a neige tombe au dehors. « Un truc approche. Il est assoiffé de sang. Une ombre se dresse sur le mur derrière toi, te plonge dans le noir. Il est tout près ! » susurre Mike à ses trois camarades de jeu. « C’est quoi ?! » s’exclame Will. « Le Démogorgon ? » s’affole Dustin. « Zut, on est foutus si c’est le Démogorgon ! » Dans la cave à l’éclairage tamisé d’un pavillon de Hawkins, dans l’Indiana, quatre adolescents disputent une partie endiablée de Donjons et Dragons. Nous sommes en 1983 et le jeu de rôle en est encore à ses premières heures. Ainsi s’ouvre la deuxième scène du tout premier épisode de Stranger Things, la série fantastique de Netflix dont la saison 4 sortie en mai fait un carton.

Ce n’est pas le première fois qu’il apparaît dans une série. On avait déjà pu entendre son allitération dans Buffy contre les vampires ou plus tard The Big Bang Theory. Et pour cause : symbole d’une génération, D&D est le jeu de rôle par excellence, le tout premier et le plus emblématique. Aujourd’hui, il semblerait que le succès de Stranger Things ait ravivé l’engouement pour le légendaire jeu de rôle « sur table ». Le spectacle des quatre ados en train de jouer est autrement plus captivant que de les voir faire un Monopoly : l’expérience, unique, donne lieu à de véritables scènes de théâtre improvisées autour d’une table. « Le sentiment de liberté est vraiment vivifiant : vous pouvez être qui vous voulez et faire (presque) tout ce que vous voulez, tout en partageant de bons moments avec vos amis et/ou votre famille », explique Thomas Weng, Brand Manager France de D&D.

Celui que ses adeptes – parmi lesquels les acteurs Vin Diesel, Dwayne « The Rock » Johnson ou Drew Barrymore – désignent comme le « roi des jeux » serait-il en train de connaître un nouvel Âge d’or ? Pour le savoir, il faut remonter le cours de l’histoire. Et comme souvent avec les histoires fantastiques, celle du jeu de rôle en France débute par un Âge sombre.

 

L’invasion des profanateurs

’était le 11 octobre 1995. Derrière un écran brumeux dont s’échappent des voix grésillantes, une jeune Mireille Dumas présente son émission Bas les masques dans l’atmosphère confinée d’un plateau de France 2, censé prêter aux confidences. Dans ce programme où défilent des invités vêtus de grandes chemises à motifs, le nez chaussé de larges lunettes aujourd’hui désuètes, la présentatrice prétend briser les tabous. Après un sujet sur la prostitution, Mireille Dumas a décidé ce jour-là d’aborder le jeu de rôle dans un épisode au titre aguicheur : Attention jeux dangereux. Elle y présente un reportage où le suicide d’un jeune est associé à sa pratique du jeu de rôle et où des joueurs sont accusés de profaner des sépultures. « Occultisme », « secte », « déviances », « satanisme », aucun terme n’est assez vindicatif pour désigner la nouvelle menace qui pèse sur la société française.

Cette psychose naît d’un fait divers vieux de plusieurs années, à une époque où les jeux de rôle étaient encore largement ignorés du grand public. À Carpentras, le 9 mai 1990, un corps est exhumé d’un cimetière juif et des tombes sont profanées. Un groupuscule lié au Front National est d’abord soupçonné, avant que les charges contre lui ne soient abandonnées. Cinq ans plus tard, un rebondissement dans l’affaire déclenche l’accusation d’un groupe de jeunes « rôlistes », fils de notables du coin. Les adolescents sont accusés par une jeune femme du nom de Jessie Foulon, qui évoque de prétendues messes noires perpétrées par le groupe de joueurs. On découvrira plus tard qu’elle avait menti.

Trop tard. Les médias se ruent sur le sujet et plusieurs émissions télévisées s’occupent de peindre en noir l’image des jeux de rôle dans l’inconscient collectif : Bas les masques est la plus retentissante, mais Zone interdite et Témoin numéro un en rajoutent une couche, invitant sur leurs plateaux le Dr Jean-Marie Abgrall, spécialiste des sectes, à tenir un discours à charge contre les jeux de rôle. Des propos qu’il retirera par la suite, reconnaissant son ignorance du sujet.

