Un matin d’octobre

Le jour où il décida d’accomplir son voyage sacré, sa hijra vers l’État islamique, Mohammed Hamzah Khan, 19 ans, se réveilla avant l’aube dans sa maison de Bolingbrook, une banlieue de Chicago (Illinois). Il marcha jusqu’à la mosquée voisine pour prier. C’était le samedi 4 octobre 2014, par une matinée inhabituellement fraîche. Hamzah, jeune homme mince à la barbe noire bien taillée, était habillé pour un temps plus clément avec ses jeans, ses bottes et son sweat-shirt gris. Car, à la fin du jour, il serait parti pour de bon : il aurait quitté ses parents, ses amis, son pays et tout ce qui lui était familier pour un avenir incertain dans « le territoire sacré du Shâm », comme il appelait la Syrie. Il entraînerait avec lui son frère adolescent et sa sœur. « Allahou akbar », invoquait-il en compagnie des hommes de sa famille en tentant de chasser ses doutes : « Dieu est grand. » Enfermée dans sa chambre, en haut de la petite maison à deux étages des Khan, Mariyam*, la sœur de Hamzah, âgée de 17 ans, achevait elle aussi sa prière : « Amen. » Puis, habillée d’une longue tunique et d’un pantalon de tissu léger, elle noua un foulard sombre autour de ses cheveux noirs et ondulés, puis elle attendit que son frère revînt à la maison. Mariyam était une jeune fille délicate, aux yeux sombres étincelants, dotée d’une peau parfaite et d’un sourire radieux, ce que presque personne d’autre que sa famille ne voyait jamais en raison du niqab, le voile qui couvrait son visage. Bientôt, si tout se passait comme prévu, Mariyam serait probablement mariée à un djihadiste. Elle avait inspecté sa peau, à la recherche du moindre bouton. À quoi ressemblerait son mari ? Elle espérait qu’il serait beau et barbu comme Hamzah.

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Le centre commercial de Bolingbrook

Quand les hommes revinrent de la mosquée, juste avant six heures, Mariyam patienta jusqu’à ce qu’elle entende son père retourner au lit. Alors, pendant le court instant qui précédait le réveil de ses parents, elle plaça quelques oreillers sous ses couvertures pour faire croire qu’elle dormait encore et elle repassa mentalement la liste de ce qu’elle devait emporter : des vêtements (pour cinq jours), des bottes, des chaussettes chaudes, une brosse à dents, une brosse à cheveux, son niqab, son hijab, le Coran et deux tubes de mascara Maybelline Great Lash (juste au cas où elle s’enfuirait). Elle enfila une abaya noire et sa veste à capuche préférée, celle aux motifs léopard, et jeta un dernier regard à sa chambre. Puis elle attrapa sa valise, descendit les escaliers à pas de loups, se glissa par la porte avec ses frères et fila vers l’aéroport dans un taxi. Les trois enfants Khan (*le prénom des deux plus jeunes a été changé car ils sont mineurs) avaient préparé leur voyage depuis le printemps, en communiquant par Internet avec des gens qu’ils croyaient être des sympathisants de l’État islamique en Syrie.

Pendant ce temps, ils obtinrent secrètement des passeports, des visas et, la semaine précédant leur départ, trois billets d’avion pour Istanbul, pour un coût total de 2 600 dollars payés avec l’argent que Hamzah avait économisé grâce à son travail dans un magasin d’articles ménagers. Une fois en Turquie, leur plan prévoyait de voyager en bus depuis Istanbul jusqu’à la ville d’Adana, à douze heures de route. Là-bas, ils appelleraient un numéro de téléphone que leur avait donné l’un des sympathisants de l’État islamique rencontré sur la toile. « Et après… eh bien… j’en sais rien », admit Hamzah plus tard, devant le FBI. Les services que Hamzah voulait rendre à l’État islamique n’étaient pas clairs, même pour lui. À en croire la retranscription de son interrogatoire lors de sa mise en détention, Hamzah confia au FBI qu’il souhaitait jouer un « rôle de service public » – apporter le ravitaillement en nourriture, peut-être, ou devenir policier. Peut être « un rôle de combattant », avança-t-il vaguement, ne sachant  pas ce que lui aurait réservé ce rôle. Hamzah n’avait jamais manié de revolver, et encore moins tiré. Son idéal était simple : il voulait aider les musulmans. Il n’avait pas l’intention de revenir aux États-Unis.

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Hamzah
Crédits : Mohammed Hamzah Khan/Facebook

« Un État islamique a été établi, et il est donc du devoir de tout homme ou femme valide d’y émigrer », avait écrit Hamzah dans une lettre laissée à ses parents, expliquant pourquoi il abandonnait le confort de la banlieue pour le Califat : « Je ne peux vivre sous une loi qui me fait craindre d’exprimer mes croyances. » Son frère de seize ans, Tarek*, avait adopté un ton plus véhément : « Cette nation est ouvertement ennemie de l’Islam et des musulmans », avait-il écrit dans sa propre lettre d’adieu, « le mal que fait ce pays me rend malade. » Les deux lettres contenaient de troublantes similitudes, comme si elles avaient été copiées d’après un même modèle. Elles faisaient toutes deux référence aux guerres américaines menées dans les pays musulmans, et les garçons disaient qu’ils se sentaient responsables des souffrances infligées : « Je ne peux tout simplement pas rester assis ici et laisser mes frères et sœurs être tués avec l’argent que j’ai durement gagné », écrivait Hamzah. « Vivre dans ce pays est haram (“péché”) », renchérissait Tarek qui, comme son frère – un fanatique de la pizza qui aimait Comedy Central et Lil Wayne –, se plaignait de l’immoralité des sociétés occidentales. Tous les trois avaient écrit leur volonté d’échapper à la dunya, le monde matériel (même si « ce que j’aime le plus est le confort », admettait Tarek) et, s’ils parvenaient à le faire sans encombre, ils espéraient que leurs parents puissent les rejoindre. Certes, la région était bombardée, disait Hamzah, « mais n’oublions pas que nous n’avons pas été mis sur terre pour le confort. » Ils suppliaient leurs parents de ne pas appeler la police : « Nous serons tous en grand danger si vous le faites », avait écrit Mariyam dans sa propre lettre. « Au moment où vous lirez ces mots, nous serons peut-être capturés, bloqués, ou peut-être même tués », ajoutait-elle. « Je jure que c’est la chose la plus difficile que j’ai jamais eu à faire. »

La terreur

L’après-midi du 4 octobre, les autorités fédérales guettaient les adolescents Khan lorsqu’ils passèrent les écrans de sécurité à l’aéroport international O’Hare. À la porte d’embarquement d’Austrian Airlines, les enfants furent mis à l’écart et interrogés par les douanes américaines, qui les remirent ensuite entre les mains du FBI. En fin de journée, Hamzah était arrêté et accusé « de tentative intentionnelle d’apporter un soutien matériel et des ressources » à une organisation terroriste sous forme de personnel – en l’occurrence lui-même. Reconnu coupable, il écoperait de 15 ans de prison, et sans doute plus si d’autres charges étaient ajoutées à celle-là.

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L’aéroport vu du ciel

Les poursuites contre Hamzah intervinrent au moment où Washington fit de la lutte contre le pouvoir d’attraction de groupes comme l’État islamique l’une de ses priorités : « Nous menons des enquêtes sur des gens plus ou moins radicalisés dans chacun des cinquante États du pays », m’expliquait récemment James Comey, directeur du FBI. Bien qu’on ne sût pas précisément comment les autorités fédérales en vinrent à cibler les Khan, le fait que des informateurs du gouvernement épient la toile n’est pas un secret. Habituellement, les agents montent ces affaires en rassemblant des renseignements et en tendant des pièges à des cibles sans méfiance dont beaucoup, comme Hamzah, sont arrêtées à l’aéroport. Selon le Centre sur la sécurité intérieure de la Fordham Law School, 33 personnes aux États-Unis ont été détenues et interrogées l’année dernière pour avoir tenté d’aider ou de rejoindre l’État islamique. La plupart de ces affaires impliquaient des adolescents ou des adultes âgés d’à peine vingt ans. Dans le cas de trois lycéennes de la région de Denver qui étaient parvenues jusqu’à Francfort avant d’être repérées par les autorités allemandes et rapatriées aux États-Unis, la plus jeune avait 15 ans. Jusqu’ici, 24 des interpellations ont abouti à des inculpations fédérales. Mais, comme les dossiers concernant des adolescents sont tenus secrets, il est possible que plus de jeunes encore aient été suivis sans que le public le sache. L’administration Obama a reconnu que l’un des défis majeurs est de parvenir à contrer l’efficacité de l’État islamique sur les réseaux sociaux. À tel point qu’un représentant du département de la Justice a récemment concédé que le ministère cherchait comment poursuivre ceux qui clamaient leur soutien à l’État islamique sur Twitter : « C’est une guerre des idées, nous devrions être capables de la gagner », remarquait John Carlin, le procureur général adjoint, lors d’une récente conférence. Pourtant, il reconnaît que le gouvernement n’a pas encore de stratégie cohérente : « Comment pouvons-nous expliquer qu’une idéologie basée sur la mise en esclavage d’autres gens, sur le meurtre de femmes et d’enfants, et qui est fondamentalement nihiliste ne devrait pas vous attirer ? »

Bien que le gouvernement ait présenté un certain nombre d’initiatives supposées contrer l’extrémisme, l’outil le plus efficace pour le moment semble être le système judiciaire. La plupart de ces cas, comme près de 200 autres instruits depuis le 11 septembre 2001, reposent en effet sur une large interprétation d’une disposition du code pénal fédéral connue comme loi sur l’assistance matérielle. Elle criminalise un large éventail d’activités, depuis l’apport d’armes, d’argent, de personnel ou d’entraînement, jusqu’à l’offre de secours humanitaires, de formation à la résolution des conflits ou autre « expertise ou assistance ». « Tout ce que cette loi sur l’assistance matérielle exige, c’est que la personne soutienne un groupe ou un ensemble d’idées auxquelles le gouvernement n’adhère pas », explique David Cole, professeur à l’école de droit de l’université de Georgetown et auteur de Less Safe, Less Free: Why America Is Losing the War on Terror (« Moins en sécurité, moins libre : pourquoi l’Amérique perd la guerre contre le terrorisme »). « C’est une loi extrêmement vaste et les procureurs aiment ce genre de lois qui facilitent l’instruction d’une affaire. Le risque, c’est d’envoyer beaucoup de gens qui n’auraient jamais commis de violence en prison – et pour longtemps. »

Pour l’avocat de Hamzah, le zèle que met le gouvernement à poursuivre ces jeunes est avant tout dû à la crainte « d’en manquer un ».

