Les étoiles sont orange, ce lundi 22 janvier, dans le sud de Paris. Au Seven Spirits, une salle du 13e arrondissement coincée le long du périphérique, entre le cimetière de Gentilly et le parc Kellerman, une constellation de guirlandes lumineuses donne au plafond noir les couleurs de Dragon Ball. C’est le paradis pour Alioune Camara. Installé dans un canapé, quelque part sous ce ciel artificiel, le youtubeur essaye le nouveau jeu vidéo inspiré par le célèbre manga. « Je l’attends depuis 1995 », lâche cet invité de la soirée de lancement de Dragon Ball FighterZ, dont la sortie officielle aura lieu quatre jours plus tard. « C’est le jeu que tout fan attend. Je ne dirais pas que c’est le messie mais pas loin. »

Créé par les développeurs nippons Arc System Works et Bandai Namco, cet opus en deux dimensions suscite un même enthousiasme devant les autres écrans installés ça et là. « Depuis l’annonce de la date de sortie, il y a plus 90 jours, je suis assez ému », témoigne le joueur MJ23 au micro de Versus Fighting TV. « On sent que ce sont des fans qui étaient à la conception. Il ont respecté l’œuvre et même au-delà. » Leur travail a convaincu la presse spécialisée, elle aussi très élogieuse. « Le respect du dessin animé transparaît à chaque instant, presque dans chaque pixel », écrit le journaliste du Monde, William Audureau. « Chacun des personnages est une réplique parfaite des héros de l’animé, dans le crayonné, leur ombrage, et même leur voix originale japonaise. »

Crédits : Dragon Ball FighterZ

Ainsi, Dragon Ball FighterZ serait-il réussi car fidèle à l’univers imaginé par Arika Toriyama en 1988. À 65 ans, le mangaka règne sur un empire dont la popularité est intacte. Les 614 chapitres et 42 volumes qu’il a dessinés ont été vendus à 240 millions d’exemplaires dans le monde. Ils ont inspiré 71 jeux vidéo et une vingtaine de films. Le dernier en date, Dragon Ball Z : La Résurrection de ‘F’, a engendré 61 millions de dollars de recettes. Quant au manga et dessin animé actuel, Dragon Ball Super, il possède déjà ses propres produits dérivés. Personne ne s’étonne que le personnage principal qui grandit avec la série, Son Goku, ait été désigné pour être l’ambassadeur des Jeux olympiques de Tokyo en 2020. C’est l’évidence. Tout cela a pourtant failli ne pas exister.

K. Torishima

Kazuhiko Torishima n’aime pas retourner à Ojiya. Au Japon, archipel de près de 130 millions d’âmes mangé par l’urbanisation, cette petite ville de la préfecture de Niigata passe pour une bourgade. « De la crèche au lycée, tous vos camarades sont les mêmes », souffle l’éditeur. S’ennuyant ferme au milieu des 50 000 habitants d’Ojiya, il se réfugie dans les livres. En cela, le jeune garçon ressemble à des milliers d’autres. Mais ses lectures sont différentes. Un jour qu’il urine à l’école, Kazuhiko aperçoit la Lune par une fenêtre des latrines. L’élève de CM1 se sent petit face à cet astre qui, philosophe-t-il, le regarde en retour. Les grandes questions de l’univers l’attirent comme bientôt, les masses de la mégalopole nippone.

À peine adolescent, Kazuhiko consulte des ouvrages sur le confucianisme et fait siens les mots de Pascal et de Nietzsche. Assez vite, il réalise néanmoins que les philosophes, fussent-ils reconnus, n’ont pas raison sur tout. Comment le pourraient-ils, eux qui se contredisent si souvent ? Le garçon laisse alors en suspens ces questions aussi fondamentales qu’impénétrables. « Comme ma famille n’était pas très riche, je n’avais pas d’argent pour m’acheter des mangas », raconte-t-il. « Il aurait fallu que je demande à mes parents de m’en acheter, mais ils voyaient le genre d’un mauvais œil à l’époque. J’allais donc à la librairie du coin. Parfois, dans les rayons de littérature française, je tombais sur des romans érotiques. J’ai fini par fréquenter beaucoup de librairies différentes pour emprunter un tas de livres différents. »

Diplômé de l’université Keio de Tokyo en 1976, Kazuhiko Torishima postule pour entrer chez l’éditeur Shueisha, car son catalogue comprend Playboy depuis un an. Par chance, il est engagé. Sauf qu’au lieu de lui confier les alléchantes pages du mensuel, on lui donne à mettre en forme l’hebdomadaire de mangas Shōnen Jump. Le nouvel employé se familiarise autant que possible avec l’univers inconnu des bandes dessinées. Chaque semaine, il dresse pour sa direction un classement des différentes histoires selon ses préférences. Lorsque les lecteurs en font de même, il s’aperçoit non sans perplexités que leurs goûts n’ont rien à voir avec les siens. Comme si sa petite école de pensée novice était en complet décalage avec les canons de la philosophie.