Les charges finissent par être abandonnées contre les jeunes gens, mais pour les adeptes du jeu de rôle, le mal est fait. Face à la controverse, « un total de 5 000 clubs, associations et boutiques ont fermé du jour au lendemain, lâchées par les mairies et les établissements scolaires », se souvient « Tête brûlée », le rédacteur en chef de Casus Belli, le magazine français historique consacré au jeu de rôle. Les joueurs savent bien que ces reportages sont des tissus de mensonges et d’amalgames, mais ils n’ont pas voix au chapitre et cette séquence porte un coup terrible à leur passe-temps préféré, sonnant le glas d’un premier Âge d’or débuté au milieu des années 1980 dans l’Hexagone.

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utre-Atlantique, la méfiance vis-à-vis du jeu est plus ancienne encore. C’est aux États-Unis qu’a vu le jour le premier jeu de rôle médiéval-fantastique dans les années 1970, sous la plume de Gary Gygax (alors assureur au chômage et père de cinq enfants) et Dave Arneson (autre passionné de jeux à la vie professionnelle ennuyeuse). Il s’appelle Donjons et Dragons – qui se traduit en réalité par « cachots et dragons », dungeons étant un faux-ami. Ils publient la première édition en 1974, qui sera suivie de quatre autres, dont la dernière date de 2014. Tout comme plus tard en France, une série de drames attribués arbitrairement au jeu de rôle rendent ses débuts douloureux, suscitant une forme d’hystérie collective à l’encontre du genre. Son point d’orgue étant la création en 1982 de la BADD (Bothered About Dungeons and Dragons) par Patricia Pulling, mère d’un jeune rôliste ayant mis fin à ses jours. L’association mène alors une virulente campagne contre le jeu, qui lui vaudra finalement d’être condamnée pour manipulation d’opinion.

« Lorsque j’ai commencé à jouer dans les années 1980, le jeu n’était pas très populaire », se souvient effectivement John Dempsey, Canadien de 45 ans et fondateur de DM for Hire, start-up via laquelle il loue ses services de maître du jeu de Donjons et Dragons à domicile. « Il y avait une véritable stigmatisation du jeu chez beaucoup de parents et de professeurs, qui l’accusaient de promouvoir la sorcellerie, le satanisme et l’occultisme au sens large. »

Mais « malgré les attaques médiatiques, l’apparition des jeux vidéo ou même des cartes Magic, le jeu de rôle n’a jamais disparu », remarque Tête Brûlée. Après l’engouement initial pour le jeu et  les polémiques qui ont suivi, un deuxième Âge d’or du jeu de rôle s’opère lors de la sortie de la troisième édition de D&D, qui connaît un immense succès. Toutefois, à l’exception de cette période, « le marché du jeu de rôle reste en France un artisanat et non une industrie. Et son chiffre d’affaires étant tributaire des chiffres d’affaires de plusieurs éditeurs, il est impossible de savoir ce qu’il représente. Par rapport aux jeux de société ou même aux jeux vidéo, c’est incomparable », admet le spécialiste.

Depuis plusieurs années pourtant, à la faveur de la nostalgie évoquée par la pop culture des années 1980, l’image du jeu de rôle « sur table » est progressivement redorée. Nombreux sont les gamers qui se détournent occasionnellement de leurs écrans pour s’asseoir autour d’une table et faire rouler les dés à vingt faces. Car maintenant que les soupçons sont dissipés, il ne reste que le fun. « D&D n’a jamais été aussi populaire et cela continue de croître fortement », assure Thomas Weng. « Nous nous attendons à ce que cette croissance se poursuive. Nous devons continuer à attirer de nouveaux fans en rendant notre jeu accessible et agréable à un public plus large. »

L’Œuf Cube

out compte fait, les foudres qu’a eues à subir le jeu de rôle ne sont pas différentes de ce à quoi d’autres mouvements culturels alternatifs comme le metal ou les jeux vidéo ont dû faire face. À ceci près que son marché était trop fragile pour ne pas en pâtir. Mais maintenant que l’orage est passé, on voit bien que la méprise était comme souvent due à l’ignorance.