Si l’on en croit les procureurs fédéraux, Hamzah Khan, son frère et sa sœur « ont senti une obligation religieuse à rejoindre l’État islamique… avec l’espoir d’un djihad violent ». Lors de l’audition de Hamzah, en novembre, le procureur adjoint, Matthew Hiller, a expliqué que le fait que les adolescents « aient minutieusement élaboré un plan pour abandonner leur famille… et abandonné leur pays pour rejoindre une organisation terroriste » montrait, au minimum, leur « radicalisation ». Hiller a demandé aussi que Hamzah soit gardé en détention préventive afin de « protéger la communauté de l’accusé et de son intention de quitter la société occidentale pour rejoindre l’État islamique. » Nulle part, dans cette déclaration, ne figure l’affirmation selon laquelle l’intention de Hamzah de rejoindre l’État islamique signifiait également la volonté de commettre un crime contre les États-Unis. Pourtant, cette crainte est au cœur de l’affaire des Khan et, virtuellement, de toutes les poursuites liées à l’État islamique, même si, pour l’instant, il y a peu de preuves que ceux qui sont allés en Syrie ont l’intention de revenir dans leur pays. « Ils s’embarquent pour participer à une guerre civile », affirme Michael German, ancien agent du FBI désormais membre du Brennan Center for Justice à l’université de New York. « Et, à travers l’Histoire, nous avons vu d’autres gens faire la même chose, que ce soit durant la guerre d’Espagne, quand des Juifs américains partent combattre pour Israël, ou quand des catholiques américains voulaient rejoindre l’IRA. Mais plutôt que de comprendre, dans leur contexte, les raisons qui les attirent, nous les jugeons comme s’ils allaient partir pour devenir des terroristes, et, ensuite, diriger leur haine contre les États-Unis. »

Pour l’avocat de Hamzah, Tom Durkin, le zèle que met le gouvernement à poursuivre ces jeunes est avant tout dû à la crainte « d’en manquer un », comme il dit, qu’à la véritable conviction que des gens comme Hamzah sont dangereux : « Le fait est que ces gosses ne sont pas des “terroristes”, aucune définition juridique ne dit cela », dit Durkin. « Le problème vient du fait que ces poursuites font désormais partie de la “guerre contre le terrorisme”. Et aussitôt que vous déclarez la guerre contre quelqu’un ou quelque chose, il vous faut le vaincre. » L’avocate de Mariyam, Marlo Cadeddu, avance que si les enfants Khan sont coupables de quelque chose, c’est avant tout d’une sorte de pensée magique : « C’étaient des jeunes gens naïfs, ils étaient à l’abri et ont plongé dans le délire d’une utopie musulmane », dit-elle. « Il est difficile d’être un adolescent et un musulman pieu dans l’Amérique post-11 septembre, et l’État islamique joue de cette insécurité d’une manière très habile. »

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Zarine et Shafi Khan
Crédits : Chicago Tribune

Le prince Hamzah

La communauté musulmane de Chicago est l’une des plus anciennes et des plus importantes des États-Unis, et une part significative d’entre elle est originaire de la diaspora sud-asiatique. Les parents de Hamzah, Shafi et Zarine, naturalisés citoyens américains, sont nés à Hyderabad, la quatrième ville d’Inde. Ils sont disciples de l’école islamique Deobandi, un courant fondamentaliste du sunnisme qui exige un respect strict de la charia et a influencé les réseaux djihadistes du Pakistan ou d’Afghanistan. Pourtant, les Khan suivent un mouvement pacifiste qui prêche que la véritable bataille des musulmans est avant tout spirituelle. Jeune homme modeste, Shafi avait 20 ans quand il est arrivé à Chicago avec ses parents, en 1986. En 1994, il est retourné en Inde pour un mariage arrangé avec Zarine, alors âgée de 21 ans et étudiante à l’université de Hyderabad. De retour à Chicago, le couple s’est établi sur la Devon Avenue, un quartier réputé pour être le point d’arrivée des migrants du sous-continent indien. En 1995, leur premier enfant est né, Hamzah, suivi de Mariyam en 1996, de Tarek en 1998 et d’une autre sœur en 2000. Pour faire vivre sa famille, Shafi, qui poursuivait ses études, travaillait au service clientèle d’une banque. Zarine, qui avait abandonné ses ambitions scientifiques pour se marier et avoir ses enfants, travaillait comme enseignante à temps partiel dans une école primaire. En 2005, ils ont suivi le chemin de nombreux musulmans indiens et pakistanais pour s’installer dans la banlieue ouest de la ville, d’abord à Des Plaines, près de O’Hare, puis à Bolingbrook, après la naissance de leur cinquième et dernier enfant, en 2011. Les quartiers périphériques à l’ouest de Chicago présente un décor fait de centres commerciaux sans grâce et de maisons tout aussi ternes. Autrefois blanche comme neige, cette partie de l’agglomération a suivi les tendances démographiques nationales et les populations sud-asiatiques y représentent désormais 6 % du total. Au cours de la dernière décennie, au moins quinze mosquées et centres culturels islamiques ont vu le jour dans le coin, très vite intégrés au paysage : mosquées, 7-Eleven, McDonald, église, Walmart, boucher halal, Taco Bell, synagogue, Planet Fitness.

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Une rue typique de Bolingbrook

Aussi peu inspirante que puisse être cette banlieue, les Khan y ont trouvé beaucoup de choses appréciables. En Amérique, on obtient ce pourquoi on paie : une maison, une voiture, des rues propres, des soins médicaux. Ils appréciaient la gentillesse des Américains et, comme Zarine l’a souvent remarqué, « leur respect du labeur et de la vie humaine ». Pourtant, ni elle ni son mari ne se sentaient parfaitement bien ici. La violence de la culture populaire en particulier, dérangeait Zarine. Quand Hazmah avait huit ans environ, la télévision tomba en panne : les Khan décidèrent de ne pas la remplacer. Bien qu’ils aient un ordinateur avec un accès Internet, Shafi et Zarine contrôlaient les habitudes de leurs enfants, les autorisant à regarder des dessins animés ou à lire les informations mais jamais à surfer tout seuls sur la toile : « Nous voulions préserver leur innocence », a confié Zarine plus tard au Washington Post. Le 11 septembre 2001, Zarine et Shafi vivaient à Chicago depuis sept ans. Hamzah avait six ans, Mariyam quatre, les deux enfants plus jeunes commençaient à peine à marcher. Les Khan, horrifiés par les attaques, essayèrent de ne pas regarder les actualités. Parfois, Zarine entendait parler de femmes à qui on arrachait leur foulard en public, mais cela ne lui est jamais arrivé.

En revanche, elle avait droit à des regards pesants quand elle faisait ses courses. Ce qui, disait-elle, était « compréhensible » au vu de ce qui s’était produit le 11 septembre. Mais à Chicago, comme dans la plupart des villes du pays, il y avait des exemples plus visibles de discrimination. Tout le monde avait entendu des histoires de personnes ayant été harcelées ou arrêtées à l’aéroport, ou dont les papiers d’immigration étaient mystérieusement retenus. Beaucoup de familles musulmanes connaissaient au moins un enfant qui avait été moqué, appelé « Oussama » ou « terroriste » dans la cour d’école. En ces temps où les agents du FBI étaient infiltrés (dont plusieurs à Chicago), il était admis qu’un étranger qui entrait dans une mosquée pour la prière du vendredi et commençait à employer une rhétorique extrémiste était probablement un espion. Au lieu d’envoyer leurs enfants à l’école publique, les Khan les avaient inscrits dans une école primaire musulmane et, plus tard, dans un établissement privé confessionnel, le College Preparatory School of America (CPSA), qui prétend offrir « l’excellence académique dans un environnement islamique ». Mohamed Chaudhry, un ami des Khan et fidèle de leur mosquée, a aussi envoyé ses enfants dans cette école qui, dit-il, leur a inculqué les valeurs musulmanes appropriées. Mais il l’a aussi fait pour des raisons de sécurité : « Pour être honnête avec vous, je ne veux pas que mes enfants soient traités de terroristes. » ulyces-teenagejihad-06

