Robert Sutton récidive. Auteur du très remarqué Objectif zéro-sale-con en 2007, ce chercheur en psychologie des organisations à la prestigieuse université Stanford, en Californie, a depuis reçu plus de 8 000 e-mails et engagé des centaines de conversations sur le sujet. Après dix ans passés à ausculter les spécimens les moins agréables du monde du travail, il publie un manuel de survie en milieu hostile, The Asshole Survival Guide, qui sera traduit en français l’an prochain. Les sales cons, l’avait prévenu son père, sont malheureusement inévitables. Alors il faut composer. Bob en a vu défiler un paquet dans le reflet de ses fines lunettes rondes. À 63 ans, ce professeur estimé au front dégarni – le lot des professeurs estimés – continue d’en parler avec des yeux rieurs. On peut pointer les responsables de la souffrance au travail sans se perdre dans le vocable euphémisant de la presse ou celui, technique, de la justice. Parler de sales cons permet de couvrir un large spectre de comportements nocifs. La preuve ? « C’est comme ça que je m’appelle parfois », rigole-t-il.

Robert I. Sutton, docteur dès sales cons
Crédits : Claudia Goetzelmann

Entretien avec un spécialiste

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux « sales cons » ?

Après avoir obtenu une licence en psychologie à l’université de Californie à Berkeley, en 1977, j’ai poursuivi ma formation dans le Michigan. Je me suis intéressé au rôle des émotions dans les organisations, notamment dans les cas où des salariés doivent exprimer des émotions et en dissimuler d’autres. J’ai aussi étudié le travail des huissiers chargés de récolter les dettes des gens.

En 1978, un article d’un professeur de management à l’institut de Technologie du Massachusetts (MIT), John Van Maanen, a attiré mon attention. Il s’appelait lui-même « le sale con », et débutait avec une phrase d’accroche qui me fait encore rire aujourd’hui. J’ai beau l’avoir lu plusieurs fois, l’envie de le parcourir est toujours là. « Le sale con – l’abruti, la grande gueule, le bâtard, la bête, le branleur, le clown, le sac à merde, le prétentieux, le lourdaud, l’idiot, la tête de con, le minable, ou n’importe quel autre de ces termes vulgaires – fait partie de l’univers de chaque policier. » On apprenait ensuite que le métier d’agent de police ne consiste pas, pour eux, à arrêter des criminels, mais à arrêter des sales cons. Pour arriver à cette conclusion, Van Maanen ne s’est pas contenté de discuter avec eux, il a fréquenté une académie de police et patrouillé à leurs côtés. Ce genre de méthode qualitative n’était pas considérée comme scientifique lorsque j’étais étudiant. Mais d’ici à ce que j’obtienne mon doctorat, en 1984, c’est devenu acceptable voire encouragé, notamment grâce à John Van Maanen et quelques autres. Il a eu une grande influence sur ma génération de chercheurs. Quand je suis entré à Stanford en 1983, le terme de « sale con » que j’avais gardé dans un coin de ma tête a resurgi. Nous avions un débat pour savoir qui engager dans notre équipe. À l’évocation d’un nom connu, quelqu’un a rétorqué que c’était « un sale con ». Un autre a ajouté : « Même s’il gagnait le prix Nobel, je ne voudrais pas l’engager car il nuirait à notre équipe. » Nous avons ainsi édicté une règle anti-sales cons que j’ai plus tard évoquée dans un essai publié en 2004 dans la Harvard Business Review, « More Trouble Than They’re Worth ».

Pourquoi avoir choisi ce terme de « sales cons » ?

Mon livre a été produit à partir de témoignages de gens qui ont bien voulu m’exposer la cause de leur souffrance au travail. J’ai aussi lu plusieurs centaines d’études académiques originaires de différents pays sur les chefs au comportement abusif ou inapproprié. Elles montrent que les gens se sentent de plus en plus maltraités. Leur santé physique et mentale en pâtit, de même que leurs relations familiales, leur productivité et leur créativité. Quand quelqu’un malmène les autres, cela nuit à l’organisation dans son ensemble. En général, la première chose qui vient à l’esprit dans ce genre de cas, ce n’est pas « quelle personne abusive » ou « quel imbécile », mais : « Quel sale con ! » Dans Objectif zéro-sale-con, je parle d’un cabinet d’avocats qui a selon les médias mis en place une « règle anti-imbéciles ». Un de ses membres m’a toutefois confié qu’ils n’appellent pas ces personnes à éviter des « imbéciles », mais des « sales cons ». Ma femme a travaillé avec des juristes pendant 25 ans. Je ne sais pas comment ils sont en France, mais ils peuvent être assez cons aux États-Unis – ils sont même parfois payés pour ça. En tant que cadre dans un cabinet d’avocats, elle devait gérer leurs comportements désagréables à l’égard de l’équipe ou de jeunes employés. Il y a beaucoup de sexisme et d’autres comportements inappropriés que certains semblent avoir du mal à refréner. En découvrant le titre de mon premier livre sur le sujet, un de ses collègues spécialisé dans le droit du travail a été amusé. Il nous a expliqué que beaucoup de clients potentiels qu’il refuse se plaignent de travailler avec des sales cons, plutôt que de discrimination ou de harcèlement. Ils  emploient souvent ce mot et souvent, il les éconduit parce que le fait d’être un connard n’est pas illégal en soi, malgré le mal que cela engendre. Il faut néanmoins faire attention lorsqu’on emploie le terme de « sales cons ». Quand vous commencez à appeler les gens comme ça, ils en font de même et cela engendre un cercle vicieux. Il vaut mieux éviter de le faire en public. Mais c’est aussi dangereux en privé, car même s’ils le méritent, cela peut les offenser s’ils l’apprennent et aggraver la situation.