Son sens esthétique n’en est pas nul pour autant. Afin de relancer un manga promis au rebut, Doberman Deka, Kazuhiko Torishima conseille à son auteur de s’inspirer d’une idole de la pop, la chanteuse Ikue Sakakibara, pour dessiner ses personnages féminins. Sur quoi, le titre regagne le cœur des lecteurs. Assez efficace, le jeune éditeur termine ses tâches rapidement, ce qui lui permet de plonger dans les archives. Il lit ainsi de nombreux classiques. « La plupart des mangas que j’aimais étaient destinés aux filles », remarque-t-il. « Je savais qu’il y en avait des bons mais je n’aimais pas ce que publiait Shōnen Jump. »

À tour de rôle, les éditeurs du magazine sont chargés de sélectionner un des jeunes artistes qui envoient leurs planches. Entre 100 et 150 candidatures arrivent chaque mois. Quand vient son tour, Kazuhiko Torishima fait évidemment un choix original. L’éditeur de 25 ans récompense un dessinateur de trois ans son cadet qui, comme lui, est loin d’être un spécialiste du manga. « J’aimais la propreté de son travail », indique-t-il. « Il n’y avait pas de retouches sur ses planches. Toutes les onomatopées étaient en alphabet latin. Le contenu était drôle, les dessins beaux. C’était une parodie de Star Wars qu’on ne pouvait publier sans les droits. » La bande dessinée est signé Toriyama.

A. Toriyama

La banlieue de Nagoya rappelle Ojiya. Dans les marges de cette ville de plus de deux millions d’habitants, Akira Toriyama ne trouve pas, lui non plus, beaucoup de loisirs. Pour tuer l’ennui, ses camarades de cours dessinent de gentils mangas, tandis qu’il préfère leur tirer le portrait. Après l’école primaire, ce jeune homme timide se passionne pour les films d’action et de science-fiction. En 1971, à 15 ans, il entre au lycée technique Okocshi de la préfecture d’Aichi. Il y étudie le design et entre, à 20 ans, dans une agence de publicité de Kyoto. On lui demande d’illustrer des prospectus de toutes sortes d’objets. Bien que doué, Akira Toriyama n’obtient aucune augmentation, pénalisé par ses retards à répétition.

Le jeune Akira Toriyama

Agacé, il démissionne et erre de café en bar à la recherche d’un nouvel emploi. Les 500 yens par jour que lui donnent ses parents suffisent à peine à payer ses cigarettes. Dans ce contexte, tout devient bon à prendre. Au comptoir, il repère un jour un concours de mangas dans le magazine Shūkan Shōnen. Même s’il est complètement étranger au genre, Akira Toriyama prend son crayon et dessine 15 pages. La candidature est prête. Seulement, en relevant l’adresse à laquelle l’envoyer, il s’aperçoit avec une amère surprise que la date pour participer est dépassée. Encore une fois, il a du retard.

Akira Toriyama aurait travaillé pour rien s’il n’avait eu l’idée d’envoyer ses dessins à Shōnen Jump. Il aurait dessiné en vain si, dans cette institution du manga, ça n’avait été au tour d’un jeune éditeur novice de choisir un impétrant. Torishima le prend sous son aile. Dans un premier temps, le succès n’est pas au rendez-vous. Les idées du dessinateur sont d’ailleurs souvent retoquées. Il faut attendre 1980 et la sortie de Dr. Slump pour qu’Akira Toriyama se fasse connaître. Parodie loufoque des classiques japonais et du cinéma américain, le manga met en scène une jeune fille robot, Arale, devenue personnage principal sur l’insistance de Torishima. Comme pour se venger d’avoir dû céder sur ce point, le dessinateur invente un méchant qui ressemble à l’éditeur et qui porte le même nom à l’envers, Dr Mashirito. « Dr. Slump est devenu célèbre grâce à l’humour et la créativité de Toriyama », juge Derek Padula, auteur de plusieurs livres sur la série et autoproclamé « premier universitaire spécialiste de Dragon Ball ». « C’était aussi le premier manga destiné aux jeunes garçons avec une héroïne. »

Après six mois d’une éclatante réussite, Toriyama montre des signes de lassitude. Il veut arrêter Dr. Slump, car la comédie lui demande beaucoup de travail. « J’en ai parlé au rédacteur en chef qui m’a répondu que s’il avait quelque chose de plus intéressant susceptible d’avoir plus de succès, il pouvait le faire sans souci », raconte Torishima. Ayant appris que le dessinateur est un grand fan des films de Jackie Chan, son éditeur lui suggère de réaliser un manga comportant des scènes de combats. C’est ainsi que Toriyama dessine treize pages à propos d’un garçon qui s’appelle Dragon Boy. L’histoire est plébiscitée par les lecteurs.