Le problème, remarque Ahmed Rehab, directeur exécutif de la section de Chicago du Council on American Islamic Relations, c’est qu’en «bichonnant » leurs enfants dans les écoles islamiques, les parents courent le risque de les isoler. Quand ils en sortent, interroge-t-il, « est-ce que ces enfants sont préparés à ce qu’ils voient ? ». Aux dires de tous, les Khan ont maintenu leurs enfants à l’abri dans un cocon affectueux. D’autres parents ont remarqué les bonnes manières et l’obéissance de ces enfants qui avaient de bonnes notes, étaient bénévoles à l’école religieuse de la mosquée, à la garderie, pendant les camps d’été et qui se montraient toujours polis et serviables. La religion jouait un rôle central dans leur vie et ils faisaient l’effort de prier cinq fois par jour. Mais c’était aussi des enfants américains comme les autres, qui grandissaient en suivant un régime régulier de dessins animés, d’histoires de super-héros et de fictions pour adolescents : Percy Jackson, le voleur de foudre, la série Maximum Ride, la trilogie Legend. Enfant, Mariyam adorait Les Aventures des scouts musulmans, un dessin animé diffusé sur la toile par le site islamique MuslimVille.tv. Elle était aussi une inconditionnelle du héros très américain Kim Possible. Hamzah aimait Batman. Leur frère Tarek idolâtrait Wolverine. Fans de mangas, ils avaient créé leur propre langue imitant le japonais, qu’ils utilisaient comme code secret. À l’âge de dix ans, Hamzah a abandonné l’école et s’est inscrit dans un institut islamique pour apprendre le Coran et ainsi devenir un hafiz. Il a passé près de deux ans et demi à apprendre 600 pages de texte en arabe, jusqu’à ce que les phrases roulent sur sa langue comme de la poésie. Pour les familles musulmanes très religieuses, particulièrement celles de la communauté sud-asiatique, faire suivre aux enfants ce programme qui est à la fois un signe de piété et de grand prestige n’est pas inhabituel. Mais comme Hamzah ne parlait qu’anglais et ourdou, il avait une idée approximative de ce que signifiaient réellement les mots arabes. Parmi les enfants Khan, Hamzah était sans doute le plus sensible, un doux rêveur. Il adorait dessiner, éprouvait une tendresse particulière pour les enfants et servait de trésorier à la section de l’UNICEF de son école. Les histoires des familles de réfugiés en Syrie, à Gaza ou au Soudan l’émouvaient tant qu’il décida de devenir pédiatre afin de pouvoir travailler avec Médecins Sans Frontières. Mais il réalisa rapidement qu’il ne pourrait endurer huit ans d’études médicales : après avoir été diplômé du lycée en 2013 et s’être inscrit à l’université Bénédictine, il décida d’étudier les sciences informatiques.

En octobre de sa première année, il semblait déjà sous pression : « examens calc. et chim. à la suite », avait-il écrit un jour sur Twitter, « Besoin de duas (« prières ») !!» L’un des professeurs de Hamzah au CPSA, qui s’est confié à moi sous couvert d’anonymat (l’école a refusé tout commentaire sur les Khan et a demandé au personnel de faire de même), doute que Hamzah ait eu les compétences requises pour une carrière scientifique : « Il n’était pas taillé pour devenir ingénieur », dit-il, « il donnait toujours l’impression d’être naïf, presque simple. » Des insinuations sexuelles lui traversaient l’esprit. Mais bien qu’il ait un cercle d’amis, il n’avait pas l’esprit de groupe et l’effronterie que d’autres acquièrent dans la foulée. Selon ce professeur, la triche a parfois été un problème dans cette école où une pression terrible est exercée sur les élèves pour qu’ils excellent en sciences, mais Hamzah n’y a jamais pris part : « Cela fait partie de son innocence », avance-t-il, alors que « le reste des enfants semblent dire : “Écoute, on ne peut pas toujours être des modèles de vertu”. » Hamzah avait vu en l’Islam un monde de sagesse infinie dont les règles et le passé l’intriguaient. Imprégné des histoires de Mahomet et ses compagnons, des sultans et des califes qui vinrent après lui, Hamzah imaginait ces temps comme une époque « plus simple », lorsque l’Islam fleurissait à travers le vaste empire (ou « califat ») et que la communauté des musulmans (la Oumma) était unie.

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Le prince Hamzah
Crédits : Mohammed Hamzah Khan/Facebook

Au lycée, même s’il aimait encore faire des vidéos gags avec ses amis ou écouter des rappeurs comme Waka Flocka Flame, il avait commencé à trouver ces activités futiles, manquant de l’honneur et du romantisme propres à un vrai défenseur de la Oumma. En 2014, il avait créé une page Tumblr qu’il avait appelée « Les porteurs de flamme du Tawhid », consacré à des « messages sur des événements importants et des fidèles de l’Islam depuis la période de Mahomet (la paix soit avec lui) », bien qu’il y postait aussi parfois sa propre poésie. Sur Twitter, il se présentait lui-même sous le pseudo de @lionofthe-d3s3rt, inspiré de son prénom qui veut signifie « lion » et en référence aux antiques combattants de la liberté du Moyen-Orient. Il avait taillé sa barbe à la manière d’un prince arabe et, comme il se trouvait beau ainsi, il avait posté une photo sur sa page Google+ : debout devant une maison de banlieue, ses cheveux noirs enveloppés dans un keffieh de style saoudien, le menton haut, regard fixé sur quelque horizon lointain : La Mecque ? Chicago ? Burger King ? Qui pouvait le savoir ?

La lionne

Mariyam, tout aussi plongée dans ses rêves, était plus concentrée. Lectrice boulimique, elle furetait à travers la plupart des romans pour ados figurant sur la liste des best-sellers du New York Times et passait des heures à tirer des plans sur la comète. Elle allait être astronaute. Puis elle décida d’être plutôt paléontologue, ou chirurgienne. Comme son frère, elle était devenue aussi une hafiza, ce qui, dans son cas, avait pris trois ans car elle était méticuleuse vis-à-vis du Coran, mémorisant chaque phrase et passage encore et encore, jusqu’à ce qu’elle puisse le réciter sans erreur : « J’aime que les choses soient parfaites, j’aime être la meilleure », dit-elle. Pour s’en convaincre, il aurait suffit de la regarder – si elle l’avait permis. Bien que le port du niqab ne soit généralement pas imposé par l’Islam, Mariyam, comme sa mère, ont choisi de se couvrir entièrement, à l’exception du front et des yeux. En public, Mariyam, du haut de son petit mètre soixante, ressemblait à l’ombre muette de Zarine, à qui elle était profondément attachée. Mais à la maison, où elle ne couvrait que sa tête, elle était différente, plus vive, curieuse intellectuellement, bavarde, parfois angoissée et d’humeur changeante. Elle était affectée par les guerres en Irak et en Afghanistan. Elle s’inquiétait des souffrances des musulmans – surtout les enfants – où qu’ils soient dans le monde. Elle se faisait également du souci pour les choses habituelles des adolescentes : ses cheveux, sa peau, son poids. Honteusement, elle avoue maintenant qu’elle a été obsédée pendant un temps – d’accord, durant environ trois ans – par le groupe Linkin Park, dont elle connaissait les paroles par cœur et les écrivait partout. Il y avait aussi les ballades de Taylor Swift, une passion secrète. Mais les garçons eux-mêmes étaient strictement exclus par l’interprétation hyper-conservatrice de l’Islam que lui avaient transmis ses parents. Elle pouvait encore rire, plaisanter, faire du vélo et grimper aux arbres avec ses frères, mais une fois la puberté atteinte, elle devait éviter les garçons étranges, sauf si elle avait besoin de demander une adresse à quelqu’un.

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L’État islamique forme ses miliciens dès leur plus jeune âge

Cela ne lui posait pas réellement de problèmes, car Mariyam était douloureusement timide. Son niqab était son bouclier et, derrière le voile, elle pouvait observer – ce qu’elle faisait avec avidité –, sans avoir à s’engager. Cette timidité, combinée à son perfectionnisme inné, créait un puits d’anxiété dans lequel elle avait plongé immédiatement après avoir appris le Coran. Elle avait manqué toute sa scolarité au collège bien qu’elle ait essayé de se maintenir à flot avec l’enseignement à domicile. Du coup, elle était passée à côté des tourments de cet âge maladroit qu’est la préadolescence : les plus belles amitiés, les rivalités et les petites jalousies. Alors, elle avait dit à sa mère qu’elle ne voulait pas retourner à l’école. Zarine la suppliait de changer d’avis : « Je lui disais chaque jour : “Tu vas regretter ça quand tu seras à la fac” », se souvient Zarine, « Tu diras que tu as manqué ta vie de lycéenne. » Mariyam avait insisté, dit qu’elle préférait apprendre à la maison et s’inscrire à un programme d’enseignement par correspondance. Ainsi, l’année de troisième passa, puis celle de la seconde. À côté de ses études, elle s’échappait grâce à la cuisine, au dessin et aux vidéos sur YouTube. Elle avait développé une passion pour le maquillage des yeux à la manière des Arabes, qu’elle expérimentait dans sa chambre : elle essayait un look de princesse indienne un jour, celui d’une Arabe sensuelle le lendemain, mais elle prenait bien soin de tout effacer avant que quelqu’un ne pût la voir. Bien qu’elle ne l’ait jamais admis, sa solitude était atroce. Au bout d’un moment, même une virée au Walmart avec sa mère était excitante pour elle.

Et puis, à 16 ans, Mariyam a commencé à changer. Elle a arrêté d’écouter de la musique, elle a cessé de regarder des dessins animés et de lire des romans. Elle n’a plus regretté ses amis, ne s’est plus inquiétée de savoir si elle pourrait retourner au lycée. Elle savait que cela n’avait plus d’intérêt. La seule chose qui importait pour elle était la religion. Pendant que ses frères et sœur étaient à l’école et travaillaient sur des projets pour la prochaine exposition scientifique, elle se ruait sur ses leçons pour se pelotonner dans un coin et lire les hadiths – les actes et paroles rapportés du prophète – et d’autres livres d’érudits musulmans. Ses héros étaient des hommes comme Muhammad al-Fatih (le Conquérant), Muhammad bin Qasim et Saladin – le célèbre guerrier musulman qui mena vaillamment le djihad pour défendre l’Islam et son expansion. Le terme « djihad » renvoie à deux concepts distincts en Islam : le grand djihad, qui est le combat quotidien pour vivre une vie pieuse, et le petit djihad qui, selon la plupart des érudits, renvoie à la guerre et pas seulement à un combat spirituel et existentiel. Mariyam se voyait elle-même moins comme une guerrière que comme une protectrice. Dans ses réflexions personnelles, elle pouvait être très féroce, agacée de voir les musulmans américains refuser de mentionner le djihad par peur d’être mal compris : « Quand arrivent des discussions sur le djihad, les hommes détournent leur visage ou baissent la tête pour éviter votre regard, ou bien il vous agressent », écrit-elle dans une note non datée en qualifiant les hommes de sa communauté de « lâches » et les femmes d’ « égoïstes ». La voie juste lui semblait évidente, pourquoi aucun d’eux ne la voyait alors ? « Ils ne veulent pas croire », disait-elle, « ils s’emportent contre toi, se moquent et ridiculisent ce que les meilleures personnes sur cette Terre aiment et portent avec passion dans leur cœur. Diront-ils la même chose quand ce sera le crâne de leur enfant qui sera écrasé, leur mari qui sera torturé, leur père qui sera abattu et leur mère qui sera violée ? »

Un nombre sans précédent de jeunes musulmans ont tenu compte de cet appel.

