Le gang

Canton (Guangzhou), en Chine. Presque tous les après-midis, les habitants du village chinois de Xian se rassemblent et s’asseyent sur le sol du 30, Fanyang Main Street, une allée en brique juste assez large pour permettre aux chariots à trois roues de passer de front. L’allée est jonchée des décombres de maisons démolies ou éventrées. « Le numéro 30 est la base de notre mouvement anti-corruption », dit Liu Yongquan, l’un des organisateurs de la défense du village. Il a des airs de garçon malgré ses 47 printemps, des zébrures grises parsemant ses cheveux noirs – le résultat selon lui d’années de stress intense. « Dans toute la Chine, peu de villages ont résisté autant que le nôtre. » Timidement installé au cœur du nouveau centre d’affaires de Canton, la troisième plus grande ville de Chine, le village de Xian et les 1 400 familles qui l’habitent s’étend sur 18 hectares, et il est cerné de tous côtés par des buildings et des tours d’habitations flambant neufs. À l’une de ses extrémités se dresse l’hôtel W, à l’autre un concessionnaire de Lamborghini. À cinq minutes à pied de là, des grues mettent les dernières touches à ce qui sera l’un des gratte-ciels les plus hauts du monde.

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Xian vu du ciel
Crédits : Eric Jenkins-Sahlin

Il va sans dire que la terre sur laquelle est assis le village vaut de l’or : les médias nationaux ont baptisé Xian le « village de diamant ». En 2009, le gouvernement a lancé un projet de réaménagement du village, en promettant à ses habitants des appartements dans les tours nouvellement érigées en guise de compensation. Mais le projet a été miné par un manque de transparence auquel a répondu un manque de confiance. La majeure partie des villageois est favorable au plan de réaménagement de leur terre ancestrale, qui accueillit il y a près de huit siècles les premiers Xian, Lu, et Liang – les clans les plus importants du village –, tant qu’ils ont leur mot à dire sur la façon de procéder. (Aujourd’hui, la plupart des villageois portent l’un de ces trois noms.) Au cours des six dernières années, les familles de nombreux villages chinois ont ployé sous la pression du gouvernement et du groupe Poly Real Estate, et cédé leurs maisons. Mais il reste encore près de 200 « familles délaissées », comme on les surnomme ici, qui résistent en vivant au milieu d’une mer de gravats et de maisons vacantes, démolies pour empêcher leur occupation. Tout au long du printemps 2013, l’entreprise de démolition frénétique de ces maisons par les pelleteuses était un sujet récurrent des conversations au sein de l’assemblée du numéro 30. « Tous les matins, quand un nouveau bâtiment s’effondrait », se rappelle Lu, « mon lit tremblait comme s’il y avait un tremblement de terre. » Les choses ont pris un autre tour lorsqu’un habitant de Xian a presque été battu à mort par l’agence de sécurité local, une bande de malfrats que les villageois désignent simplement sous le nom du « gang ».

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L’après-midi du 23 mai 2013, Lu Yongquan et un groupe de villageois discutaient de choses et d’autres au numéro 30. Alors que Lu Yongquan buvait son thé, Lu Youtian, un villageois habituellement calme et réservé, a fait une entrée fracassante. Du sang ruisselait de son front, et les mots se bousculaient dans sa bouche.

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Le centre d’affaires se dresse à la sortie du village
Crédits : Eric Jenkins-Sahlin

