BuenaventuraLa jetéeCrédits

Buenaventura
La jetée
Crédits : Meredith Hoffman

Sur le perron d’un hôtel enduit de stuc criard, un homme vêtu d’une chemise violette à carreaux qui dissimule son imposante carrure, pose un regard fier sur le port de la ville, où s’entassent  cargos de marchandises, petits bateaux de pêche et cabanons sur pilotis. Il pointe le doigt vers la bande verte et luxuriante qui s’étend de l’autre côté de la baie, et désigne un hôtel 5 étoiles flambant neuf ainsi que l’embarcadère du bateau qui sert aux excursions d’observation des baleines. « Buenaventura, la meilleure destination écotouristique de Colombie », lit Edwin Zuluaga, directeur de l’Association pour le Tourisme et la Culture de Buenaventura, sur la première diapositive d’une présentation PowerPoint. « Buenaventura dispose d’un potentiel touristique formidable. » L’ambitieuse présentation de Zuluaga occulte une réalité bien plus lugubre à propos de la principale cité portuaire de Colombie : les bateaux et pilotis qu’on aperçoit à travers la fenêtre flottent sur un cimetière aquatique, une fosse commune pour les victimes de la violence quotidienne. Une terrible guerre entre gangs rivaux a fait de cette cité défavorisée de 400 000 habitants située sur la côte pacifique colombienne la ville la plus violente du pays, avec des « maisons bouchères » (où des personnes seraient démembrées vivantes selon certaines sources) et un taux d’homicides parmi les plus élevés du monde. L’armée colombienne y augmente grandement sa présence afin de restaurer l’ordre dans la cité, dont la position littorale en fait également une plaque tournante majeure du trafic de drogues. Pendant ce temps-là, les habitants se battent pour transformer la réputation de leur ville en avançant que Buenaventura est le secret touristique le mieux gardé de Colombie. Ils espèrent que la beauté naturelle de la ville (ses plages immaculées, ses cours d’eau entrelacés et sa biodiversité abondante) pourra éclipser sa réputation tirée de son indicible violence.

Un tourisme salvateur

« Dans deux ans, nous aurons changé l’image de Buenaventura », déclare Zuluaga. Depuis le lancement, il y a deux ans, de son association touristique composée d’une union de cent vingt propriétaires de commerces locaux et de représentants des arts et de la culture, le gouvernement national a investi dans l’embellissement de Buenaventura et dans le développement de ses infrastructures. Le président Juan Manuel Santos s’y est rendu ce mois-ci et a annoncé la construction d’un parc et d’un sentier littoraux de plusieurs millions de dollars, alors que la ville transforme actuellement une rue du centre-ville en zone piétonne. L’association de Zuluaga travaille avec des entreprises navales afin de créer des excursions plus structurées du fleuve jusqu’à diverses plages proches de la cité, et elle planifie un nouvel itinéraire touristique à travers cinq des quartiers les plus sûrs du centre-ville.

Patrouille militaireCrédits : Meredith Hoffman

Patrouille militaire
Crédits : Meredith Hoffman

Ces dernières années, profitant de la sortie de la Colombie de sa guérilla vieille de plusieurs décennies, l’économie a connu une croissance fulgurante et le tourisme a prospéré. Mais à Buenaventura, les Urabeños et les Empresa, gangs ennemis tous deux successeurs des groupes paramilitaires formés pour combattre les guérillas FARC, terrorisent au quotidien les habitants de la ville, menacent les journalistes locaux qui rapportent des crimes, et tuent parfois de jeunes enfants. Pour aller plus loin dans la folie, des guérilleros colombiens ont attaqué la ville le mois dernier lors d’un bombardement qui l’a privée d’électricité pendant plusieurs jours. La police n’est pas d’une grande aide, selon un récent rapport de l’ONG internationale de défense des droits de l’homme Human Rights Watch, qui a dévoilé que les policiers évitaient de patrouiller dans les quartiers à hauts taux de criminalité et qu’ils avaient même été vus dans des réunions avec des membres de gangs. Efren Vente, le directeur de l’office de tourisme de la ville, remarque que le tourisme pourrait permettre de créer des emplois essentiels dans cette ville où le taux de chômage tourne autour des 40 % et où les jeunes sans emploi sont des recrues faciles pour les gangs. « Le tourisme est la principale opportunité de développement économique ici », ajoute-t-il, tout en précisant que même si Buenaventura représente environ 60 % des importations et exportations de Colombie, ses habitants ne voient jamais la couleur de l’argent généré. « Nous vivons dans une mine d’or, mais nous sommes pauvres… Les jeunes doivent se rendre compte que le tourisme est une option sérieuse pour leur carrière. » Il suggère que Buenaventura pourrait suivre l’exemple de San Cipriano, où le tourisme s’est développé alors que la violence s’est résorbée.

La violence au quotidien

Actuellement, Buenaventura n’accueille pratiquement pas de touristes, mais Zuluaga estime que la ville compte cent vingt hôtels dont la clientèle est principalement composée d’employés des entreprises d’importation et d’exportation de marchandises. L’hôtel Cordillera, dont Zuluaga est le directeur, héberge à présent des policiers et des agents de la sécurité intérieure. Mais le nouvel hôtel 5 étoiles Cosmos, que le journal colombien El Espectator proclame comme un investissement touristique majeur, était largement inoccupé au moment de ma visite. Les plages aux alentours de Buenaventura attirent chaque année environ 290 000 touristes. Mais Vente raconte que ce chiffre a chuté d’environ 10 % cette année suite aux reportages sur l’extrême violence qui se sont répandus un peu partout. Même les hommes d’affaires en déplacement professionnel commencent à éviter de séjourner à Buenaventura chaque fois que cela leur est possible. Vente explique que la violence est confinée à certains quartiers de la ville, et que la zone d’environ vingt pâtés de maisons de rayon qu’on appelle la « promenade des touristes », un chemin de bord de mer en briques garni de tentes aux couleurs criardes proposant de la nourriture et des boissons, reste sûre. Au son du reggaeton assourdissant, des soldats en uniforme y mangent goulûment des glaces, debout à côté d’hommes se faisant raser en plein air.