Car si ce niveau de violence semblait bien improbable en Amérique, ce n’était pas le cas en Syrie ou en Irak. Et ce n’était peut-être pas si éloigné de Chicago : en 2012 avait eu lieu un crime de haine contre le CPSA, quand une bouteille de 7-Up remplie d’acide avait été lancée sur le bâtiment durant la prière du ramadan. La même année, le républicain Joe Walsh, le membre local du Congrès qui était en campagne pour sa réélection, avait affirmé que des musulmans « essaient de tuer des Américains chaque semaine » aux États-Unis. Quelques jours plus tard, un homme avait terrorisé les alentours d’une mosquée avec un fusil à plombs. Pour certains enfants musulmans, les préjugés, la discrimination et la violence n’ont fait que renforcer ce qu’ils pouvaient ressentir depuis longtemps : « Pour un adolescent musulman américain, ton pays est en guerre avec les musulmans depuis que tu es en âge de raisonner », explique Omer Mozaffar, érudit et aumônier musulman à l’université Loyola de Chicago. « C’est le seul prisme avec lequel ces jeunes voient le monde. C’est aux actualités, sur la toile, c’est dans la Xbox – il suffit de regarder Call of Duty où ils combattent les musulmans en Irak et en Afghanistan. C’est partout dans l’air… » Et pourtant, que pouvait faire Mariyam, ou Hamzah, ou n’importe quel autre ado musulman mécontent face à cela ? Ils étaient des milliers comme eux, sur Twitter et Facebook, tout un monde de gamins qui débattaient des hadiths, parlaient de dessins animés, angoissaient devant les dernières atrocités commises en Syrie et partageaient entre eux des images de lions, de dinosaures, de bébés tigre ou de leur petite sœur. Ils venaient du même genre de désert que Bolingbrook : de Perth, de Cardiff, de Manchester, de Portsmouth et des cités de Londres aussi bien que de Paris, Berlin, Bruxelles, Minneapolis ou Denver. Beaucoup étaient aussi nés dans ces villes et pourtant ils ne se sentaient jamais pleinement américains ou britanniques, australiens ou français, mais ils ne se sentaient pas non plus « musulmans » – ou du moins pas autant que les lions et les lionnes de l’Islam qu’ils pensaient devoir devenir. « Frères et sœurs, la douleur est réelle », écrivait un témoin supposé du carnage syrien sur son blog très populaire, en lançant un « signal d’alarme » à tous les akhis et ukhtis (frères et sœurs) du dar al-kufr (le territoire des incroyants) qui, où qu’ils soient, souhaitent ardemment rejoindre le dar al-Islam, le territoire des fidèles. « Les nouvelles des atrocités ne nous parviennent plus chaque semaine ou chaque jour, mais chaque heure de chaque jour, nous apprenons de nouveaux massacres, des transgressions, des oppressions contre nos frères et sœurs de foi. Si vous êtes fatigués et ne pouvez plus supporter de voir, de lire, d’entendre les témoignages des atrocités, alors, indéniablement, le temps est venu pour vous d’agir. » Un nombre sans précédent de jeunes musulmans ont tenu compte de cet appel. « Je jure par Celui qui tient mon âme entre ses mains que je n’abandonnerai pas, même si le monde entier se tourne contre moi », avait écrit Mariyam, avec toute la passion que son cœur de 17 ans pouvait contenir.

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Les jeunes combattants de Daech

Mariyam Khan passait presque toutes ses journées seule, « à penser », écrivait-elle sur sa page Ask.fm. En lisant attentivement les forums islamiques, elle avait découvert Kalamullah.com, un site britannique qui rassemble un large éventail de documents. Ceux qui veulent lire ou écouter les discours d’Anwar al-Awlaki, le religieux américain puis yéménite soupçonné de recruter pour Al-Qaïda, peuvent le faire sur ce site, mais Kalamullah met aussi en ligne des informations de plusieurs groupes humanitaires et, ce qui avait eu peut-être une résonance particulière pour Mariyam, un lien vers des vidéos quotidiennes de la Syrie. En 2013, Mariyam s’était immergée dans la crise en Syrie – ou Shâm, comme elle l’appelait désormais, un nom qui est aussi celui que donne l’État islamique au territoire comprenant de larges portions de la Syrie et de l’Irak plus tard appelé « le califat ». Ayant adhéré à cette cause, elle avait participé à une campagne sur les réseaux sociaux en faveur d’un prisonnier musulman et retweetait les photos des victimes de violences au Moyen-Orient. Elle était influencée par les forums islamiques qui propageaient une vision violemment anti-occidentale : tous les non musulmans étaient des kuffars, tous les chiites des apostats, tous les imams du courant majoritaire, les érudits et les musulmans qui « délayaient leur religion » étaient des « noix de coco » : brun à l’extérieur, mais blanc de cœur. Bien que l’EI impose au monde un spectacle aux airs cinématographiques d’une brutalité inconnue jusqu’ici, les croyants comme Hamzah et Mariyam entendaient un message différent. En déclarant le califat, Abu Bakr al-Baghdadi, le dirigeant de l’État islamique, accomplissait un rêve nourri par des générations de musulmans et de dirigeants islamiques, y compris Oussama Ben Laden qui le voyait comme un but lointain que des générations mettraient à réaliser.

Dans sa première apparition filmée en vidéo en tant que calife autoproclamé, Baghdadi avait adressé un appel direct non seulement aux combattants, mais aussi aux docteurs, juges, ingénieurs et experts en charia pour qu’ils aident à construire le nouvel « État islamique » que tous les musulmans devraient rejoindre. Or, souligne Loretta Napoleani, auteur d’un nouveau livre sur l’État islamique, The Islamist Phoenix, ce type de message était très différent de ce que les djihadistes avaient prôné jusque-là : « Autrefois, Al-Qaïda envoyait un message négatif qui sonnait comme : “Viens pour devenir un martyr kamikaze et vivre au paradis avec 72 vierges” », dit-elle lors d’une récente conférence à New York. « Cette fois, le message est : “Viens et aide-nous à construire un nouvel État, ton État… une utopie politique sunnite qui protégera chaque musulman.” C’est un message très séduisant, et c’est aussi un message positif. »

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L’organisation est très active sur les réseaux sociaux

Tous les enfants Khan étaient actifs sur les réseaux sociaux, mais pour Mariyam, plus qu’un divertissement, c’était une manière de faire entendre sa voix. Sa vie était pleine de contraintes, mais en ligne elle pouvait être qui elle voulait : une bonne musulmane, l’avocate des opprimés et même, d’une certaine manière, un garçon à titre honorifique qui, dissimulé dans l’anonymat d’Internet, pouvait s’ouvrir à toute une sous-culture effervescente et à des gens, en grande partie des hommes jeunes, à qui elle n’aurait jamais pu jeter un regard et encore moins parler dans la vraie vie. Elle les trouvait sur Twitter, parfois identifiés par le drapeau noir des djihadistes qu’ils utilisaient comme avatar et leurs noms de guerre qui commençaient par « Abou » pour les hommes et « Oum » pour les femmes. Avec, parfois, leur nationalité indiquée à la fin : al-Amriki pour les Américains, al-Britani pour les Britanniques… Comme Mariyam l’avait noté avant d’y prendre part, ils engageaient de longues conversations avec leurs abonnés, discutant les valeurs de différents groupes djihadistes, promouvant la dernière vidéo de l’État islamique ou un chant héroïque. Et, si vous aviez de la chance, les plus influents du groupe, qui servaient comme recruteurs officieux, pouvaient vous envoyer leur nom d’utilisateur sur Kik Messenger ou sur la messagerie cryptée Surespot afin que vous puissiez continuer la conversation en toute sécurité. Pour en arriver là, il fallait témoigner de loyauté à la cause, ce que Mariyam avait fait en proclamant sur Twitter son amour pour les vidéos comme « Saleel al-Sawarim IV » (« le fracas des épées IV »), qui vantait les opérations de l’État islamique en Irak, montrait des scènes de combattants étrangers brûlant leur passeport, mais aussi des exécutions et des décapitations.

