Emmitouflée dans un survêtement rouge vif dont la capuche la protège de sa toute récente célébrité, une veste en jean sur les épaules et d’imposantes Buffalo blanches aux pieds, Alba surgit à l’angle d’une rue de Poblenou. C’est dans ce vieux quartier barcelonais en bord de mer que la jeune femme vit depuis l’année dernière avec celui qui partage sa vie. D’un pas assuré, elle nous dirige vers l’un des petits bars à tapas sans prétention dont les tables métalliques peuplent les trottoirs de la capitale catalane, et s’assoit à l’une d’elles.

« Je viens souvent prendre un café ici avec des amis. J’aime bien ce quartier, c’est un peu ici que tout se passe désormais ! » confie-t-elle quelques jours après son concert au festival Primavera. Là seulement, elle ôte sa capuche, découvrant une chevelure blond vif et des yeux bruns. Tout en pianotant de temps à autre sur son smartphone, elle livre la fulgurante épopée musicale qui l’a subitement parachutée à Barcelone, après avoir posté sur YouTube un remix catalan du « Work » de Rihanna, le jour de ses 19 ans, le 7 mars 2016. Trois jours plus tard, 70 000 personnes avaient visionné le clip, provoquant un raz-de-marée dans l’existence tranquille de cette jeune étudiante en design. Deux mois plus tard, La Vanguardia, un des plus vieux quotidiens espagnols, exhortait ses lecteurs à aller découvrir les chansons d’Alba.

Crédits : Nolwenn Jaumouillé

À 19 ans, celle qui se fait appeler Bad Gyal à la scène – bad girl dans les Caraïbes – est devenue en quelques mois l’une des étoiles montantes de la scène musicale espagnole. Ses vues sur YouTube se comptent désormais en millions, et sa réputation a largement franchi les frontières de son pays natal : elle multiplie les tournées en Europe, aux États-Unis et en Amérique du Sud. Se refusant à étiqueter son style musical, elle y reconnaît néanmoins la forte influence du dancehall. Sûre de ce qu’elle veut, dénuée de tout complexe et indéniablement persévérante, Bad Gyal, qui se décrit sur les réseaux comme la « Pussy K Mana » – « la chatte qui commande », littéralement –, surprend et fascine. Mais derrière ce personnage volontairement provocateur, Alba se considère avant tout comme une fille tranquille de 20 ans, qui tient à rester « aussi proche que possible de la réalité », même après qu’Alba Farelo est devenue Bad Gyal.

Vilassar de Mar

« Pai, Pai, Pai, Pai, Pai », claironne la jeune femme sur sa version catalane de « Work ». Tantôt coiffée de tresses afro blondes, tantôt la chevelure lâchée, elle se déhanche dans les rues de son village natal, ou dans une baignoire à moitié remplie, vêtue d’un maillot du PSG – « le football ne m’intéresse absolument pas, mais j’aimais bien le maillot », précise-t-elle. C’est ce clip au  tournage artisanal, filmé avec l’aide de son ami réalisateur Pol Renom, qui va pourtant projeter  Bad Gyal sur le devant de la scène au milieu du mois de mars 2016. https://www.youtube.com/watch?v=aR5P4rzZJm4 Lorsqu’Alba publie le clip sur sa chaîne YouTube, elle ne s’attend pas à un tel retentissement. « Quand j’ai commencé à faire de la musique, je voyais beaucoup de jeunes personnalités émerger à Barcelone », se souvient-elle. « Je me disais qu’il y avait de la place pour moi, que je pouvais rêver de faire quelques concerts en Espagne… Mais je n’imaginais pas que l’hiver suivant je ferais une tournée dans toute l’Europe, puis l’été aux États-Unis et au Mexique ! » Alba est la fille d’Eduard Farelo, acteur et présentateur catalan de renom qui a notamment doublé la voix de Gollum dans Le Seigneur des Anneaux, et occasionnellement celles de Colin Firth ou Vincent Cassel. Mais si l’artiste reconnaît le goût de l’effort que lui a transmis son père, elle refuse d’être associée à sa carrière. La sienne, encore balbutiante, la jeune femme l’a construite seule et en est fière.