Alors que Dr. Slump se déroule dans un environnement rappelant la côte ouest des États-Unis, Torishima invite son collègue dessinateur à changer d’air. Il peut, suggère-t-il, s’inspirer du roman chinois du XVIe siècle La Pérégrination vers l’Ouest qui est libre de droit. L’Empire du milieu sert rarement de décor aux mangas. Mais, tous deux profanes et visionnaires, les hommes sont prêts à faire quelque chose de très singuliers. « Ils mélangent ce mythe chinois qui suit un moine bouddhiste à la recherche de textes sacrés avec l’univers des films de kung-fu hong-kongais, le cinéma hollywoodien et la culture pop japonaise », analyse Derek Padula.

Road movie

À sa création, en 1984, Dragon Ball se présente comme un road movie parodiant les films d’arts martiaux avec un ton inédit. « Nous avons donc créé un manga s’affranchissant des codes », observe Torishima. Malheureusement, l’effet de nouveauté s’estompe. Constatant l’affaissement de la ferveur initiale, les deux hommes décident de lancer Son Goku dans un long entraînement qui le rendra de plus en plus fort et laissent davantage de place aux combats. Ils trouvent sans cesse des moyens de prolonger une histoire qui avance au fil de l’eau, sans rien prévoir pour le long-terme.

« Il suffirait de marquer Dragon Ball Z sur une patate et on la vendrait »

Extraterrestre de la race des Saiyans envoyé sur Terre quand il était bébé, Son Goku doit sans doute beaucoup à Superman, lui aussi venu de loin. Pour le dessiner, Toriyama s’occupe des traits et laisse le remplissage à un assistant. Quand ce dernier se plaint de perdre beaucoup de temps à noircir les cheveux, il le soulage en inventant l’état de Super Saiyan, dont la crinière est blanche. « C’est son ignorance des techniques du manga qui faisaient germer des idées », estime Torishima. « Ça a énormément joué dans sa façon de travailler. »

Avec la popularité grandissante du titre, le nombre d’assistants augmente et, à la fin de Dragon Ball, en 1989, la maison d’édition Shueisha réclame sans attendre une suite. Torishima accepte mais lui donne le nom de Dragon Ball Z, choisissant la dernière lettre de l’alphabet afin de signifier que les aventures de Son Goku touchent à leur fin. C’était compter sans le succès, plus grand encore, de cette suite au Japon mais aussi aux États-Unis et en France.

En 1990, Alioune Camara n’a que quatre ans. Dans sa valise pour les vacances au Sénégal, il emporte une VHS compilant les dessins animés du Club Dorothée. Parmi ses programmes, l’émission de TF1 diffuse depuis 1988 une version censurée de Dragon Ball Z. Le jeune homme apprécie « ses combats épiques, ses personnages qui volent, se transforment et dont les coups sont trop rapides à suivre pour la caméra ». En grandissant, il se délecte aussi de son humour, « surtout dans Dragon Ball ». Dès 1992, plus d’1,5 million de Français regardent la série le mercredi matin. Le manga est traduit et publié dans l’Hexagone un an plus tard.

Qu’importe la violence dénoncée par certains, la marque Dragon Ball s’impose et se décline en une foule de produits. « Il suffirait de marquer Dragon Ball Z sur une patate et on la vendrait », déclare alors Jean-Luc Nobleau, directeur commercial de la société de produits dérivés Samouraï. Après s’être chargé de mettre à l’écran les aventures du super guerrier Broly en 1993, le studio Toei invente carrément une histoire en se contentant de consulter Toriyama pour le dessin animé Dragon Ball GT, sorti en 1996.

Cette année-là, TF1 arrête le Club Dorothée et Toriyama pose la plume. Cela ne suffit par à tarir le vivier de fans qui étanche sa soif en achetant les nombreux jeux vidéo ou films de la licence. Pour Alioune Camara, Dragonball Evolution (2009) est la seule ombre au tableau. Cet étrange film peu inspiré vient clore une décennie au cours de laquelle l’univers de Dragon Ball s’est figé, Toriyama se concentrant sur d’autres projets. Mais il donne en 2013 une nouvelle impulsion à se licence en collaborant au film Dragon Ball Z: Battle of Gods, avant de reprendre le crayon pour écrire l’histoire du manga et du dessin animé Dragon Ball Super (2015).

Ce nouvel opus dont les derniers épisodes sortiront en 2018 « réussit à s’inscrire dans l’univers de Dragon Ball tout en étendant la mythologie », estime Alioune Camara. Si Toriyama a quitté Shueisha, « la transition est en cours, et je trouve que le pari est plus ou moins réussi », ajoute-t-il. C’est aussi ce que semble indiquer le succès immédiat de Dragon Ball FighterZ.


Couverture : Les personnages emblématiques de Dragon Ball Z. (Toei Animation)