Au cours de l’audition judiciaire de son frère, les procureurs fédéraux ont fait remarquer le « plaisir tordu » de Mariyam qui, sur Twitter, avait ponctué ses messages à propos de « Saleel al-Sawarim » avec des émoticônes représentant des cœurs et des visages souriants. Pour converser avec les djihadistes de l’État islamique, Mariyam devait aussi comprendre leur langage. Selon le Dr Amanda Rogers, de l’université de Wisconsin-Madison, qui a étudié la propagande de l’État islamique, le réseau en anglais de l’organisation utilise sa propre langue vernaculaire faite de mots arabes à la mode que les abonnés parsèment de termes occidentaux, comme une sorte de code interne. Ceux qui étaient allés en Syrie étaient « dans al-Haqq », ou « dans la vérité ». Ils pouvaient aussi rejoindre le Dîn, un terme faisant référence à l’Islam embrassé totalement par l’âme et le corps, comme les musulmans le faisaient aux temps du Prophète. Voyager en Syrie était accomplir la hijra, ou la migration vers l’Islam, en référence au voyage originel de Mahomet et ses compagnons à Médine, une notion donc étroitement liée à l’idée de persécution. En effet, l’une des conditions qui rendent la hijra obligatoire pour les musulmans est l’oppression du pays ou du système dans lequel ils vivent. Ainsi, la décision d’accomplir la hijra et de rejoindre les autres émigrants, ou Mouhajirines était un devoir sacré et libérateur. Le Shâm faisait référence à la grande Syrie, mais à bien plus encore : ce n’était pas juste un lieu, avait appris Mariyam, c’était le lieu où seuls les meilleurs, les véritables Mouhajirines, pourraient se rassembler.

La hijra

Le plus célèbre des djihadistes anglophones occidentaux, une sorte de rock star pour les filles confinées à la maison comme Mariyam, était Abou Abdulrahman al-Britani, connu aussi sous le nom de Ifthekar Jaman. C’était un Britannique de 22 ans, descendant de migrants bengalais qui, en 2013, avait quitté sa maison d’un quartier ouvrier de Portsmouth pour migrer vers la Syrie. Jaman était le premier d’un groupe de jeunes hommes qui se surnommaient la Bangladeshi Bad Boys Brigade et avaient décidé d’accomplir la hijra. Il fut aussi le premier d’entre eux à mourir. Mais avant de le faire, et avant même de quitter l’Angleterre, il avait acquis une audience considérable sur Twitter, en postant une quantité astronomique d’images et de vidéos de lui-même, répondant à des questions sur l’Islam, ses yeux soulignés de khôl noir le faisant ressembler à Aladin. Il avait laissé pousser sa barbe à la manière d’Oussama Ben Laden qui, disait-il, l’avait marqué comme étant « un gars vraiment sympa ». Dans sa plus célèbre vidéo, il offrait une séance de travaux dirigés de 90 minutes, truffée d’innombrables digressions, sur l’art et la manière de nouer son turban.

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Ifthekar Jaman, alias Abou Abdulrahman al-Britani

Rétrospectivement, Jaman est l’occasion d’observer un cas concret de ce qu’auraient pu connaître les Khan s’ils étaient parvenus en Syrie. Souhaitant désespérément devenir djihadiste et déterminé à aider ceux qui souffraient, il avait acheté un aller simple pour la Turquie, était parvenu à rejoindre Alep où, après avoir été rejeté par un autre groupe rebelle faute des bons contacts, il avait rencontré un combattant algérien de l’État islamique : « Je n’avais même pas entendu parler d’eux », a-t-il raconté à Shiraz Maher du New Statesman, « mais je me suis renseigné et ils m’ont paru bien. » Du fait de sa bonne présentation et de son total manque d’entraînement militaire, il avait été affecté au département propagande de l’État islamique. À défaut d’être un soldat réel, il porterait le combat sur Twitter. Rapidement, Jaman, avec ses centaines d’abonnés sur le réseau, était devenu le plus charismatique des représentants anglophones : prenant des « selfies » avec son AK47 (alors qu’il ne s’en était jamais servi en combat), il vantait les aspects les plus « relax » du Califat qu’il appelait « le djihad cinq étoiles », rempli de butin de guerre (ou ghanima), de gentils chatons et de villas avec piscines. Un site d’imitateurs d’Ifthekar Jaman commença à diffuser depuis la Syrie et de plus en plus de gens le regardaient. Il continuait à susciter les encouragements : « Si je partage autant, c’est pour vous montrer comment c’est ici, les chatons, le paysage, etc., en espérant vous montrer la beauté de ce royaume et vous convaincre de venir », écrivait-il. Il est vrai, admettait-il, que les djihadistes occidentaux n’étaient pas très utiles sur le champ de bataille, n’ayant pas de « compétences ». Mais même si l’État islamique n’avait pas besoin d’eux, rappelait-il à ses abonnés, « vous avez besoin de lui ». Mariyam suivait Jaman sur Twitter avant même qu’il ne parte pour la Syrie et elle était très attentive à sa progression, ainsi qu’à celle de ses amis qui, dans ce monde virtuel, étaient devenus les siens. « Qu’attendez-vous ? » demandaient les djihadistes aux enfants d’Occident. « Venez sur la terre de l’honneur. On a besoin de vous ici. » Le séjour de Jaman sur la terre de l’honneur prit fin brusquement le 15 décembre 2013. Ses vœux ayant été finalement exaucés, il avait pris part à une « opération » : il fut tué durant les premières minutes de la bataille.

Il est dit que les martyrs vivent et respirent sur le Jannah, le plus haut plateau du paradis.

Sur Twitter, les fans de Jaman explosèrent en exhortations, de joie pour la plupart, car il était devenu un chahid, un martyr. Puis, deux mois plus tard, l’un des nouveaux « frères » de Jaman, un britannique nommé Anil Khalil Raoufi, alias Abou Layth al Khorasani, était tué lui aussi. Mariyam, désormais, se sentait membre du groupe. « Inna lillah Wa Inna ilayhi Raji’oon », nous appartenons à Allah et vers Lui nous retournerons, avait-elle écrit sur Twitter. « Abou Layth est un martyr. » Mais, et Mariyam en était convaincue, il n’était pas réellement mort, comme Jaman et ses amis le lui rappelaient constamment : les martyrs, contrairement aux gens ordinaires, vivent et respirent sur le Jannah, le plus haut plateau du paradis. Non pas comme des hommes entourés de 72 vierges – ce concept semble en vérité très peu présent à l’esprit de quiconque –, mais comme de magnifiques oiseaux verts (d’où les #greenbirds sur Twitter) qui, selon certains hadiths, voleraient à travers les arbres, mangeraient les fruits du paradis et s’abriteraient dans des lampes dorées à l’ombre du Trône divin, avant qu’Allah ne leur rende leur âme au jour de la Résurrection. C’est, entre autres, la raison pour laquelle les martyrs meurent en souriant.

Tel était le message qui cheminait à travers les réseaux sociaux, et il y avait même des preuves photographiques de ce phénomène : des dizaines d’images de jeunes hommes morts récemment, arborant tous un sourire béat. Parfois, ces photos étaient diffusées sur Twitter avec des légendes notant qu’un parfum de musc émanait de leur corps, ou que leurs blessures continuaient de saigner des jours, voire des semaines après qu’ils eurent été tués. Les corps des martyrs, disaient certains, ne se décomposaient pas. Il y avait d’autres miracles en Syrie : les vergers donnaient d’infinies quantités de fruits, et des obus tombaient sur les territoires contrôlés par l’État islamique sans faire de dégâts. Un djihadiste écrivait que, malgré le manque d’eau et de produits d’hygiène, ni ses vêtements, ni ses cheveux, ni son corps ne sentaient mauvais. Beaucoup de ces récits étonnants étaient compilés dans un livre électronique, Miracles en Syrie, qui racontait l’histoire du djihadiste britannique durant ses premiers jours de guerre. L’un des personnages principaux était Abou Qaqa, membre d’un groupe de jeunes de Manchester qui, inspiré par les histoires de Jaman, s’était envolé pour la Syrie en septembre 2013. Visiblement doué pour la communication, ayant une idée précise du Dîn, Qaqa – ou quiconque utilisant ce compte – maintenait une présence active sur Twitter, Tumblr et Ask.fm. Après avoir été blessé à la jambe au cours de la bataille durant laquelle Jaman avait perdu la vie, il avait décidé de créer son propre « label ». Au printemps 2014, Abou Qaqa et un autre djihadiste britannique, Abou Fariss, étaient les scribes officieux de l’État islamique, rapportant l’afflux régulier de « pèlerins » (« une moyenne de deux à trois cents chaque mois et cela sans compter les femmes », remarquait Qaqa), répondant aux questions des candidats au recrutement : oui, assurait Qaqa à un jeune homme, il était possible d’acheter des « produits capillaires de qualité » en Syrie. Qaqa et Fariss se voulaient les témoins et les hérauts de la hijra qui, rappelaient-ils à tous ceux qui écrivaient, était le devoir de chaque musulman, homme ou femme.

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Abou Hud, le « paladin du djihad »

Hamzah et Mariyam étaient tous deux en communication privée sur Kik avec Abou Qaqa, leur principal contact en Syrie. Mariyam suivait et échangeait des messages sur Twitter avec un autre djihadiste anglophone, Abou Hud, autrement connu comme le « Paladin du djihad ». À la différence de Qaqa, personnage un peu en retrait qui présentait la hijra comme une obligation sacrée, Abou Hud donnait l’ impression d’être un frère amical qui essayait sans vergogne d’enrôler les akhis et ukhtis d’Occident pour ce qui serait, promettait-il, la plus grande expérience de leur vie. Sa série de messages incroyablement détaillés sur Tumblr, #DustyFeet, était un peu comme un guide Lonely Planet pour la hijra, apportant à des jeunes qui ne s’étaient sans doute jamais débrouillés seuls des conseils sur le type de sac à dos ou de couteau qu’ils devaient emporter, comment se préparer physiquement et même comment s’accroupir, dernier point particulièrement important notait-il, car le Prophète, qui ne connaissait pas « le luxe des riches toilettes européennes avec le siège et la chasse d’eau », avait aussi enseigné sur ce besoin physiologique particulier. Voyagez léger, conseillait-il, dressant la liste de ce qu’il fallait ou non emporter : oui aux chaussettes chaudes, aux chargeurs solaires et aux gourdes camelback, non aux ordinateurs portables, qui peuvent être plus « compromettant que les tablettes ou les téléphones ». Ses abonnés, qu’il invitait à « demander n’importe quoi », l’abreuvaient de questions en utilisant souvent des codes tels que « partir en vacances » pour exprimer leur intention de venir en Syrie. « Est-ce que porter des lunettes est un handicap trop grand », demandait quelqu’un, « et est-il indispensable de subir une chirurgie laser ? » (Abou Hud lui conseillait d’éviter la chirurgie et d’ « acheter des lunettes sur ordonnance »). Un autre était curieux de savoir si la marijuana « médicale » qu’il fumait à cause de son anxiété chronique serait un problème (Abou Hud, bien que pas totalement certain, doutait que les dirigeants de l’EI le condamnent, mais se proposait de leur poser la question). Manipulateur particulièrement habile, Abou Hud rappelait sans cesse à ses frères et sœurs que lui, plus que tout autre, avait besoin d’appliquer ses propres conseils. En même temps, il les encourageait à « s’empoussiérer les pieds », un code pour évoquer la hijra : « Vous verserez peut-être des larmes en pensant que vous sacrifiez beaucoup, mais souvenez-vous que vos frères et vos sœurs versent leur sang », disait-il, et plus tard, citant le Prophète : « Celui qui meurt sans avoir participé au djihad, ou qui ne l’a jamais désiré de toute son âme, celui-là est mort sur l’une des branches de l’hypocrisie. »