« Ils m’ont frappé ! » a crié Lu Youtian. « Le gang m’a frappé ! » Les membres du gang étaient postés à chacune des six portes du village. Des agents de sécurité avaient giflé la sœur de Lu Youtian lorsqu’elle leur avait demandé de déblayer les gravats du matin, qui jonchaient son palier. Lorsque Lu Youtian est venu leur demander des explications, les gardes l’ont passé à tabac. Lu Youtian s’est emparé de l’un des bâtons de combat en bambou de deux mètres que les villageois conservaient au numéro 30, et il a remonté Fanyang Main Street vers l’est en courant. Lu Yongquan et les autres aînés du village se sont lancés à sa suite. La scène s’est déroulée sous mes yeux, depuis mon appartement. J’ai vu un groupe d’une dizaine de d’hommes remonter à toute allure Fanyang Main Street vers l’ouest. Les deux groupes se sont rencontrés près de l’étang de rétention des égouts, face au vieux commissariat de police du village aujourd’hui désert et condamné. Lu Youtian allait se battre à 12 contre un. Il frappait d’avant en arrière avec son bâton, comme un éléphant acculé cherchant à éloigner des lions, reculant peu à peu. Lorsqu’il a trébuché, la meute s’est jetée sur lui. Lu Yongquan a vu la scène se dérouler en direct, alors qu’il courait avec sa caméra à la main, n’en perdant pas une miette. Les malfrats rouaient le corps de Lu Youtian de coups de bâtons. L’un d’eux a fracassé une chaise en bois dont le dossier est tombé par terre. Lu Youtian a alors cherché à l’atteindre pour le ramener sur lui, comme un bouclier. L’un après l’autre, les bandits tapaient sur Lu Youtian avec toutes les armes à leur portée : bâtons de bambou, tuyaux d’acier, tabourets en bois, une porte en lattes d’acier, et même une pelle. Nul ne sait exactement quand Lu Youtian a perdu connaissance. Les villageois se sont rassemblés. Beaucoup ont appelé la police. C’est alors que le Vieux Lu, un sexagénaire qui se tenait debout derrière Lu Yongquan, a lancé une brique dans le cercle des voyous qui tabassaient son voisin. Les assaillants s’en sont alors pris aux villageois juchés sur le tas de gravats. Les deux Lu se sont sauvés en courant. Arrivés au numéro 30, ils ont tourné dans une allée et sont entrés dans un bâtiment abandonné, refermant la porte sur eux. Une chance : il y avait encore une porte. Lu Yongquan pesait de tout son poids contre elle pendant que le Vieux Lu ramassait une échelle en bois qui traînait par terre pour la bloquer. Les bandits ont tenté de défoncer la porte en la rouant de coups, mais elle a tenu bon. La foule des villageois n’a pas tardé à arriver en courant, criant sur les malfrats qui se sont empressés de prendre la fuite. Je les ai regardés sonner la retraite et se carapater jusque dans les dortoirs bleu-gris du promoteur pour lequel ils travaillent.

Le feu est passé du rouge au jaune, puis au vert, et les aînés du village se sont assis en tailleur sur la route.

Sur le tas de gravats qui s’élève au coin de l’étang de rétention, les gens s’étaient rassemblés autour de Lu Youtian. Lorsque je suis arrivé, j’ai cru qu’il était mort. Il restait immobile. Une large entaille était creusée dans sa tête, la chair de ses membres était à vif, son corps couvert de blessures. Et puis, j’ai vu ses paupières palpiter. Deux policiers sont arrivés, suivis de deux médecins qui portaient un brancard le long de Fanyang Main Street. Les villageois imploraient les policiers de se lancer à la poursuite des suspects. « Il a été frappé par les gros bras de Poly. Ils se sont enfuis ! » « Nous savons où ils se cachent ! » « Vous allez les arrêter, n’est-ce pas ? » Mais les deux agents n’ont pas esquissé un geste pour retrouver les suspects, les anciens du village ont donc pris la décision de se rassembler devant les baraquements du promoteur et ont de nouveau appelé les autorités. Quand la chef de la police locale, une femme imposante, a fini par se montrer, elle est entrée sans un mot dans les dortoirs du complexe. Elle n’a pas tardé à reparaître, pour dire aux villageois que les suspects s’étaient volatilisés.

La résistance

« Nous nous sommes dits que si nous bloquions l’avenue Huangpu, nous pourrions faire pression sur le gouvernement », raconte Lu Yongquan. L’avenue est l’une des nombreuses artères de Canton. « Les autorités n’auraient pas d’autre choix que de venir sur place et d’enquêter. »

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Des travailleurs migrants s’asseyent sur les gravats après le travail
Crédits : Eric Jenkins-Sahlin

