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Les prédateurs

À 4 800 kilomètres de là, à San Francisco, Andrey Kaplin, un ami américano-russe du pilote, compte parmi ceux qui suivent son parcours en ligne. Ils ont fait connaissance sur un forum dédié aux pilotes privés et se sont rencontrés pour la première fois seulement quelques semaines plus tôt, lorsqu’Ananov est passé dans la région pendant son périple. Kaplin constate que selon l’un des traceurs GPS, l’hélicoptère est immobilisé. Il prend donc contact avec Michael Farickh, un autre ami pilote résidant à Moscou. Bien que l’appel le réveille en plein milieu de la nuit, cela n’empêche pas Farickh de sauter hors du lit et de passer un coup de téléphone décisif.

Le Centre de coordination et de sauvetages de Halifax, en Nouvelle-Écosse, est alors alerté. Halifax envoie aussitôt deux avions C-130 Hercules en direction de la dernière position connue du pilote. Hélas, la journée est déjà bien avancée et il est trop tard pour mener des recherches approfondies. Halifax prend également contact avec le Pierre Radisson, un brise-glace de la Garde-côtière canadienne commandé par le capitaine Stéphane Julien. Là encore, il y a un hic : le navire doit escorter un cargo jusqu’à Iqaluit et se trouve donc dans la baie de Frobisher, à au moins une journée de là. Aucun autre brise-glace ne se trouve dans les environs et le Capitaine Julien ne peut abandonner son convoi.

Le Pierre Radisson et son capitaine Stéphane Julien sont partis à la recherche du naufragéCrédits : Canadian Coast Guard

Le Pierre Radisson et son capitaine Stéphane Julien sont partis à la recherche du naufragé
Crédits : Canadian Coast Guard

Toutefois, Julien n’ignore pas à quel point la situation d’Ananov est désespérée. Il se passionne lui-même pour l’Arctique depuis l’âge de six ans, depuis qu’il a regardé des films d’ours polaires et de banquise captés en Super 8 avec son oncle, lui-même marin au sein de la Garde-côtière canadienne dans les années 60. À dix-sept ans, Julien s’est enrôlé et, en 2003, on lui confiait le commandement d’un brise-glace de taille moyenne utilisé pour la recherche. Julien a appris les secrets de l’Arctique auprès de guides inuits et de chercheurs en science polaire. Il a fait vingt-neuf fois le tour de l’Arctique, franchi sept fois le passage du Nord-Ouest et sauvé plusieurs êtres humains d’une mort glacée. Il ne laissera pas mourir ce pilote isolé.

Une fois le cargo mené à bon port à Iqaluit, il se fraye un chemin à travers le passage dangereux qu’il vient tout juste de franchir et met le cap en direction du détroit de Davis. Ananov ignore tout de cela. Il espère seulement que les traceurs GPS, étanches jusqu’à un mètre de profondeur, ont pu mettre les secours au courant de sa situation désespérée avant de couler à cent quatre-vingts mètres sous le niveau de la mer. Ou que la balise de détresse équipée de flotteurs s’est détachée du pare-brise pour remonter à la surface. Il ignore tout également du prédateur qui le piste.

Quelque part dans le détroit, l’un des plus redoutables chasseurs au monde s’est dressé sur ses pattes arrière et tourne la tête de droite à gauche. Ce dernier peut détecter un phoque annelé coincé sous plusieurs mètres de neige et sentir une carcasse de baleine en décomposition à plus de cent-quarante kilomètres de distance. Mais cette odeur-ci ? Elle ne lui évoque rien du tout, puisqu’il n’a jamais rencontré de saucisson russe d’âge mûr, pesant quatre-vingts kilos, échoué sur une plaque de banquise. D’une démarche malhabile, les pieds en dedans, le prédateur agite ses pattes avant à chaque pas puis se laisse retomber à quatre pattes, les talons en avant. Enfin, il part inspecter les alentours.