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Les djihadistes défilent dans les rues de Racca

L’âme de Mariyam, bien sûr, désirait le djihad, même si elle savait qu’elle ne serait jamais autorisée à combattre. Son rôle, comprenait-elle, serait celui d’une femme qui aide à élever la prochaine génération de moudjahidin. Elle serait limitée dans ses mouvements – les femmes de l’État islamique ne quittent pas leur domicile sans un mahram, un membre masculin de la famille qui agit comme leur gardien, ou sans la permission de leur mari et, dans ce cas, elles voyagent en groupe –, mais ce n’était pas très différent de la façon dont elle vivait maintenant. Elle n’allait jamais nulle part toute seule. En fait, d’une certaine manière, la vie dans une ville comme Racca pouvait être meilleure. Elle aurait une communauté entière de sœurs, un groupe d’amies toutes prêtes qui l’attendaient. Et tout le monde apparemment, du moins tous ceux à qui elle parlait, avaient moins de 25 ans. Le recrutement des femmes au sein de l’État islamique est particulier et complexe, explique Humera Khan, la directrice exécutive de Muflehun, un think tank de Washington spécialisé dans la prévention et la lutte contre l’extrémisme violent : « Ce n’est pas que les femmes qui vont là-bas ne sont pas intelligentes », dit elle, « certaines sont extrêmement déterminées, mais d’une certaine manière, elles sont convaincues que cette vie est une vocation. La plupart de ces femmes espèrent qu’une fois en Syrie, elles seront capables de vivre comme la “parfaite femme musulmane” telle qu’elle est décrite par l’État islamique, qui est très clair sur ce qu’il attend d’elles : elles seront mariées tôt, elle serviront les combattants, elles aideront à établir l’État. Et ces filles sont d’accord avec ça. Elles vont faire partie de cette génération qui construit le califat pierre par pierre. »

Cette vision des choses a été inlassablement promue par quelques femmes hautement influentes dans leur rôle d’agents recruteurs qui, comme Abou Qaqa ou Abou Hud, écrivent beaucoup en ligne pour expliquer comment faire la hijra en Syrie. Mariyam suivait plusieurs d’entre elles et était particulièrement éprise de la correspondance d’une fille écossaise de 20 ans nommée Aqsa Mahmood, qui tenait un blog sous l’appellation de Umm Layth. Elle est soupçonnée d’avoir aidé des filles occidentales à rejoindre la « terre du djihad », comme elle l’appelait. Ses conseils étaient à la fois détaillés et pratiques, leur suggérant d’apporter leurs propres maquillage et bijoux (« Croyez-moi, il n’y a absolument rien là-bas »), ainsi qu’un grand nombre de vêtements et de chaussures, ce qui contredisait les propos d’Abou Hud. Mais après tout, Umm Layth était une ukhti, une sœur : « Il y a des vêtements ici, mais wallah, je jure, de très mauvaise qualité », disait-elle, « c’est un miracle si tu trouves un haut ou un pantalon qui dure plus d’un mois… Les chaussures sont de mauvaise qualité, et en plus on dirait qu’elles n’ont que trois tailles. »

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Une femme djihadiste

Umm Layth expliquait également leurs conditions de vie : une fois en Syrie, on leur donnerait une maison, bien qu’il y ait une liste d’attente pour les foyers, elle pourraient être temporairement reléguées au « makar des sœurs », le quartier des femmes, pendant que leur mari vivrait avec les hommes. Il n’y avait pas de logement pour les femmes célibataires, leur rappelait-elle, soulignant la nécessité  du mariage pour ne serait-ce qu’exister au sein de la société de l’État islamique. Et il n’y avait aucun moyen pour une femme de prendre part activement aux combats du djihad, ajoutait-elle. Mais la hijra n’était pas seulement le combat. En réalité, leur rôle était « même plus important en tant que femmes en Islam » : ne voudraient-elles pas « sacrifier tous leurs désirs et abandonner leur famille et leur vie à l’Ouest afin de faire la hijra et de plaire à Allah en élevant la prochaine génération de Lions ? » Ces commentaires avaient été écrits durant les six mois qui suivirent l’arrivée de Umm Layth en Syrie, en Novembre 2013.

En septembre 2014, ses messages s’étaient éloignés du côté pratique pour une vision plus lyrique : « Il y a quelque chose de tellement plaisant à savoir que ce que vous avez a été pris aux kuffar (“mécréants”) pour vous être personnellement offert par Allah… comme un présent », remarquait-elle sur Tumblr. Puis elle dressait la liste de son butin de guerre : réfrigérateurs, fours, micro-ondes, machines à faire des milkshakes « et, plus important, une maison avec l’électricité gratuite et l’eau qui vous est offerte par le Califat, et sans loyer. Ça paraît super, pas vrai ? » Mariyam était d’accord. Et elle avait été convaincue que, comme le disait justement Umm Layth, « tous ceux qui ont abandonné leur luxe derrière eux et on fait une hijra sincère… seront choyés ». Umm Layth promettait que, quoi qu’ils aient pu avoir dans le dar al-kufr, « [Allah] le remplacerait par quelque chose d’encore mieux ». Il s’agirait d’un monde étonnant pour les frères et les sœurs et elle ne devrait pas avoir trop de regrets, car, comme Umm layth le rappelait aux filles selon une technique qu’utilisent toutes les religions, la nouvelle famille qu’elles trouveraient après avoir laissé la leur derrière elles « est comme une perle comparée à la coquille que vous avez jeté dans l’écume de la mer qu’est la Oumma ». Mariyam n’était pas inquiète à l’idée de quitter sa famille – enfin, à l’exception de ses parents : ses frères allaient venir avec elle. Le plus âgé, Hamzah, serait certainement responsable et servirait de gardien à sa sœur, il se pourrait même qu’il soit responsable du choix de son mari. Lui hésitait à propos de tout ça. D’un côté, comme il l’écrivait à ses parents, il voulait « emmener le plus de membres possibles de [sa] famille pour vivre sur la terre de l’Islam ». Et pourtant, il était indécis, se demandant si la hijra était réellement nécessaire. Hamzah était peut-être prêt à faire allégeance à l’État islamique, mais même après qu’il eut demandé son passeport et ses visas, il semblait douter encore.

Devait-il réellement aller en Syrie, demandait-il à un défenseur britannique du djihad nommé Abou Baraa, ou pouvait-il simplement s’engager en restant à la maison ? Abou Baraa (qui n’admettait pas avoir prêté allégeance à l’État islamique) l’assura que la hijra n’était pas une exigence absolue, même s’il ajoutait, en faisant référence à l’enseignement du Prophète, qu’il était mieux de vivre un seul jour d’obéissance au calife que de « vivre et mourir dans l’ignorance ». « Je reçois des questions de ce genre en provenance du monde entier », m’a dit récemment depuis Londres, Abou Baraa, 31 ans, quand nous avons parlé au téléphone. « À certaines conditions, vivre dans un État islamique est obligatoire. Par exemple, si vous n’êtes pas capable d’exprimer vos propres convictions religieuses face à celles de ceux avec qui vous vivez, vous êtes obligé d’aller vivre ailleurs. Si vous ne pouvez pas accomplir vos devoirs (de musulmans), si vous êtes tenté de pécher, ou pour toutes les circonstances dans lesquelles vous êtes contraint. Et beaucoup de musulmans qui vivent en Amérique subissent l’un ou l’autre de ces empêchements.»

Les Khan sont une famille très soudée et l’idée de quitter leurs parents était angoissante pour eux.