Le feu est passé du rouge au jaune, puis au vert, et les aînés du village se sont assis en tailleur sur la route. Il n’a pas fallu longtemps avant que les CRS chinois, en tenue anti-émeute, débarquent sur les lieux. Une femme de plus de 60 ans s’est évanouie. Hypotension, disent les villageois. Quelques minutes plus tard, une jeune femme s’est trouvée mal elle aussi. Quand les responsables locaux sont finalement arrivés, cheveux noirs bien coiffés et chemises boutonnées jusqu’en haut, ils ont promis de rétablir la justice, et les doyens du village se sont levés pour rentrer chez eux. La chef de la police est retournée dans les dortoirs. Toujours aucune trace des suspects, mais elle est revenue avec leurs armes : des bâtons de bambou et des tuyaux d’acier. Les fonctionnaires ont alors promis une réponse cette nuit-même, mais tandis que le soleil disparaissait derrière les gratte-ciels à l’ouest, les habitants attendaient toujours en bouillonnant de colère. Le village de Xian est l’un des 138 « villages urbains » de Canton dont le réaménagement doit être achevé dans les cinq prochaines années. À travers une Chine en phase d’urbanisation éclair, des centaines de millions de fermiers ont perdu leurs terres ancestrales ces dernières années, et le gouvernement prévoit de déplacer 250 millions de personnes depuis les campagnes jusque dans les zones urbaines d’ici 2020. Le processus se heurte à des tensions, tout spécialement quand les gouvernements locaux en profitent pour réquisitionner la terre à des prix dérisoires pour la céder aux promoteurs. « Une chance pour nous, nous sommes au cœur de Canton », dit l’un des villageois qui a déjà cédé sa maison. « Les fonctionnaires ne peuvent pas faire usage de la même force qu’au Henan ou au Hubei ! »

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Les villageois se rassemblent pour le 50e anniversaire du mouvement anti-corruption
Crédits : Eric Jenkins-Sahlin

Lu Yongquan n’est pas d’accord avec lui. « Comment le gouvernement peut-il être si mauvais ? » demande-t-il. C’est un petit homme qui mesure à peine plus d’1,60 m, peut-être parce qu’il a grandi durant les années chaotiques de la Révolution culturelle chinoise, où la nourriture manquait. Il est né en 1966, dans une petite maison de brique à un étage située tout près du bassin des eaux usées du village. Aujourd’hui, la maison a été supplantée par un immeuble de cinq étages où il vit au dernier avec les quatre membres de sa famille. Il loue les chambres du dessous à des travailleurs venus des provinces intérieures de la Chine. Pendant sa jeunesse, le village de Xian était entouré de champs et d’étangs où il allait pêcher. Sa famille cultivait du riz et des légumes, et ils élevaient du bétail. Quand Lu avait 19 ans, la ville de Canton a avalé près d’un kilomètre carré de la terre du village, et comme la plupart des familles de Xian, les Lu se sont focalisés sur leurs cochons, un élevage d’une centaine de têtes. Dans les années 1990, le gouvernement a réclamé la terre sur laquelle étaient installées les porcheries, et la famille a acheté un camion pour transporter la terre. Ils ont également ajouté des étages à leur maison et ont commencé à louer des chambres.

Les villageois savaient ce qu’ils possédaient, ce qu’ils avaient perdu et ce qu’il leur restait encore à perdre.

« Quelquefois, je m’assieds ici et je me demande où je suis », dit Lu alors qu’il avale une gorgée de thé, assis au pied d’un immense gratte-ciel. « Où sont passés tous les champs ? » Alors que les Lu perdaient leurs terres cultivables et se tournaient vers la location de chambres, les fonctionnaires locaux s’engraissaient. Lu Suigeng, le secrétaire du parti du village, installé au pouvoir depuis 1980, s’est mis en affaires avec un fonctionnaire du gouvernement local du nom de Cao Jianliao, pour revendre la terre du village de Xian à des prix cassés en l’échange de pots-de-vin. « Je ne voyais aucun mal là-dedans », m’assure Cao, qui porte un t-shirt sur lequel est écrit « be UNIQUE ». Il veut parler du premier dessous-de-table de 2 millions de yuans qu’il a touché en 1992. Il est actuellement en prison. « Ce n’était pas du cash. Je me suis dit que s’il arrivait quoi que ce soit, je n’aurais qu’à tout effacer. » Cao n’a pas tardé à courtiser la première de ses onze maîtresses, une jeune femme de 21 ans appelée Kangyeh Lay, étudiante à l’université de technologie de la Chine du Sud. Les fonctionnaires ont échappé aux accusations de corruption jusqu’en décembre 2008, quand la Société du village de Xian a publié 1 500 copies des Archives du village de Xian, un volumineux livre d’histoire édité par Lu Suigeng lui-même. Pour la première fois, Lu Suigeng révélait les détails de la transformation de Xian en 1999, passant du statut de village à celui de collectif économique : « Les actifs du collectif ont été fixés à 380 millions de yuans, 22 hectares de village et 9 hectares de terres commerciales. » Cela voulait dire que le village était encore propriétaire des terres voisines, comprenant un centre commercial situé de l’autre côté de la rue. « Lu Suigeng voulait qu’on se souvienne de lui. Il est resté au pouvoir pendant plus de 30 ans. Il se croyait intouchable, et c’est la raison pour laquelle il a lancé le projet », explique Xian Yaojun, un homme nerveux de 47 ans au visage juvénile, leader du mouvement de défense du village. « En réalité, c’était le commencement de la fin pour lui. »