Un ours polaire peut détecter un phoque annelé coincé sous plusieurs mètres de neigeCrédits

Un ours polaire peut détecter un phoque annelé coincé sous plusieurs mètres de neige
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Danse avec les ours

L’été dernier, dans le hameau d’Arctic Bay situé non loin de là, Adrian Arnauyumayuq et son beau-frère, respectivement âgés de trente-et-un et vingt-six ans, ont chargé leur motoneige et sont partis en expédition de chasse comme ils le faisaient chaque année. La première nuit, ils ont établi leur campement sur une plaque de banquise à quelques vingtaines de mètres du bord. Le matin suivant, c’est un ours polaire occupé à réduire leur tente en lambeaux qui les a réveillés. Arnauyumayuq s’est aussitôt emparé de son couteau de chasse long de huit centimètres et a poignardé l’ours à la tête. Il a ensuite essayé de s’extraire de la tente, mais l’ours s’est jeté sur le chasseur pour lui lacérer le dos à coups de griffes. Il a alors tenté de lui engloutir la tête.

« Je voyais l’intérieur de sa gueule », Arnauyumayuq a-t-il raconté au Nunatsiaq News, le journal local. « Il y faisait sombre et ça sentait très mauvais. » L’ours a ensuite délaissé Arnauyumayuq pour s’en prendre à son beau-frère. L’animal a eu le temps de lui fracturer la clavicule avant qu’Arnauyumayuq n’attrape son fusil et ne l’abatte. L’Arctique regorge d’histoires comme celle-ci. Elles se propagent avec le vent, se laissent porter par la marée. Il en a toujours été ainsi, depuis que les Tuniit armés d’arcs et de flèches se sont établis dans la région il y a cinq mille ans. La plupart du temps, on parle très peu de survie, surtout de catastrophe. sergey_ananov_12 Sergey Ananov n’a aucun fusil. Aucun couteau.

Près de quatre heures après être tombé du ciel, il est toujours allongé à plat ventre sous sa tente de fortune lorsqu’il entend un souffle rauque et le bruit de la neige qu’on écrase. Il jette un regard par-dessous le canot et aperçoit l’ours dont la fourrure est trempée d’avoir nagé de plaque en plaque — ce qu’il peut faire des jours entiers sans jamais s’arrêter. Ananov se cache sous le canot en espérant que le monstre passera son chemin. Ce dernier n’en fait rien.

La créature agite le museau en reniflant l’air puis fonce sur lui à grandes enjambées. L’ours n’est qu’à un mètre et demi de lui, si proche qu’Ananov distingue clairement le noir de ses coussinets et de ses griffes. À ce stade, des chercheurs en biologie vous expliqueraient que l’ours n’est motivé que par une chose : la faim ou la curiosité. Ces deux options ne laissent présager rien de bon pour le pilote, puisque les ours polaires ont tendance à satisfaire leur curiosité à l’aide de leurs mâchoires. Si je me retrouve nez à nez avec cette bête, je vais mourir, se dit Ananov. Cette mort lui semble alors imminente et inéluctable.

Soudain, un instinct primaire surgit du plus profond de son être. Ananov se relève d’un bond, balance le canot sur le côté et se précipite vers l’animal en hurlant, agitant les bras dans tous les sens. Et ça marche ! L’ours décampe à toute vitesse. Ananov ne s’arrête pas pour autant : il le poursuit jusqu’au bord de la banquise. Le canot, toujours attaché à sa jambe, rebondit derrière lui. D’un saut leste, l’ours rejoint une plaque avoisinante et se retourne pour l’observer. Le pilote crie toujours à pleins poumons. Ses yeux ne sont plus que deux globes noirs emplis de rage. Il hurle. L’ours trottine sur sa plaque de glace, se pose sur son séant puis se met à le regarder fixement, l’examinant en silence.

Ananov hurle toujours, mais son hurlement n’est plus seulement dirigé contre l’ours. Il hurle contre ce destin cruel qu’il l’a fait s’échouer ici. Il hurle contre son sentiment d’impuissance totale. Cette étrange confrontation se poursuit pendant toute une minute. L’homme hurle tandis que la bête l’observe. Perplexe, l’ours finit par se lever et partir au trot, disparaissant dans le brouillard. L’euphorie et l’adrénaline dues à sa rencontre avec l’animal ne durent pas. Les heures s’égrènent lentement, les minutes paraissent des années entières. Soudain, le bruit d’un avion.