Abou Baraa est un ancien membre de Al Muhajiroun (« Les Émigrants »), un groupe islamique désormais interdit mené par le radical Anjem Choudary. Baraa a été arrêté plusieurs fois en Angleterre et est actuellement en liberté sous caution, suspecté de soutien au terrorisme. Son passeport a été annulé par les autorités britanniques. Si cela n’avait pas été le cas, il serait lui aussi parti rejoindre le califat. À la place, alors que l’Amérique se préparait à commencer les frappes aériennes l’été dernier, Abou Baraa rappelait à ceux qui le suivaient sur YouTube que le monde était divisé en deux camps : « Assurez-vous que vous êtes du côté des musulmans », disait il. « Vous ne devez pas être du côté des infidèles, ni rester sur la barrière, neutre, en disant : “Cela ne me concerne pas.” Vous devez défendre les musulmans. » Hamzah avait décidé d’être du côté des musulmans : « Moi, vivant dans le confort avec ma famille alors que mon autre famille est en train de se faire tuer, c’est de l’égoïsme total », écrirait-il plus tard à sa famille. « Je veux me soumettre à la charia, la meilleure loi pour toute l’humanité. » Les Khan sont une famille très soudée et l’idée de quitter leurs parents était angoissante les enfants. Umm Layth avait une réponse à cela : « Il n’y a aucune manière de rendre la chose plus facile à vos parents », écrivait elle sur son blog. « Ils seront blessés, vous serez jugés et observés par la société, mais cela n’aura aucune importance… Les paroles d’Allah sont plus grandes que celles de toute l’humanité réunie. » Jour après jour, à l’insu total de leurs parents, les Khan dévoraient un flot régulier d’encouragements de la part des semblables d’Abou Qaqa, Abou Fariss, Umm Layth et leurs autres nouveaux amis. « N’écrivez rien sur Twitter à propos du dawlah (“L’État islamique”) ou sur le djihad ; ne dites rien à vos amis ; ne dites rien à votre famille », conseillait Abou Fariss sur sa page Ask.fm. Faites attention quand vous êtes en ligne, mais aussi dans la vraie vie, ajoutait-il : « N’agissez pas de manière suspecte, ne modifiez pas votre comportement, car les gens remarqueraient le changement en vous. » Et ne vous inquiétez pas si vous ne voulez pas combattre, assuraient nombre de djihadistes, en faisant écho au propre appel qu’avait lancé Baghdadi en juin 2014, pour que les musulmans aident à bâtir l’État islamique. « Il y a un rôle pour chacun », disait un djihadiste canadien du nom d’André Poulin, alias Abou Muslim al-Canadi, sur une vidéo de recrutement réalisée en juillet, peut-être un an après l’annonce de sa mort au combat. « Les moudjahidins sont des gens ordinaires », disait-il, qui s’ils ne peuvent combattre, peuvent donner de l’argent, apporter une aide technique ou « utiliser d’autres dons ». Ce message était d’une certaine manière celui qui s’exprimait dans le documentaire en cinq parties sur l’État islamique qu’avait diffusé VICE. Hamzah, qui était abonné à la chaîne VICE News sur YouTube, ne l’avait pas aimé : « Mec, je pensais que ces documentaires de VICE à propos de l’EI seraient bons, mais ils puueennntt », écrivait-il sur Twitter, le 8 août.

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Guerroyer n’était pas le rêve de Hamzah

Jusqu’à ce qu’il parte pour sa hijra, Hamzah semblait être partagé à propos de la brutalité du nouveau califat. « Les actions de l’État islamique vont seulement rendre nos vies plus difficiles », écrivait-il le 2 septembre 2014, le jour où une vidéo avait montré la décapitation du journaliste Steven Sotloff. Un mois plus tard, deux jours seulement avant le départ qu’ils envisageaient, il écrivait : « Parfois, j’aimerais juste pouvoir aller dans le désert de Mauritanie, vivre sous les ordres d’un cheikh, étudier le Coran et être berger, mener une vie simple loin de toute cette folie. » Mais pour une raison ou pour une autre, les convictions religieuses, l’empathie, la passion, la naïveté, l’idéalisme, le désir d’aventure, peut-être tout cela à la fois, ils avaient décidé de partir. Et juste comme Umm Layth et Abou Qaqa et tous les autres mouhajirins l’avaient conseillé, les frères et la sœur Khan avaient calmement rassemblé leurs sacs de couchage, quelques en-cas et leur équipement. Ils n’avaient rien dit de leur plan à leurs parents et, la nuit avant de les quitter, ils s’étaient assis pour leur écrire des lettres. Mariyam étant une perfectionniste, elle en avait écrit deux. « Je ne réalise pas à quel point il est dur de quitter sa famille, spécialement ses parents et particulièrement sa mère », avait-elle écrit dans la plus honnête des deux lettres. « Mon cœur pleure à la pensée que je vous laisse et que je ne vous verrai sans doute plus jamais… Je vous aime plus que le monde, je le jure. »

L’interrogatoire

Le 13 janvier 2015, près d’une semaine après l’attentat contre Charlie Hebdo à Paris, Hamzah Khan était formellement inculpé devant la cour fédérale de Dirksen, à Chicago, pour tentative de soutien matériel à l’État islamique – ce à quoi il plaida non coupable. Après une brève audition de dix minutes, l’avocat des Khan, Tom Durkin, avait présenté la mère de Hamzah, Zarine, une petite femme habillée d’un manteau sombre et coiffée d’un foulard de lainage. Pour la première fois depuis vingt ans, son visage était découvert en public : « En tant que parents, nous nous étions sentis obligés de parler des événements récents de Paris où nous avions vu des actes d’une indicible horreur perpétrés par des agents recruteurs de groupes djihadistes au nom de l’Islam », dit-elle en tremblant avant de dénoncer la violence, mais aussi le « lavage de cerveau et l’enrôlement d’enfants à travers les réseaux sociaux et Internet ». Elle conclut avec un message adressé au dirigeant de l’État islamique Abu Bakr al-Baghdadi et à ses affidés : « Laissez nos enfants tranquilles ! »

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Des adolescents de tous pays ont été amenés à faire le djihad

Dire que ces derniers mois furent un cauchemar pour les Khan serait un euphémisme. Quand je les ai rencontrés pour la première fois, à l’automne, dans le bureau de Durkin, ils semblaient abasourdis par les événements récents, comme si quelqu’un s’était glissé dans leur maison pour voler le cerveau de leurs enfants : « Nous avons essayé de les élever aussi bien que nous avons pu : la meilleure éducation, la meilleure morale », disait Zarine pendant que son mari, un homme tranquille, commençait à vider le contenu d’un grand sac sur la table de réunion de Durkin : les médailles gagnées par Hamzah lors de l’exposition scientifique, ses trophées pour l’apprentissage du Coran, sa première place au tournoi de scolastique musulmane. Ils m’ont montré de magnifiques dessins de fleurs réalisés par Mariyam et m’ont parlé de l’amour de Tarek pour les Chicago Bulls. Comment tout cela était-il arrivé ? Avaient-ils perçu des modifications de leur comportement ? Avaient-ils remarqué qu’ils devenaient plus secrets ? Plus fervents ? Avaient-ils noté le moindre changement chez leurs enfants ? À part le fait qu’ils passaient plus de temps devant leur ordinateur, ils m’ont répondu que non.

En vérité, dit Zarine, elle était à peine au courant de l’existence de l’État islamique avant l’automne 2014. L’attrait qu’il pouvait exercer l’a prise complètement au dépourvu, comme son mari et la majeure partie des parents musulmans. Cela n’aurait pas dû être le cas, remarque le Dr Yasir Qadhi, religieux musulman bien connu et professeur au Rhodes College de Memphis : « Malheureusement, l’Islam duquel les parents sont familiers est un islam plus paisible, qui a tendance à éviter les questions controversées comme la politique étrangère américaine dans les pays musulmans », dit-il. Cette rupture fondamentale dans la communication, combinée à la difficulté des plus vieux de coller aux avancées technologiques, a créé un fossé presque infranchissable entre les générations : « L’une des plus grandes erreurs est de croire que la radicalisation se déroule ouvertement dans les mosquées », dit Qadhi. « Elle se déroule en ligne, en secret. Nous voulons que ces enfants exposent leurs griefs à voix haute. Mais en l’absence d’un véritable dialogue, qui pourrait être modéré grâce à la sagesse d’un plus vieux, ces jeunes gens, frustrés par les injustices grandissantes qu’ils perçoivent dans notre politique étrangère, se laissent influencer par des religieux qui développent des visions manichéennes de l’Islam et de l’Occident. Là-bas s’élabore un vrai récit sur le fait que l’Ouest est en guerre contre l’Islam, auquel s’ajoute désormais cette naïveté romantique et utopique sur le califat – et ces enfants sont naïfs. » Qadhi se demande si « criminaliser la naïveté » est la meilleure manière d’aborder le cas d’enfants comme les Khan : « Que cela plaise ou non, lorsque ces enfants découvrent que leurs pairs prennent 15 ans pour ce qui ressemble beaucoup à un délit d’opinion, cela les rend encore plus secrets car cela renforce l’idée que le gouvernement cherche à les coincer. »

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La fausse promesse d’une terre d’aventures

Désormais, Hamzah Khan a le choix : il peut se déclarer coupable et espérer obtenir une peine plus courte, ou bien rester fidèle à son idée de hijra et tenter sa chance devant la cour. Quoi qu’il en soit, il passera du temps en prison puisque, comme le reconnaît son avocat, personne n’a jamais été acquitté dans une affaire liée au terrorisme depuis le 11 septembre.

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Quelques jours après la lecture de l’acte d’accusation contre Hamzah, j’ai rendu visite aux Khan, à leur domicile de Bolingbrook. Shafi, un homme à la voix douce habillé d’un simple pantalon et d’une longue tunique, m’a ouvert la porte et m’a conduite dans le salon où Zarine, les cheveux couverts d’un hijab noir et blanc, a préparé une table basse avec une assiette de poulet frit, des chips, du jus d’orange et quelques verres. Shafi, qui a travaillé pendant des années comme organisateur d’événement pour des institutions charitables musulmanes, a perdu son emploi il y peu, apparemment à cause des affaires concernant ses enfants. Depuis, la famille lutte pour s’en sortir. Les voisins et amis, bien que solidaires, gardent leurs distances, dit Zarine : « Ils ont peur, comme s’ils se disaient : si ces bons enfants ont pu être manipulés, nous ne savons pas ce qui va arriver aux nôtres. » La pièce semble vivante et accueillante, pour les enfants aussi : des canapés usés et tâchés de coups de crayons, un petit tricycle en plastique, des jouets Fisher-Price et des livres d’images. Une lourde bibliothèque est remplie de textes islamiques et de livres scolaires appartenant aux autres enfants : anglais, économie, biologie. Niché dans le rayon du haut, il y a un petit poste de télé tout neuf. Jeune fille à l’air éthéré, Mariyam est assise sur le canapé, vêtue d’un shalwar kameez, ces tuniques et pantalons que portent les hommes et les femmes d’Asie du sud, imprimé de motifs léopard sur fond violet. Mariyam aime le violet (tout comme les motifs léopard) et parle de la plus douce des voix lorsqu’elle me raconte les quelques autres choses qu’elle aimait – le cinéma, le patin à glace, le lèche-vitrine – tout ce qu’elle a remplacé par la religion qui semble encore consumer la plupart de ses pensées : « Je peux m’asseoir dans un coin et me contenter de lire et lire encore à ce propos, je peux étudier tous les jours », dit-elle.