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Lu Yongquan et d’autres villageois jouent au football
Crédits : Eric Jenkins-Sahlin

Pour la première fois, les villageois savaient ce qu’ils possédaient, ce qu’ils avaient perdu et ce qu’il leur restait encore à perdre. « Nous pensions jusque-là que c’était la terre du gouvernement ; nous n’avions aucune idée du fait qu’elle nous appartenait », raconte Xian. « Si les archives du village n’avaient pas été publiées, il n’y aurait pas de mouvement de défense aujourd’hui. » Savoir, c’était pouvoir. Plus tard, la rumeur s’est répandue dans le village que Lu Suigeng voulait récupérer ces archives maladroites, et qu’il offrait 2 000 yuans par exemplaire. Les villageois sont fiers de m’assurer qu’ils n’en auraient jamais rendu le moindre exemplaire, quel qu’en soit le prix. Peu de temps après, le 19 août 2009, les premières protestations ont eu lieu sur les marches du bureau du Comité du village de Xian. Les villageois ont occupé le hall, se sont assis sur les marches et ont envahi la cour. Ils prononçaient des discours et chantaient des slogans : « Ouvrez les comptes du village ! » « Rendez publics les salaires des fonctionnaires ! » « Assez de corruption ! » Après un sit-in de plusieurs jours, les villageois ont abandonné les marches : la flamme du mouvement de résistance était allumée. L’un des villageois a fabriqué des centaines de casquettes de baseball rouges avec le mot « anti-corruption » inscrit sur le front. En 2010, tandis que les Jeux asiatiques devaient avoir lieu à Canton, les responsables de la ville ont entrepris de raser des zones telles que le village de Xian. Les échoppes au toit de tôle qui abritaient le marché des fermiers du village, protégé par une cour murée, ont été les premières à être démolies. Le 12 août 2010 à la tombée de la nuit, des centaines d’agents de sécurité casqués ont envahi les lieux, se postant devant le mur de la cour intérieure du marché. De l’autre côté de la rue, à l’abri des regards, se tenaient la police anti-émeute et des pelleteuses. Les deux camps se sont battus toute la nuit ; les bâtons de bambou des villageois rencontrant des matraques. Malgré cela, les villageois ont retenu l’équipe de démolition pendant des heures, jusqu’à ce qu’arrivent les camions de pompiers, équipés de canons à eau, et des bergers allemands tenus en laisse. « Ça ressemblait à l’époque de la résistance contre le Japon », dit l’un des villageois. Au lever du jour, ils ont évalué l’ampleur du carnage de la nuit. Au total, 50 hommes ont été blessés dans les deux camps, et 14 villageois ont été placés en détention, parmi lesquels un vieil homme de 78 ans nommé Xian Zhangdao. « Il était difficile de retrouver qui que ce soit, ils avaient tous été arrêtés, ou bien ils s’étaient enfuis », se rappelle Lu Yongquan.

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Le mur d’enceinte du village
Crédits : Eric Jenkins-Sahlin

Le département de la Propagande du district a publié un communiqué : « Dans la nuit du 12 au 13 août, durant l’entreprise de démolition de la propriété de la Société du village de Xian, les équipes d’aménagement du territoire, de gestion de la ville et de démolition ont rencontré une violente opposition de la part d’un petit groupe de gens, causant des blessures à deux membres du personnel de démolition, ainsi que des dommages à trois pelleteuses. » En 2010, 84 villageois ont été arrêtés, d’après les médias nationaux. « Avant la destruction du marché des fermiers, seuls 20 % des villageois avaient accepté de partir. Après ça, tout le monde s’est mis à signer le contrat », dit Lu. « Ils pensaient qu’ils ne pouvaient pas triompher face au gouvernement. »

