pour le travestissement, ainsi que le nota soigneusement son acolyte.) Visiblement incapable d’observer la discrétion que sa posture requerrait, de Wohl fut rapidement considéré comme un boulet – une note dans son dossier au MI5, qui fut déclassifié en 2008, stipule : « Il est très doué pour se vanter, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de ses connexions avec le Bureau Militaire, le Ministère de la Marine, etc. Il pourrait s’agir d’un individu dont la nature le rend inapte à être employé à une quelconque activité secrète. »

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Gary Oldman dans La Taupe, de Tomas Alfredson, 2012
Crédits : StudioCanal

Une autre lettre le concernant, datée de mai 1943, dit: « J’ai l’impression que nous disposons aujourd’hui de suffisamment de faits permettant d’affirmer que de Wohl est indiscret, prétentieux et dans une quête constante de notoriété. Il serait donc certainement insuffisant de le placer sur la liste des chômeurs de l’armée. Il devrait plutôt être mis à la retraite. » Un seul problème se posait en ces termes : comment pouvaient-ils remercier l’homme qui s’était lui-même taillé la réputation d’être le devin de l’État britannique ? Un de Wohl blessé n’était certainement pas une perspective rassurante, la chose était claire depuis longtemps. Lorsqu’il rentra des États-Unis peu après le bombardement de Pearl Harbor – un événement qui, bien évidemment, rendit sa mission superflue – un officier du MI5 écrivit que de Wohl pouvait facilement « devenir un ennemi très dangereux compte tenu de la considérable influence que son charlatanisme lui permettait d’exercer sur les superstitieux haut placés. » Trois options furent considérées pour se « débarrasser de lui », parmi lesquelles l’idée de l’envoyer vivre dans un coin éloigné du pays et de restreindre ses mouvements. Les deux autres options furent expurgées. Dans I Follow my Stars, de Wohl raconte son voyage en Inde, à l’aube de ses trente ans. Il relate sa rencontre avec un yogi psychique qui lui prédit l’âge de sa mort : 61 ans. Dans les faits, il ne vécut pas aussi longtemps, mais il ne fut pas non plus viré du MI5. Au lieu de cela, il a graduellement perdu de l’importance, il s’est converti au catholicisme et fut récompensé pour ses services rendus à la cause Alliée : la citoyenneté britannique, qu’il convoitait tant, lui fut accordée. Néanmoins, il resta sous surveillance du MI5 jusqu’à la fin de l’année 1945. Après la guerre, de Wohl devint un auteur populaire et prolifique de romans contant la vie des saints. Parmi ceux-là, Jeanne d’Arc, Sainte Bénédicte et Saint François d’Assise. Son obsession pour l’astrologie, qui perdura une décennie, fut oubliée. Il s’avéra que sa carrière dans le monde de l’espionnage était une imposture totale. Malgré le fait que certains hommes de main d’Hitler croyaient en l’astrologie, comme Himmler, la discipline fut officiellement bannie de l’Allemagne nazie et l’homme identifié par de Wohl comme étant l’astrologue personnel d’Hitler, Karl E. Krafft, serait mort dans un camp de concentration. « Hitler considérait l’astrologie comme une absurdité », confirme Christopher Andrew, historien officiel du MI5, « mais la croyance selon laquelle il accordait de l’attention aux horoscopes a pénétré Whitehall. » C’est une perception historique erronée qui perdure encore aujourd’hui, avant tout grâce à l’étrange, le peu scrupuleux, mais néanmoins fulgurant Louis de Wohl.


Traduit de l’anglais par Jules Michel-Rodrigues. Couverture : Gary Oldman dans La Taupe, de Tomas Alfredson, 2012.