Elle a grandi à Vilassar de Mar, un village tranquille de la Costa Brava où, globalement, « il ne se passe pas grand-chose ». Ancien port de pêcheurs, célèbre pour son marché aux fleurs, on y passe le temps en « buvant un verre dans un bar avec tes amis d’enfance ou en allant à la plage ». Pas vraiment le lieu où se bousculent les opportunités pour faire carrière dans la musique. À l’époque, l’adolescente s’échappe régulièrement à Barcelone, où elle profite du dynamisme musical et de la vie nocturne de la cité comtale. Mais c’est malgré tout dans la tranquillité de Vilassar que tout a commencé pour Alba. Car la musique et la danse, Bad Gyal ne les a pas sorties de son chapeau en 2016. Depuis toute petite, elle cultive ces deux passions. Si le dancehall dont elle s’inspire n’est arrivé que récemment aux oreilles espagnoles, Alba s’enorgueillit de se nourrir des rythmes jamaïcains depuis longtemps.

Crédits : Nolwenn Jaumouillé

Lorsque la jeune fille quitte Vilassar pour s’installer à Barcelone et signer avec un label, ce tournant soudain et radical ne fait pas l’unanimité parmi ses proches : « J’ai un peu cassé les plans que beaucoup avaient pour moi. D’autant plus qu’à l’époque, danser le twerk n’était pas aussi répandu », dit-elle. Il faut dire que sa vie de jeune adulte ne la dirigeait pas spécialement vers une carrière musicale faite de tournées internationales et de shows lascifs. Son père Eduard, notamment, comprenait mal ses choix et la croiyait un peu perdue. Mais elle dit ces inquiétudes apaisées aujourd’hui, tandis que l’artiste a su prouver sa détermination mais aussi sa capacité de discernement dans la voie exigeante qu’elle a décidé d’emprunter.

Avant le succès de « Pai », Alba avait débuté des études de design, suivant sa fascination pour la mode. Elle travaillait à côté pour financer sa coûteuse université, tantôt dans une boulangerie, tantôt pour un opérateur téléphonique. Un rythme qu’elle tenait encore quelques mois après le succès de son premier clip. « Quand j’ai sorti Slow Wine, ma première mixtape, j’étudiais le matin et je travaillais tout l’après-midi », raconte-t-elle. C’était il y a un an, en novembre 2016. « Tant que tu n’as pas la certitude d’avoir une carrière solide, tu ne peux pas arrêter de travailler. » Une conscience des réalités que la jeune femme n’a pas encore perdu.

Musica, moda, negocio

Depuis le 7 mars 2016, Bad Gyal a fait du chemin. Une signature de contrat avec Canada, sa maison de production, un manager et une équipe qui assurent sa promotion sous son œil vigilant. La jeune femme travaille essentiellement de chez elle, au rythme chaotique des journées que cette vie hors du commun lui propose. « Je n’ai pas vraiment de routine. J’ai mon micro, mon ordinateur et j’enregistre. De temps en temps, si besoin, je vais enregistrer dans un studio dont fait partie mon manager. Et tout à l’heure, par exemple, j’ai rendez-vous avec DJ Florentino, qui est de passage à Barcelone. On va aller jouer de la musique chez moi. » Et il y a les tournées, qui se sont multipliées pour elle en quelques mois d’existence publique : dans les prochains mois sont prévus un showcase aux États-Unis, plusieurs concerts en Europe et The Great Escape, un festival anglais qui se déroule à Brighton et présente chaque année plus de 400 artistes.

Des mélodies au design, Alba dirige et définit tout.