Le mur

Alors que la résistance se poursuivait, les coûts de développement se sont envolés, et les fonds pour le réaménagement, qui incluaient des contributions du village, du district et des instances de la ville, ont commencé à diminuer. Le 10 décembre 2011, la Société du village de Xian a annoncé que le groupe Poly Real Estate allait reprendre le projet et a ouvert cinq jours de consultation publique. Le 14 décembre, après un vaste mouvement de protestation, les fonctionnaires locaux sont venus au numéro 30, et pendant près de deux heures, ils ont débattu avec Xian Yaojun, le leader érudit du mouvement de défense du village. Lorsqu’un des responsables a affirmé qu’ils avaient reçu l’approbation des villageois pour l’investissement extérieur, Xian l’a mis au défi : « Si c’est le cas, montrez-nous le document qui porte la signature des membres de notre comité. Quand je verrai le nom qui figure sur la feuille, j’attaquerai cette personnne en justice, peu importe qui c’est. »

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Peinture murale sur une maison démolie
Crédits : Eric Jenkins-Sahlin

Cinq jours plus tard, alors que Xian quittait le village à vélo pour retourner chez lui dans le village de sa femme, un minivan l’a forcé à s’arrêter sur le bord de la route. « Six hommes ont sauté du véhicule et m’ont demandé si je voulais aller dîner », se rappelle Xian. « J’ai répondu que non, mais ils m’ont quand même jeté dans le van avec mon vélo. » Dans un restaurant chic situé au bord de la rivière des Perles, le chef du Bureau de sécurité publique du district et un agent affecté au quartier du village l’attendaient. À la fin du repas, le responsable de la sécurité publique a mis Xian en garde : « Ce soir je vais t’inviter pour un repas léger, mais si tu continues à faire des problèmes, la prochaine fois ce sera un repas lourd. » Peu après minuit le 26 décembre, les Xian ont entendu frapper à la porte de chez eux. Les hommes derrière la porte ont dit qu’ils avaient besoin de vérifier le compteur électrique et les extincteurs. La femme de Xian a ouvert la porte intérieure pour regarder à travers l’œil de bœuf. Il n’y avait personne. Elle a allumé les lumières, et les martèlements se sont intensifiés. « Xian Yaojun, sors de là ! » ont tonné les hommes. Terrifiée, elle a ouvert la fenêtre, crié à l’aide et appelé la police.

« Le tir atteint l’oiseau qui se risque hors du nid. » Lu Yongquan

Les agents habillés en civil ont enfoncé les deux portes avant de traîner la famille dehors, homme, femme et enfant. La police a accusé Xian d’avoir recouru aux services d’une prostituée, ce qu’il a tout d’abord nié. La prostituée en question avait été arrêtée le 22 décembre, et le rapport sexuel présumé était supposé avoir eu lieu 41 jours avant l’arrestation de Xian. Pour toute preuve : le témoignage de la femme en question (qu’elle a plus tard abjuré) ainsi que des relevés téléphoniques montrant qu’elle avait appelé Xian ce jour-là. En Chine, les peines en rapport avec la prostitution peuvent être prononcées par le Bureau de sécurité publique, qui est habilité à condamner le prévenu à deux ans d’incarcération dans un centre « de détention et d’éducation » sans procès. Xian a écopé d’un an et dix mois. Au centre de détention et d’éducation, situé à l’extérieur de Canton, Xian a été placé dans une cellule à deux étages avec 20 autres hommes. Il portait un badge sur son torse sur lequel on pouvait lire « étudiant », son statut officiel entre les murs de la prison – bien qu’il n’ait jamais reçu là-bas le moindre cours. Les étudiants faisaient en réalité de la manufacture, produisant des cartes de Noël, des sacs et des cure-dents. En avril 2012, sa femme a attaqué en justice le département de police local, demandant au tribunal du district de mettre un terme à la détention de son mari, et de les dédommager pour les dégâts faits à leur appartement. Des mois plus tard, le Southern Metropolis Daily de Canton a publié un compte-rendu détaillé du procès. La prostituée présumée a abjuré son témoignage. Ce à quoi la police a répondu : « Madame a déclaré par écrit qu’elle avait eu des relations sexuelles avec Xian Yaojun contre de l’argent, et dans son examen administratif ainsi qu’au tribunal, elle n’a pas nié que l’acte de prostitution avait eu lieu. » Quant au fait qu’elle affirmait que la police avait écrit elle-même les déclarations avant de la forcer à signer, le département a répondu que « ce n’est qu’une opinion, qui n’est pas étayée par des preuves ».