L’univers ne manque pas d’ironie : il risque de mourir de soif alors qu’il est entouré d’eau

Ananov ne peut le voir à cause du brouillard. De ses mains gantées, il s’empare d’une des trois fusées de détresse, l’oriente en direction du bruit et tire maladroitement sur la cordelette. Aussitôt, une flamme aveuglante aux tons rouge-orangé file dans les cieux. Le pilote entend l’avion passer directement au-dessus de lui et poursuivre son chemin. Le signal lumineux flamboie pendant trente secondes puis s’éteint en crépitant. Le soir tombe. Le froid est profond, vif et mordant. La température avoisine zéro degré. Ananov rationne ses protéines en comprimés, environ deux mille calories sur trois jours. Au-delà, il sera sûrement mort.

Un homme peut survivre sans nourriture pendant plus de trois semaines tant qu’il dispose de suffisamment d’eau. Ananov n’a que le demi-litre qui accompagnait le canot. Il frissonne si fort que cela le fait transpirer. En outre, il a déjà uriné plusieurs fois dans la combinaison de survie — un soulagement libérateur qui lui procure de brefs moments de chaleur et de contentement. Rien qu’en respirant, il élimine de l’eau. S’il ne réapprovisionne pas tout ce fluide corporel, il s’expose à une baisse de tension artérielle qui pourrait lui être fatale. L’univers ne manque pas d’ironie : il risque de mourir de soif alors qu’il est entouré d’eau — qu’il est même assis dessus ! —, car il ne peut pas en boire une goutte. Consommer de l’eau salée ne ferait qu’accélérer la déshydratation.

Ananov ne dort pas. Il guette les ours. Il pense à sa femme, Jane, et à ses enfants. Daria, sa fille de vingt-deux ans, vient tout juste de décrocher son diplôme de journalisme à l’université d’État de Moscou. Quant à son fils, Andrey, âgé de vingt ans, il fait des études d’économie à l’Institut d’État des relations internationales de Moscou. Au moins, ils sont grands maintenant. Et grâce à son entreprise de recyclage, ils ne manqueront de rien.

Sauvetage au bout du monde

À cent-soixante kilomètres de là, le Pierre Radisson rejoint enfin une étendue d’eau suffisamment large pour que le capitaine Julien lance les six moteurs à plein régime. Les quarante mille chevaux permettent au navire d’atteindre sa vitesse maximale : trente kilomètres par heure.

Avec ses six moteurs à plein régime, le navire atteint les 30 kilomètres par heureCrédits

Avec ses six moteurs à plein régime, le navire atteint les 30 kilomètres par heure
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Le lendemain matin, un autre avion approche. Le brouillard est encore trop dense pour le discerner, mais Ananov allume la deuxième fusée, plein d’espoir. En vain. Toutefois, l’enveloppe encore brûlante de la fusée offre un avantage : elle lui permet de percer les extrémités de sa combinaison aux deux pieds. Maintenant, il peut évacuer l’urine qui s’est accumulée dans les pieds et les jambes de son vêtement. Quand un homme se bat pour survivre, il n’y a pas de petites victoires. Un peu plus tard dans la matinée, il entend un moteur d’hélicoptère. Celui-ci doit se trouver à quelques kilomètres de distance. Aucune chance pour que le pilote aperçoive la petite flamme de trente centimètres. Ananov décide de ne pas gâcher la dernière fusée dont il dispose. L’appareil disparaît au loin. Puis un nouvel ours surgit.

Une fois encore, Ananov s’agite, hurle, poursuit la bête et bondit dans tous les sens en criant comme un fou. Cela fonctionne de nouveau. Pourtant, sans nourriture, lassé de ces frissons qui n’en finissent pas — mais qui à eux seuls permettent à son corps de produire suffisamment de chaleur pour survivre — il finit encore plus épuisé que la première fois.

Plusieurs appareils ont étés envoyés pour retrouver le piloteCrédits : Canadian Coast Guard

Plusieurs appareils ont étés envoyés pour retrouver le pilote
Crédits : Canadian Coast Guard

L’après-midi succède au matin. À une extrémité de la banquise, Ananov remarque une petite dépression creusée dans la glace, remplie d’une eau d’un bleu vert éclatant. Il y dépose le canot pour s’en faire une sorte de lit à eau et s’y allonge. Somnolent, il laisse les souvenirs tourner en boucle dans son esprit jusqu’à entendre le bruit désormais familier de la neige qu’on écrase. Un troisième ours avance vers lui, humant l’air de son énorme museau. L’animal perçoit l’odeur de l’homme par-dessus celle du Néoprène — un homme au corps affaibli et vieillissant. Ananov le chasse comme il l’a déjà fait par deux fois. Titubant, il retourne au canot qu’il renverse avant de se glisser dessous. Il n’aura pas l’énergie nécessaire pour repousser un quatrième ours. Du moins, c’est ce qu’il se dit à cet instant.