Des mélodies au design des clips en passant par les paroles de ses chansons, les chorégraphies et le déroulement de ses tournées, Alba dirige tout et définit tout. Contrôler la production de sa musique, ne rien se voir imposer est à ses yeux fondamental. En la matière, son icône est Rihanna – après tout, elle lui doit en partie son succès. « J’ignore si les gens me comparent à elle », sourit-elle en exhalant une bouffée de sa cigarette, qu’elle retient entre deux doigts aux ongles extraordinairement longs. « Probablement pour le nom », suppose-t-elle, en référence à sa chanson « Bad Girl » et son Instagram @badgalriri. « En réalité, je n’écoute pas beaucoup sa musique. J’ai fait le remix de “Work” mais je n’ai aucun de ses disques, ni aucune de ses chansons sur mon téléphone », avoue-t-elle. « Mais pour moi qui adore le design, je trouve très intéressante la manière dont elle a su unir musique et mode. Dans les deux domaines, elle mène une carrière très solide, c’est une véritable entrepreneuse. Elle sait comment gérer son business, comment définir des tendances, ce que tout le monde va porter dans la rue… Je crois que je peux faire quelque chose de similaire. »

Les deux artistes fonctionnent néanmoins très différemment, estime Bad Gyal. « Derrière Rihanna, il y a une quantité de producteurs. Pour ma part, et ce jusqu’à ce que j’en décide autrement, je choisis seule la direction que je donne à ma musique. » Un univers qu’elle tient à marquer de son amour du style, du design et de la mode. « J’essaie d’avoir le plus de poids possible dans la définition des styles de mes vidéos, j’élabore moi-même presque toutes mes tenues, et lorsque ce n’est pas le cas, je travaille en parallèle avec le styliste. »  Sur son Instagram, suivi par quelques 109 000 abonnés, @akabadgyal expose sa vision en postant des photos de ses tenues et de ses accessoires. Volontairement bling bling, osé et sexy, son style est à l’image de sa musique. T-shirt Calvin Klein, larges lunettes noires, pantalon boyfriend, créoles à diamants, montre dorée, mini-short ou bikini, la jeune femme entretient sur les réseaux sociaux le personnage de Bad Gyal, tout en restant connectée à ses premières amours, la mode.  Cette mainmise sur sa carrière et cette remarquable capacité à garder la tête froide, Alba les doit à son profond attachement à l’indépendance.

Crédits : Nolwenn Jaumouillé

Indapanden

Savoir séparer Alba de Bad Gyal, c’est la première leçon qu’a tiré la jeune chanteuse de ses deux premières années de célébrité. Elle a beau être devenue une icône pour une partie de la jeunesse espagnole, elle ne perd pas de vue que son personnage public demeure malgré tout fictif, bien qu’il partage beaucoup avec elle. « C’est un phénomène que j’appréhende chaque jour un peu mieux, j’en ai vu les bons mais aussi les mauvais côtés. Hier, j’ai désinstallé Twitter de mon téléphone, je n’en percevais plus réellement l’utilité. Je voyais des gens que je connais montrer sur les réseaux sociaux un courage et une audace qui n’existent pas dans la réalité. J’ai suffisamment de choses à porter pour mon jeune âge, pour ne pas m’encombrer de choses superflues et néfastes. » À ce moment-là, deux témoins indiscrets de notre conversation s’approchent de nous pour lui réclamer son Spotify. « Nous sommes coachs en musique quantique, si besoin », lui expliquent-ils. « C’est quoi ça ? » demande Alba, impertinente. « Je suis d’une autre génération, moi vous savez. » Gentiment, elle leur répond qu’elle s’appelle Alba. Les deux quidams s’éloignent. « Du coaching… », répète-t-elle en levant les yeux au ciel.