Pourtant, le principe du jeu de rôle est d’une simplicité extrême. Le maître du jeu (MJ) écrit à grands traits une histoire d’aventure dont les joueurs incarnent les héros. Les manuels de Donjons et Dragons fournissent des règles, un univers, des décors et un bestiaire de créatures pour les peupler dans lequel le MJ n’a qu’à piocher pour construire le monde et l’intrigue que les joueurs vont devoir découvrir. Ça peut aller du simple  « j’ouvre la porte ; je tue le monstre ; j’embarque le trésor » à des campagnes épiques et retorses qui s’étendront sur plusieurs années. La seule limite est l’imagination. « C’est quelque chose d’unique que je ne peux pas trouver en jouant à un jeu vidéo par exemple ! » abonde Thomas Weng.

Les joueurs, eux, endossent le rôle d’un personnage qu’ils ont créé, humain ou pas (elfes et orcs sont les bienvenus), doté de talents particuliers (classe et compétences) qui définiront sa place au sein du groupe. Le maître du jeu énonce le contexte et les joueurs annoncent ce qu’ils décident de faire. L’histoire évolue à partir de là, et des dés très bizarres (de 4 à 20 faces) sont lancés lorsque se produisent des événements qui mettent à l’épreuve les compétences des personnages. Compétences qui, si tout va bien, s’améliorent au fil de l’aventure. Pour jouer, aucun plateau de jeu, aucune figurine, aucun costume et aucun diplôme ne sont nécessaires. Seulement de l’imagination et une bonne dose de chance aux dés.

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quelques pas du métro Jussieu dans le 5e arrondissement de Paris, Frédéric Romero ouvre la grille de L’Œuf Cube où il m’invite à entrer. Je le suis dans cet antre historique des jeux spécialisés, un tout petit magasin qui abrite pourtant une quantité impressionnante de boîtes de jeux en tout genre, du jeu de plateau aux cartes Magic. Pour le jeu de rôle, une véritable bibliothèque aux livres alignés avec soin occupe deux pans de mur. Ainsi que quelques « kits d’initiation ». Né en 1977, à peine quatre ans après la sortie de la première édition de D&D, L’Œuf Cube demeure la plus vieille boutique parisienne de jeux qui sortent de l’ordinaire : « Nous n’avons rien contre le Monopoly ou la Bonne Paye, mais d’autres magasins font ça très bien ! » plaisante le patron derrière son comptoir. Ici, le fantastique est roi.

Passionné et souriant, Fred est entré à L’Œuf Cube il y a vingt ans, au gré des rencontres et de son amour des jeux. Aujourd’hui âgé de 43 ans, il a pris la direction du magasin après avoir commencé en y faisant des extras. Une longue expérience du métier qui lui a permis d’observer l’évolution du jeu au fil des décennies, tout en demeurant lui-même un joueur féru et un maître du jeu aguerri. « Même s’il y a une dominance du jeu de plateau, une bonne partie d’entre eux sont des jeux d’aventure. Les joueurs ont un personnage, le voient évoluer et obtenir de nouvelles caractéristiques. C’est aussi une porte vers le jeu de rôle », explique-t-il. Frédéric Romero assure que « le jeu de rôle ne s’est jamais arrêté ». Avec ou sans Stranger Things, en France, on estime aujourd’hui à 300 000 le nombre de personnes ayant déjà participé à un tel jeu.

À L’Œuf Cube, le genre représente environ 30 % du chiffre d’affaires, une proportion considérable qui n’a pas tellement bougé depuis vingt ans. « Il y a aujourd’hui plus de créations françaises »,  s’enthousiasme-t-il malgré tout. Et l’impression de renouveau actuel s’explique aussi du fait que « certains parents issus de la première génération de rôlistes décident à leur tour d’initier leurs enfants  ».