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Les enfants du village jouent au milieu des gravats
Crédits : Eric Jenkins-Sahlin

Xian est revenu sur ses aveux lui aussi. Ce à quoi la police a simplement répondu : « Au début, il n’a admis aucune activité illégale ; plus tard, il a avoué avoir sollicité les services d’une prostituée. » À la demande de dédommagement pour les portes cassées de l’appartement de Xian, la police a répondu que l’appartement était la propriété du père de sa femme, aussi n’était-il pas habilité à demander réparation. Par ailleurs, ont-ils dit, sa femme avait appelé la police et crié au secours cette nuit-là, prouvant ainsi qu’il y avait urgence à entrer dans l’appartement. Le 8 juin 2012, le tribunal local s’est prononcé en faveur de la police. « Le tir atteint l’oiseau qui se risque hors du nid », dit Lu Yongquan en citant un proverbe chinois. « Après l’arrestation de Xian, nous n’avons plus osé nous exprimer librement au numéro 30. » Il ne restait plus qu’une poignée de villageois au sein du mouvement de défense du village. Pour se réunir, ils s’appelaient l’un après l’autre à la nuit tombée et disaient : « Allons boire le thé. » Les réunions secrètes avaient lieu dans un bâtiment désert doté de quatre issues de secours. « C’était très angoissant. Sombre et sale. Nous portions des lampes torches et nous devions passer par d’autres immeubles pour y accéder », se souvient Lu. Deux jours après l’arrestation de Xian, la construction d’un mur de 2,50 m entourant le village a débuté. Le mur était percé de quatre postes de contrôle, tous occupés par des agents de sécurité de Poly Real Estate, pour contrôler les entrées et sorties du village. Les contrôles d’identité sont devenus obligatoires. Les travailleurs migrants, locataires des chambres du village, se sont vus interdire l’accès à celui-ci, privant les habitants de leur première source de revenus : la location. En janvier 2012, des milliers de migrants ont quitté le village sans songer à y retourner. Des centaines de famille Xian, Lu et Liang de plus ont décidé de signer le contrat et de vider les lieux.

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La vie continue inexorablement
Crédits : Eric Jenkins-Sahlin

« Après la construction du mur, il était impossible pour les travailleurs migrants d’entrer au village », dit Lu Gao (son nom a été modifié à sa demande). « Ils sont tous partis. Les magasins ont fermé. C’était un coup dur pour nous tous. » Malgré tout, Lu Yongquan et les autres membres du mouvement ont préparé d’autres manifestations devant des bâtiments gouvernementaux, pour protester contre l’arrestation de Xian. Ils ont intenté une action en justice contre la Commission de planification de Canton, et ont saisi le gouvernement de la province. En décembre 2012, le Southern Metropolis Daily a publié le compte-rendu susmentionné de l’arrestation de Xian et de son procès. La pression s’est accentuée sur les épaules de la police. Xian a accepté d’abandonner sa plainte contre le département, et le 24 décembre, il a été libéré. Il avait passé près d’un an en prison. Cinq mois plus tard, Xian s’est assis dans sa chaise en bois, fumant cigarette après cigarette, tandis que les événements du 23 mai 2013 se déroulaient. Il n’a pas osé se joindre aux villageois qui bloquaient la route. Ce soir-là, Lu Yongquan et deux des organisatrices de l’événement ont rendu visite à Lu Youtian dans une chambre de l’Hôpital du peuple n°12. Il était inconscient, se souvient Lu Yongquan, avec des os et des côtes cassés, mais il était vivant. Les deux dames qui avaient perdu connaissance étaient soignées dans des chambres au bout du couloir.

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Lorsque Lu Gao est revenu avec son camion, il a trouvé les villageois rassemblés autour du village. « Nous parlions et parlions encore, et plus nous parlions, plus la colère montait, notre sang bouillonnait », dit-il. « Il faut faire quelque chose d’énorme après ça », a déclaré l’un des aînés du village. « Il n’y a que quatre postes de contrôle pour tout le village ! » « Finissons ce qu’on a commencé, détruisons le mur ! » a crié un autre homme. « Ce soir des murs se dressent devant moi », s’est exclamé Lu Gao, « mais c’est par là que je sortirai ! » Neuf heures ont sonné. Les hommes ont rassemblé des outils : une massue, des pelles et des bâtons de bambou, des fois que la police ou des voyous rappliquent. Ils se sont alors dirigés vers une section du mur au sud, qui s’élevait devant la porte de Lu Gao. Ce dernier s’est élancé contre le mur avec la massue. Le fracas a résonné jusqu’à mon appartement. Les hommes ont percé un petit trou dans le mur. Ils progressaient lentement.