Deux jeunes fillesDevant un bar sur le front de merCrédits : Meredith Hoffman

Deux jeunes filles
Devant un bar sur le front de mer
Crédits : Meredith Hoffman

D’autres habitants s’accordent à dire que Buenaventura dispose de beaucoup de zones sûres et que la violence n’affecte pas leur vie quotidienne. Le joaillier Gilberto Varon, qui organise un marché artisanal sur le bord de mer, assure que les gens n’ont rien à craindre tant qu’ils ne se mêlent pas aux rivalités des gangs. Roul Monand, propriétaire d’un restaurant chic, affirme que le conflit fait tout simplement partie du quotidien, et que cela n’éclipse pas la vitalité de la ville. « C’est comme se réveiller à côté de sa femme et sentir qu’elle a mauvaise haleine, on ne la quittera pas pour autant. On est marié ! » plaisante Monand. Mais il suffit de traverser le mauvais pont, ou de tourner au coin de la mauvaise rue, et la sympathique cité balnéaire se fait menaçante. On y trouve des quartiers où même les habitants n’osent pas se rendre.

Un soir, j’ai fait la rencontre de journalistes locaux alors qu’ils dansaient la salsa dans une discothèque du centre-ville. Le groupe visiblement soudé m’a rapidement accueilli dans leur cercle, contents que je veuille me concentrer davantage sur le potentiel touristique de la ville plutôt que sur la violence qui l’habite. À une heure du matin, le retour à l’hôtel à pieds semble relativement sûr, de par la présence policière dans les rues et les supérettes encore ouvertes. Mais le lendemain matin, un des journalistes m’informe qu’une voiture en marche avait ouvert le feu à seulement huit pâtés de maisons de là, dans une enclave réputée pour ses incidents violents. « La situation que nous vivons à Buenaventura est si énigmatique et instable que nous ne savons pas quoi faire », confie Basilia Garcia, directrice du journal Extra Buenaventura. Elle m’explique qu’il y a beaucoup d’actualités que le journal ne peut pas couvrir, car cela mettrait les journalistes en trop grand danger. Je lui ai demandé pourquoi tant de personnes m’avaient dit que la violence n’était pas si présente que cela. « On s’y habitue. Cela devient naturel pour nous… Bien sûr, cela nous contrarie que tant de mauvaises choses arrivent, mais c’est comme être malade et ne pas avoir accès à des médicaments : s’il n’y a pas de solution, à quoi sert de se plaindre ? » Garcia ne pense pas que le tourisme soit la solution, mais elle est d’accord avec Vente pour dire que les voyageurs n’ont jamais été pris pour cibles dans les conflits de la ville. « Les touristes ont toujours été bien traités. Vous pouvez venir ici et profiter de plages magnifiques en étant accueilli par des gens chaleureux. »

Des enfants dans l'eauFront de mer à marée basseCrédits : Meredith Hoffman

Des enfants dans l’eau
Front de mer à marée basse
Crédits : Meredith Hoffman

La mauvaise réputation

La seule touriste étrangère que j’ai rencontrée à Buenaventura est Marla Benoit, une femme américaine avec laquelle mon ami colombien et moi-même avons voyagé depuis Cali, une métropole à trois heures de route vers l’ouest, et qui s’est prise de fascination pour la ville. Benoit est venue dans cette ville pour observer les baleines, mais elle était également intriguée par ce territoire apparemment en marge des circuits habituels du traditionnel globe trotter. Elle se sentait en sécurité quand elle se promenait seule, et le soir, elle admirait le coucher du soleil sur le bord de mer en savourant un cocktail venant d’un bar tropical en plein-air, le regard flottant au-dessus des cabanons sur pilotis dans le sable. « Je pensais à tout ce que j’avais lu sur Buenaventura avant d’y venir, et comment cela s’est juxtaposé avec ma propre expérience. Je me suis alors posé des questions sur ce que je ne voyais pas », explique-t-elle. « Cela m’a fait réfléchir à la façon dont ces gens peuvent supporter une telle pression et trouver malgré tout le temps de rire. »

Cabanons sur pilotisCrédits : EC/ECHO/ I. Coello

Cabanons sur pilotis
Crédits : EC/ECHO/ I. Coello

Mais la plupart des voyageurs qui s’aventurent sur la côte pour observer les baleines ou visiter les plages des environs se rendent à l’embarcadère de Buenaventura sans faire de halte en ville. « On a entendu dire que c’était trop dangereux », me confie Antoine Sallier, un voyageur français, après s’être rendu directement à la plage de Juanchaco sans passer par Buenaventura. Ce sentiment fait de la peine à Zuluaga, mais il reconnaît que la mise en place d’un soutien gouvernemental de plus grande envergure pour la ville a nécessité la série incessante d’incidents violents de ces dernières années. Il m’informe que Buenaventura va organiser son tout premier festival d’écotourisme pour les jeunes cet automne, durant lequel des experts venus d’Équateur et du Costa Rica tiendront des séminaires sur le développement de l’économie locale. « Nous prenons tout juste conscience de ce processus », explique-t-il. « Nous avons besoin de faire bouger notre culture, de changer la vision qu’a notre pays de Buenaventura. »


Traduit de l’anglais par Rémy Kuentzler d’après l’article « Beaches and Bodies in Buenaventura », paru dans Roads and Kingdoms.  Couverture : Meredith Hoffman.