Il est compliqué d’évaluer si l’intérêt exprimé par un plus vaste public envers le jeu de rôle papier sera durable ou non, mais il n’en existe pas moins une véritable évolution dans sa pratique. Quitte à bousculer les puristes, le jeu de rôle a fait son entrée dans le monde des start-ups et même sur YouTube, pour toucher une nouvelle génération de joueurs. Et après plus de quatre décennies,  Donjons et Dragons est toujours à l’honneur.

Le professionnel

éjà professeur d’arts martiaux et thérapeute shiatsu, John Dempsey a ajouté en 2013 une troisième corde à son arc en créant dans la région de Toronto DM for Hire (« Maître du jeu à louer »). Rôliste de longue date, John a toujours été le seul de ses amis à maîtriser à la perfection l’art complexe des maîtres du jeu. L’idée originale d’en faire son métier a surgi dans son esprit il y a quelques années, alors qu’il connaissait des difficultés financières. « Il fallait absolument que je trouve un moyen de sortir la tête de l’eau », raconte-t-il. « J’ai alors pensé aux amateurs de Donjons et Dragons trop occupés par leur travail, pour qui l’organisation d’une partie est un peu compliquée. Je me suis dit qu’embaucher quelqu’un pour la concevoir de A à Z à domicile pourrait les intéresser. »

Malgré la perplexité de son entourage et des premiers mois difficiles, son intuition s’est finalement révélée bonne. « Il existe des salles où les joueurs peuvent se retrouver pour jouer, mais on ne peut pas apporter sa nourriture, ni boire d’alcool, et c’est très bruyant » explique Dempsey. « Les gens qui veulent partager un vrai moment privilégié entre amis, dans le confort de leur maison, préfèrent la formule que je propose. »

Lui-même adepte de jeux vidéo, il a senti le besoin d’un retour à une réelle interaction sociale. Et pour lui, le moment unique offert par le jeu de rôle passe aussi par ce retour au papier et à l’attente fébrile qui accompagne chaque jet de dés. Pour sa part, John apporte le jeu, l’installe, l’explique et tient le rôle de référent tout au long de la partie, qu’il dirige de bout en bout : il module et fait appliquer les règles, en observant comment tout ce petit monde se débrouille. Au cours des parties, John Dempsey fait évoluer ses clients dans trois décors principaux : le monde médiéval-fantastique des Royaumes oubliés, celui de Mystara et Dark Sun, un monde post-apocalyptique rempli de créatures tout aussi dangereuses.

Pour John Dempsey, l’impact de Stranger Things sur son business est indéniable : il a lancé son entreprise au moment où sortait la saison 1, et sent actuellement que la saison 2 attire de nouveaux clients. Mais si Dempsey est un des seuls au monde à proposer ses services à domicile, d’autres le pratiquent tout simplement sur Internet. Suivie par plus de 150 000 personnes, la chaîne YouTube officielle de Donjons et Dragons propose un éventail de tout ce qui se fait dans la communauté des rôlistes en ligne : parties en live autour d’une table, en visioconférence, talks autour du jeu et retransmissions d’événements uniques.

Un écosystème numérique florissant qui précède Stranger Things de plusieurs années. Ainsi donc, si la série de Netflix a donné un coup de projecteur bienvenu sur Donjons et Dragons, un phénomène de renouveau avait été initié bien avant sa diffusion, estime Tête Brûlée – notamment à travers « les tables virtuellesc’est-à-dire des joueurs qui se servent de l’outil informatique pour jouer comme s’ils étaient physiquement autour d’une table ». Pour autant, les passionnés s’accordent à dire que l’émotion procurée par le jeu de rôle n’est jamais aussi intense qu’autour d’une table. « La liberté est immense, les possibilités ludiques aussi et le plaisir de partager une aventure avec des amis incomparable », tranche le rédacteur en chef de Casus Belli.

Un plaisir que les quatre amis de Stranger Things n’ont pas leur pareil pour rendre communicatif.  Sur leurs visages, on comprend que dans le feu d’une partie, la table jonchée de feuilles de personnages, de boîtes de pizza, de canettes de sodas, de petites figurines et de dés à 20 faces a bientôt disparu. Tout ce qu’ils voient, c’est le Démogorgon.


Couverture : Une partie de D&D dans Stranger Things. (Netflix)