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Un magasin du village
Crédits : Eric Jenkins-Sahlin

Depuis mon appartement, j’entendais compter à voix haute en cantonais : « Yuht, yee, sahm, say, mmm, yhut, tchut, bot, gow, sup », et soudain un grand boom. Une large section du mur s’était renversée. « L’excitation croissait parmi nous », raconte Lu Gao. « Lorsque le mur s’est effondré, qu’il y a eu ce grand bruit, toute notre énergie s’est libérée. » La foule de villageois s’est déplacée vers l’est et a pris position devant la section du mur suivante. Lu Yongquan, s’est joint à eux à son retour de l’hôpital. Ils se sont mis à compter à nouveau : « Yuht, yee, sahm… » et boom, le mur a tremblé et a basculé en arrière. Un rugissement a traversé la foule. D’autres sont venus agrandir le groupe. Ils sont allés plus à l’est. 40 hommes se sont mis en ligne face à la section suivante ; une centaine de villageois de plus contemplaient la scène. « Poussez ! Poussez ! Plus fort ! » criaient-ils, comptant à nouveau. Tandis que les villageois poussaient, la section a bougé, s’est détachée de son socle et a basculé en avant, mais elle ne s’est pas renversée. Au lieu de cela, elle a basculé en arrière sur eux, comme un pendule. Ils l’ont laissée venir, ont tenu bon, et alors qu’elle basculait à nouveau vers l’avant, ils ont poussé de toutes leurs forces. Boom ! Des blocs de béton éparpillés partout. La foule a lâché un autre cri de joie. Ils avaient fait tomber une centaine de mètres du mur sud lorsque les gyrophares des camions du SWAT ont projeté leurs flashs bleus sur la scène. Les villageois se sont dispersés dans le village.

Lu Yongquan a fini par rentrer chez lui où il est resté éveillé dans son lit pendant des heures, trop excité pour dormir.

« Ils ne nous ont pas suivi dans le village, ils sont restés à l’extérieur du mur », se rappelle Lu Yongquan. « Ils pensaient que nous étions calmés. » Les villageois se sont rassemblés. Quelqu’un a demandé : « On pousse ou quoi ? » « On pousse ! On pousse ! On pousse ! » ont répondu les autres en chœur. Le groupe s’est dirigé vers le nord, à travers les allées étroites, et en quelques minutes ils ont abattu une section du mur nord. La police anti-émeute a suivi, lentement. Des lignes de casques et de boucliers ont longé l’aile ouest du village en trottinant, avant de tourner à l’est. Lorsqu’ils sont finalement arrivés au niveau des villageois, le mur nord était tombé, et les débris d’une section du mur est gisaient sur le pavé. Les villageois avaient rendu les postes de contrôle inoffensifs avant de retourner au numéro 30, où tout le monde avait la tête qui tournait. Lu Yongquan a fini par rentrer chez lui où il est resté éveillé dans son lit pendant des heures, trop excité pour dormir.

Justice

À 1 600 km plus au nord, à Pékin, les rouages politiques tournaient. Xi Jinping, le secrétaire général et président de la Commission militaire centrale du Parti communiste chinois nouvellement installé, a lancé un plan de lutte global contre la corruption. Lu pense que les événements du 23 mai 2013 ont retenu l’attention des plus hauts responsables gouvernementaux. « Les chiens de garde de Poly avaient bien failli battre un villageois à mort. Ils étaient allés trop loin. Après ça, tout a changé. » Après 33 ans de règne sur son fief, Lu Suigeng a pris l’avion pour l’Australie, ou peut-être était-ce l’Amérique – personne ne le sait vraiment. Les villageois se plaisent à dire qu’il a collecté un milliard de yuans en pots-de-vin, mais cela aussi reste incertain.

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Xian sous un ciel gris
Crédits : Eric Jenkins-Sahlin