C’est justement une rupture générationnelle qu’Alba veut refléter par son style. À ses côtés, d’autres figures féminines se disputent la scène espagnole, renouvelant une musique urbaine longtemps réservée aux hommes : Miss Nina, La Zowi ou encore Chanel, toutes ont réussi à percer, mais Bad Gyal ne les regarde pas vraiment en concurrentes. Revendiquant son avant-gardisme en la matière, elle présente son style comme le « son du futur », bien qu’elle refuse de le définir. « Ce n’est ni de la trap, ni du reggaeton, ni du dancehall – à ce que je sache je ne suis pas Jamaïcaine, nous ne sommes pas à Kingston et je ne circule pas dans ce milieu , tranche-t-elle. « Mais ces styles ont évidemment une grande influence sur ma musique, tout comme j’écoute beaucoup de musique brésilienne ou africaine – nigérienne surtout. Mais ce ne sont que des influences à partir desquelles je crée quelque chose de nouveau. » 

Un genre qui commence, selon elle, à germer et être reconnu au-delà de Barcelone, où les influences musicales latino-américaines ont déjà façonné la jeune génération et résonnent partout dans les rues, les bars, le métro. « Les jeunes de mon âge n’y voient plus rien de sale, comme les générations précédentes. En Espagne, on a grandi avec le reggaeton, ça a commencé bien avant “Despacito” ! Même ceux qui ne savent pas vraiment d’où vient le dancehall commencent à situer ce que c’est et l’accueillent plutôt bien. »

Dans les médias ou auprès de son public, on peut lire et entendre que Bad Gyal est à sa manière une artiste engagée. Une étiquette dont Alba ne veut pas. Musicalement ou politiquement, elle refuse qu’on lui fasse dire ce qu’elle ne dit pas d’abord elle-même. En ayant investi un champ musical traditionnellement dominé par les hommes et marqué par un certain machisme, Alba n’a fait que rester dans la veine d’une musique qui depuis petite lui plaît et la fait bouger, prétend-t-elle. De ses vidéos explicites aux paroles de ses chansons, qui tournent globalement autour du sexe, de la liberté et de l’argent, Bad Gyal se connecte à sa génération mais refuse de jouer au gourou. Dans son appartement de Poblenou, où elle compose sa musique, les mots lui viennent à l’esprit spontanément, selon l’humeur du moment. « Lorsque je crée de nouvelles chansons, je me mets devant un micro, j’invente des mélodies, et je n’écris les paroles qu’après. Par rapport à d’autres artistes, mes textes ne sont pas très travaillés. Je ne crois pas que les paroles soient mon point fort », admet-elle humblement.

Crédits : Bad Gyal/Instagram

Son image de femme déterminée et indépendante, qui dirige sa vie à la baguette en dépit de son jeune âge, vaut souvent à Alba d’être brandie comme une icône néoféministe. Là aussi, la jeune artiste botte en touche : « Je suis très heureuse si certaines filles voient en moi des choses qui les aident à être meilleures, mais je refuse de m’engager sur ces questions-là, qui n’ont rien à voir avec ma musique. » Celle qui chante indifféremment en catalan, en espagnol ou en anglais ne voit pas non plus pourquoi elle s’exprimerait sur la crise que traverse sa région. « Je ne veux pas me démarquer de mon public pour des raisons qui n’ont rien à voir avec ma musique », explique-t-elle.

Du haut de ses 20 ans, Alba assure vouloir mener une existence normale, « le plus proche de la réalité possible ». L’aventure qu’elle vit l’exalte, et elle est convaincue « d’en sortir gagnante », mais elle a déjà pu cerner les limites qu’elle veut y poser. « J’aime l’attention que provoque mon travail, mais à sa juste mesure. Être confrontée à trop de monde me coûte un peu. J’évite les séances photo, ce n’est pas mon vraiment mon truc », confie-t-elle. « Je sais désormais que je suis plus heureuse dans mon environnement, tranquille et entourée de mes amis. » https://www.youtube.com/watch?v=JvttWYDe490


Couverture : Bad Gyal à Poblenou. (Crédits : Nolwenn Jaumouillé)