Il n’avait encore jamais pensé au suicide. Mais lorsque nous autres, êtres humains, devons faire face à une situation désespérée, notre aptitude unique à prendre du recul tend à disparaître. C’est pourtant elle qui nous permet de replacer notre condition dans un contexte plus large — celui de la souffrance humaine dans son ensemble. Le temps s’effondre sur lui-même. Notre capacité à raisonner clairement, comme nous le ferions chez nous lorsque tout va pour le mieux, devient une pièce d’équipement qu’il faut préserver à tout prix. Cet isolement forcé au beau milieu de la violence glaciale de l’Arctique a réduit l’esprit d’Ananov à l’état de masse gelée emplie de peurs et d’incertitudes. Il ne veut pas être dévoré puis digéré par un ours polaire. Il préférerait mourir selon ses propres termes. Tremblant contre la glace, il se demande comment il pourrait mener cette tâche à bien.

Vingt-cinq heures après avoir laissé le cargo au port, en lutte contre un courant d’environ un nœud, évitant de peu les icebergs de la taille d’immeubles de vingt étages et les bourguignons, ces petits blocs de glace immergés, le Pierre Radisson entre enfin dans la zone du détroit de Davis infestée de fragments de banquise, là même où Ananov s’est échoué. Halifax a établi une carte en tenant compte du vent, de la météo et de la dernière position connue du pilote. Mais la brise est faible et Julien soupçonne leurs calculs d’être inexacts. Au lieu de commencer les recherches à treize kilomètres de la balise, comme Halifax le suggère, il décide de s’en tenir à un rayon de trois kilomètres.

Ils aperçoivent un dernier éclat de lumière provenant de l’ultime fusée de détresse d’Ananov.

Tout le monde se trouve sur le pont. L’ambiance est tendue. Ils n’ont que quelques heures devant eux : lorsqu’il fera trop sombre, ils devront interrompre les recherches et Ananov sera contraint de passer une nouvelle nuit sur la banquise. Il ne s’en sortira peut-être pas. Peut-être ne s’en est-il pas sorti, d’ailleurs, ou du moins pas entièrement. Au cours de la nuit, le mercure pourrait descendre en deçà du point de congélation. Sans parler de la température ressentie. Dans de telles conditions, les gelures peuvent survenir en seulement trente minutes. Et même s’il passait la nuit, son corps aura dévié sa circulation sanguine pour irriguer le cœur, délaissant le cerveau et les autres organes.

Il en résultera de la confusion, de la léthargie et des difficultés à s’exprimer — une sorte de retour à la petite enfance qui, lentement, inévitablement, se transformera en écran noir. Ce sera la perte de conscience, le coma, puis la mort. Soudain, miraculeusement, le brouillard se lève. Et à cet instant, alors que le soleil éclatant se couche sur le détroit de Davis, la violence de l’Arctique disparaît à son tour. À cet instant, il n’existe pas d’endroit sur Terre plus beau et plus paisible que celui-ci. Le capitaine Julien joint Halifax pour les mettre au courant de ces conditions soudainement favorables, mais leurs avions se trouvent à Iqaluit, à plus de trois-cent-vingt kilomètres de là, et ils ne ressortiront pas avant le lendemain matin. Ils n’ont plus qu’une heure de jour devant eux.

Suivant une fois de plus son instinct, Julien ordonne à deux membres d’équipage de décoller à bord d’un hélicoptère GC-366. Sur le pont, un lieutenant remarque un point rouge à la surface de la glace. Julien repère leurs coordonnées au compas et met le cap en direction de ce point. L’hélicoptère est averti. Ils aperçoivent un dernier éclat de lumière provenant de l’ultime fusée de détresse d’Ananov. Puis ils aperçoivent Ananov lui-même. Aucun ours ne se trouve sur la banquise et pourtant, une fois de plus, le pilote court en s’agitant et criant tant qu’il peut.