En août 2013, les responsables du village ont été convoqués dans un village voisin pour une réunion : tous les sept ont été placés en détention. Le 20 août 2013, la Commission de discipline de Canton a annoncé l’ouverture d’une enquête. « Ces hommes sont en situation d’irrégularité, leurs actions sont regrettables », a déclaré un porte-parole. L’euphorie s’est répandue à travers tout le village. Les habitants se sont arraché des exemplaires du Guangzhou Daily pour lire et relire la nouvelle. On a fait éclater des pétards. Des groupes de villageois allaient partout en frappant sur des gongs et sonnaient des carillons pendant plusieurs jours. « Après que les fonctionnaires ont été arrêtés, nous savions que la pression allait retomber », explique Lu Yongquan. Il a recommencé à dormir la nuit. « J’ai enfin pu respirer », ajoute Lu Gao. Des élections pour une nouvelle liste de représentants du village ont été prévues pour novembre 2013. Immédiatement, l’inquiétude a grandi parmi les villageois abandonnés. Seraient-ils autorisés à participer ? L’élection serait-elle équitable ? Les deux leaders, Lu Yongquan et Xian Yaojun, qui n’ont qu’un an de différence d’âge, sont arrivés à une impasse. Lu pensait que l’élection pourrait être juste, et qu’il fallait du moins lui laisser sa chance. Xian était persuadé du contraire.

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Les habitants de Xian évoluent au milieu des immeubles abandonnés
Crédits : Eric Jenkins-Sahlin

« Il y avait trop de fonctionnaires corrompus au pouvoir qui contrôlaient le processus. Le vote ne pouvait pas être équitable », dit-il. Pour éviter une division, Lu a préféré baisser les armes, et les familles délaissées ont boycotté le vote. Tous ne se sont pas alignés sur cette décision malgré tout, et une dizaine de villageois ont été élus en tant que représentants. « Si nous avions tous participé à l’élection », explique Lu avec une pointe de regret dans la voix, « j’aurais peut-être été élu au conseil d’administration ou au comité du village. Nous ne pourrons véritablement changer les choses que si nous parvenons à faire élire certains d’entre nous. » Puis, en décembre 2013, Cao, l’adjoint au maire de Canton, a été placé en détention. Six mois plus tard, la Commission disciplinaire de la province de Guangdong a fait paraître un enregistrement vidéo des aveux de Cao. Il est suspecté d’avoir accepté plus de 300 millions de yuans en pots-de-vin, son procès est encore à venir. Un an plus tard, les fonctionnaires du village ont comparu devant le tribunal. En guise de défense, l’oncle de Lu Suigeng a déclaré que l’ensemble des fonctionnaires du village avaient accepté les enveloppes rouges que le promoteur leur avait données. Le juge a statué que puisque le village de Xian était considéré comme une collectivité, les fonctionnaires ne pouvaient pas être accusés de corruption publique. En dépit de cela, le neveu de Lu Suigeng a été condamné à quatre ans de prison. Les autres fonctionnaires ont écopé de peines plus légères et de libérations conditionnelles.

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Aujourd’hui, environ 200 familles Xian, Lu et Liang vivent encore dans leur village à moitié démoli. La plupart sont d’accord pour dire qu’ils ne signeront jamais l’accord proposé par le groupe Poly Real Estate – ils sont convaincus que le promoteur ne tiendra pas ses promesses. Et pourtant, ils sont divisés : une partie d’entre eux, sous la houlette de Lu Yongquan, veut travailler avec la nouvelle Société du village de Xian ; l’autre partie, menée par Xian, y reste opposé.

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Une rue du village délabré
Crédits : Eric Jenkins-Sahlin

Lu a récemment été désigné pour s’occuper des propriétés du village. Il porte désormais un pantalon à pinces et un polo, et reçoit des messages à propos de poubelles qui débordent. Lu Qizhu, un cousin éloigné de Lu Yongquan, a accepté le poste d’agent de sécurité du village. Il n’avait pas anticipé la réaction qu’engendrerait son uniforme bleu. « Après que j’ai accepté le poste, ils ont dit que j’étais passé à l’ennemi », me confie-t-il. « Ils disent que je travaille pour eux, et que nous n’avons plus les mêmes objectifs. » « Lorsque vous travaillez pour eux, ils ont un contrôle sur vous », affirme Xian, qui doute que ces nouveaux postes aient un réel pouvoir. « Qui veut battre son chien trouve assez de bâtons. » Les temples ancestraux condamnés, qui furent longtemps le cœur de la vie sociale du village, ont finalement rouvert. Le temple sud des Lu se dresse juste au bas de l’allée du numéro 30, et à présent, c’est là que se rassemblent en fin d’après-midi les villageois qui, comme Lu, veulent travailler avec le système. Xian, lui, demeure assis sur sa vieille chaise en bois, adossée contre le mur, le regard tourné vers son village à moitié démoli et un nouveau jardin que les villageois ont planté au milieu des décombres.


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Siege of Xian », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Xian encerclé par les gratte-ciels, par Eric Jenkins-Sahlin.