« Aller au fond des choses ne se fait pas du jour au lendemain. Les sortir de là prendra du temps. »

À la différence de son frère, Mariyam n’a pas encore été inculpée, comme son petit frère, mais elle le sera certainement, pense Marlo Cadeddu, son avocate qui la surveille de près pour s’assurer qu’elle ne s’aventure pas à parler de l’affaire. Bien que le gouvernement avance qu’offrir son corps à un groupe terroriste peut être considéré comme « soutien matériel », Me Cadeddu remet cette idée en cause, en estimant que l’État islamique recrute de la même manière que les prédateurs sexuels attirent leurs victimes : « Ils leur disent que personne d’autre ne les comprend et qu’elles seront appréciées et aimées par l’État islamique, ce qui est une manipulation psychologique classique », dit-elle. « Ces filles sont vues comme des femmes, des proies sexuelles pures et simples. Elles n’ont pas idée de ce dans quoi elles s’engagent. » Dans l’espoir que le gouvernement ne demandera pas la prison si Mariyam est inculpée, Me Cadeddu a travaillé des mois à ramener sa cliente du monde virtuel à celui des hommes. Cela comprend le fait d’insister pour que Mariyam obtienne son diplôme d’éducation générale, qu’elle a d’ailleurs passé avec les honneurs, et suive des séances régulières avec une psychologue musulmane.

En janvier, elle a commencé le collège universitaire dans l’espoir d’obtenir un diplôme en puériculture. Mariyam prend aussi des cours d’arts plastiques et fait du bénévolat dans une organisation humanitaire musulmane. Plus important peut-être, Me Cadeddu, avec le soutien de nombreux psychologues, a insisté pour que Mariyam rencontre un érudit musulman de Chicago qui remet en cause sa lecture du Coran et l’interprétation de l’islam que donne l’État islamique. Récemment, elle a commencé à échanger avec une famille de sa connaissance qui a mené des actions de secours en Syrie et a expliqué avec des détails très crus la réalité sur le terrain. Après tout cela, m’assure Mariyam, « j’ai été capable de regarder les choses avec un point de vue différent, cela m’a vraiment ouvert l’esprit ». Tout cela semble très bien, peut-être un peu trop. Le 26 février, le FBI a fouillé la maison des Khan pour une deuxième fois et est reparti avec des « dispositifs de communication » appartenant sans doute à Mariyam et à son plus jeune frère. Bien que le Bureau n’ait pas précisé ce qu’il cherchait, une fouille rapide sur l’ancien compte Twitter de Mariyam, @dethsivnear, a révélé un commentaire sur Ask.fm. destiné à un célèbre djihadiste américano-somali pour lui demander s’il connaissait Oum Bara, son alter ego en ligne. Le message posté anonymement avait été rédigé au moins trois mois plus tôt, après que les enfants ont été interpellés à O’Hare mais avant que Me Cadeddu n’ait commencé son travail de « dé-radicalisation ».

Après plus d’un an d’endoctrinement, il serait surprenant qu’une adolescente comme Mariyam n’ait pas des questions et des loyautés persistantes : « Même dans le meilleur des scénarios, cela peut prendre un moment », explique Humera Khan, de Muflehun, l’ONG qui cherche à contrecarrer l’embrigadement des jeunes musulmans. Elle croit qu’une intervention à long terme, une « désintoxication » avec les enfants et leurs parents, est nécessaire : « Aller au fond des choses ne se fait pas du jour au lendemain. Les sortir de là prendra aussi du temps. Mais cela doit pouvoir se faire. Si vous les envoyez seulement en prison, cela ne fera que renforcer leurs convictions. » Le silence de la communauté musulmane locale sur Hamzah Kahn, son frères et sa sœur est assourdissant. De fait, le seul ami des Khan qui a accepté de me parler est Mohammad Chaudhry, qui connaît la famille depuis quatre ou cinq ans : « Il y a beaucoup de peur», avoue ce pakistanais d’origine devant un café au McDonald de Bolingbrook. « L’Amérique est un bon pays, c’est pour cela que nous sommes ici. C’est notre foyer. Et pourtant, on nous arrête à l’aéroport, on nous pousse à nous sentir coupables. » L’homme à la barbe fournie boit une gorgée de café : « Ce sont des gosses américains », dit-il. Bien que parlant ostensiblement des Khan et de leur traitement par le système judiciaire, il aurait pu tout aussi bien faire référence à tous ces futurs moujahirins qui, depuis leur chambre à coucher, dans d’autres villes des États-Unis, sont des cibles insoupçonnées, séduites par le merveilleux pays de Shâm et qui maintenant, en tant qu’Américains, doivent en payer les conséquences.

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Il faudra du temps pour sauver les enfants Khan

À cause de la nature de l’affaire Khan, toujours en cours d’instruction, le gouvernement n’a pas encore donné d’informations sur la manière dont les enfants ont été découverts et pistés. Mais pour étayer l’accusation sur leur détermination à commettre un « djihad violent », il cite des messages sur Twitter, des recherches sur Internet et même, dans le cas de Hamzah, quelques-uns de ses gribouillages dont un drapeau de l’État islamique. Le Dr Marc Sageman, psychiatre et expert en sécurité intérieure, a étudié plus d’une dizaine de cas de ce genre et remarque que, du point de vue du gouvernement, « l’idée est que tout ce qui est sur ton disque dur est aussi dans ton esprit, une supposition qui, concernant des adolescents, n’est absolument pas fiable ». Étant donné que de nombreux cas reposent sur un informateur du gouvernement se faisant passer pour quelqu’un d’autre, peut-être même que les adolescents pensent connaître, les conséquences peuvent être graves : « Ces affaires n’ont rien à voir avec un “discours terroriste” », poursuit Sageman, « elles portent sur l’identité. Chacun voit le monde à travers son propre prisme. Ces enfants s’identifient aux musulmans et ce qu’ils voient, ce sont des dizaines de milliers de jeunes musulmans tués par les bombes barils en Syrie dont la presse occidentale ne parle pas. Elle parle des tueurs, ils voient les victimes. Ce sont deux perspectives différentes et le dialogue est à peu près impossible. » Sans surprise, le département de la justice voit ces affaires d’une toute autre manière : « Il est de notre responsabilité d’arrêter les gens qui se préparent à rejoindre l’État islamique », confie un haut fonctionnaire de la justice. « Comment pouvez-vous assurer qu’aucun des individus qui ont été interpellés n’allaient pas devenir le prochain Jihadi John ? Et comment pourriez-vous continuer à vous regarder dans la glace si vous aviez pu les en empêcher et ne l’aviez pas fait ? Quiconque a essayé de rejoindre l’État islamique au cours de ces derniers dix-huit mois sait exactement quelle sorte d’organisation l’attend. » Quand elle a été interpellée à O’Hare, Mariyam a subi huit heures d’interrogatoire de la part du FBI. La copie de l’entretien transmise lors de l’audience de Hamzah soulignait les capacités de conditionnement de l’État islamique aussi bien que les convictions inébranlables de Mariyam. Toute sa timidité s’était évanouie devant le FBI, à qui elle refusait sans cesse de répondre. « Pourquoi vouliez vous parler à ces gens ? Ce sont des monstres », disait l’un des agents. « Je n’en suis pas un », répondit-elle. « Mais ils décapitent les gens », ajouta l’agent un peu plus tard. « Ouais, et pourquoi pensez-vous qu’ils font ça ? » interrogea-t-elle.

« Si vous ne le faites pas maintenant, vous le ferez plus tard. » — Mariyam

Peu à peu, Mariyam laissait échapper ses griefs : les États-Unis et leurs alliés tuaient des enfants innocents dans des pays comme la Syrie ou l’Afghanistan ; cela ne semblait pas juste que ces actes soient excusés, quand les crimes des musulmans – qui dans son esprit ne faisaient que se défendre – étaient dénoncés. « Vous êtes loyal envers votre pays, quoi qu’il advienne, même s’il commet de mauvaises actions », dit-elle. « Ce n’est pas une discussion sur moi et mon pays », répliqua l’un d’eux, « il s’agit de vous. » Et c’est Mariyam, dit-il à un moment de la conversation, qui renversait l’échange et les passait à la question. « C’est vous qui m’interrogez ! » répliqua-t-elle. « Oh non », insistèrent-ils, un véritable interrogatoire serait bien pire : « Des gens hurleraient très fort, en lançant des choses tout autour, ce serait… effrayant. » « Ouais, c’est ce que vous faites à certaines personnes », rétorqua-t-elle. « Nous ne sommes pas là pour vous le faire subir. » « Vous continuez à le faire à beaucoup de gens… On raconte tant d’histoires là-dessus. » « C’est vrai », admit finalement l’agent. « Oui, cela continue. Vous avez raison. » « Ouais, et vous allez probablement me le faire à moi », dit-elle. « Si vous ne le faites pas maintenant, vous le ferez plus tard. »


Traduit de l’anglais par Pierre Sorgue d’après l’article « The Children of ISIS », paru dans Rolling Stone. Couverture : Trois djihadistes syriens au coucher du soleil.