Sergey Ananov accueilli en héros par l'équipage du Pierre RadissonCrédits : Canadian Coast Guard

Sergey Ananov accueilli en héros par l’équipage du Pierre Radisson
Crédits : Canadian Coast Guard

Cette nuit-là, à bord du Pierre Radisson, trente-six heures après que le R22 se soit écrasé dans l’océan, le pilote se nourrit d’une salade assaisonnée d’huile d’olive et de saumon fraîchement fumé. Tout le monde veut lui serrer la main et être pris en photo à ses côtés. Il se prête volontiers à l’exercice, bien que cette adulation ne ressemble en rien à celle qu’il avait espéré recevoir un jour. Il ne veut pas qu’on se souvienne de lui de cette manière. Cette immortalité-là ne lui suffit pas.

Tandis que les marins le prennent en photo sur leurs téléphones portables, il songe déjà au nouveau R22 qu’il compte s’acheter, un sourire aux lèvres. Il songe aussi à la manière dont il installera son matériel dans la cabine — notamment l’équipement d’urgence, auquel il devra pouvoir accéder facilement. Enfin, il songe à l’été prochain, lorsque l’hélicoptère s’élèvera de nouveau dans les airs et qu’à son bord, il mettra le cap pour l’autre bout du monde.


Traduit de l’anglais par Émilie Barbier d’après l’article « Marooned Among The Polar Bears », paru dans Popular Mechanics. Couverture : un ours polaire au milieu de la banquise.


LES CHIENS ERRANTS DE L’ARCTIQUE

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L’explorateur Dennis Schmitt s’est lancé à la découverte de l’île la plus au nord du globe. Les amateurs qui l’accompagnent vont lui compliquer la tâche.

Nous sommes rassemblés dans un coin désert de l’aéroport de Reykjavík : un architecte, un professeur de maths, un avocat de Chicago à la retraite, un homme d’affaires et un journaliste, tous alpinistes, canyonistes et aventuriers d’une espèce ou d’une autre. Jeff a escaladé les sept sommets et visité plus de trois cent pays, Holly dirige des excursions de canoë en eaux vives pour le compte du Sierra Club. Nous sommes ici parce que l’explorateur polaire Dennis Schmitt a promis de nous emmener au bout du monde. Mieux encore : il a promis de nous emmener sur une île nouvelle, encore vierge du pas de l’homme à ce jour. Selon lui, cette île pourrait être la nouvelle Ultima Thule, l’extrémité du monde, où les philosophes grecs imaginaient une terre de lait et de miel, mais aussi de chaos et de tempêtes,Oceanus innavigabilis sur les cartes antiques. Cette quête a toutefois un aspect bien moderne : il y a deux ans, Dennis est apparu dans les médias internationaux pour avoir découvert une île vierge située au large de la côte est du Groenland, qu’il a nommée l’ « Île du réchauffement ». Il l’a baptisée ainsi car la température du Groenland avait augmenté de 11 degrés entre 1991 et 2003, faisant fondre la banquise qui masquait l’île et la reliait au continent. Il est persuadé qu’il peut trouver d’autres îles semblables, découvertes par la fonte de la calotte glaciaire, preuves des transformations à l’œuvre sur notre planète. Si l’une d’elles était suffisamment au Nord, elle pourrait même, en élargissant les eaux territoriales pétrolifères du Danemark, jouer un rôle mineur (mais délicieusement ironique) dans ces transformations. Chacun d’entre nous a contribué pour 10 000 dollars à l’expédition. Nous affrétons un avion privé qui nous déposera sur la côte nord du Groenland, d’où nous continuerons à pied, à travers la banquise, avec nos crampons et nos piolets. Dennis nous rassemble en cercle et pose délicatement ses pattes d’ours sur nos épaules. Doux et distrait, il porte une barbe blanche, a les cheveux blancs et un ventre proéminent. « Désormais, nous sommes en expédition, dit-il. Jusqu’à maintenant, nous avions des soucis, des préoccupations. Dès à présent, nous les laissons derrière nous. Nous commençons à nous construire notre propre petit monde. »

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