Qu’est-ce qu’un sale con, à proprement parler ?

Il faut envisager le concept du point de vue de la cible ou de la victime. Un sale con est quelqu’un qui vous paraît agressif, méchant ou irrespectueux. Ceux qui se moquent des sentiments des autres sont des sales cons certifiés. En revanche, si vous êtes le seul à ressentir ce genre de chose au contact d’un individu, il s’agit peut-être d’un problème personnel ou lié à une sensibilité particulière. Pour résumer, je dirais qu’un sale con est quelqu’un qui vous donne l’impression d’être une merde. J’étais déterminé à employer l’expression parce que beaucoup d’autres mots me paraissent être un euphémisme. Quand je fais du mal à quelqu’un – et nous sommes tous capables d’être des sales cons de temps à autre –, c’est comme ça que je m’appelle. Bien sûr, il y a des différences entre régions du monde. Ce qui peut être pris pour un mauvais comportement dans un pays est considéré comme poli ailleurs. En Israël, les gens se crient dessus  sans qu’on y trouve à redire, alors que ce serait inacceptable au Japon. Personnellement, je communique plus facilement avec les Français qu’avec les Anglais car, bien que ces derniers parlent la même langue que moi, ils sont beaucoup moins directs. Mais pour eux, je suis peut-être un Américain grossier.

Comment s’en prémunir ?

Si un collègue vous dérange, essayez de prendre du recul et d’imaginer quelle perception vous aurez de la situation dans le futur. Changer de bureau pour s’éloigner du sale con, ne serait-ce que de quelques mètres, peut aussi faire grandement baisser la tension. Face aux cris, parlez moins fort. Plus les gens s’énervent, plus il est préférable de rester calme et mesuré. Vous pouvez aussi essayer de vous montrer sympathique envers la personne nuisible. Par exemple, demandez lui poliment une faveur. Elle va alors avoir du mal à conserver toute sa haine pour vous, puisqu’il est difficile de concevoir qu’on déteste quelqu’un alors même qu’on l’aide. C’est comme ça que Benjamin Franklin a convaincu un de ses ennemis de se rallier à lui et même de devenir son ami.

Pouvez-vous nommer quelques célèbres sales cons contemporains ?

J’essaye d’éviter de dire du mal des gens publiquement, mais il me paraît évident que Harvey Weinstein en est un. C’est visiblement aussi le cas d’un autre producteur de cinéma américain, Scott Rudin. Il est connu pour crier sur les gens et a viré un assistant qui lui aurait amené le mauvais muffin au petit déjeuner.

Être un sale con est une chose, mais être un sale con imprévisible est encore pire.

Il y a des gens méchants à peu près dans tous les domaines, mais c’est particulièrement le cas dans la médecine et l’industrie de la technologie. De manière générale, les gens deviennent méchants quand il y a des grandes différences de pouvoir au sein de la même organisation, mais aussi quand ils doivent travailler dans l’urgence. Ils sont plus irritables lorsqu’ils sont fatigués. Certes, ce genre de comportement est un bon moyen d’éprouver son pouvoir, mais ce n’est pas le seul. Il y a beaucoup de gens qui connaissent le succès sans être des connards. Warren Buffet est quelqu’un de parfaitement civilisé.

Y a-t-il plus de sales cons aujourd’hui qu’hier ?

C’est une question complexe que les gens me posent souvent. De ce que je sais, il y a probablement deux phénomènes qui augmentent le nombre de sales cons. Le premier, c’est l’accroissement des inégalités. Plus il y en a, plus il y a de différences entre la partie supérieure et la base d’une organisation, plus il y a de comportements nocifs, car ceux du haut deviennent généralement arrogants et ceux d’en bas les jalousent et souffrent. L’autre phénomène, c’est Internet. Il est maintenant démontré que les gens sont plus méchants en ligne qu’en personne. Par ailleurs, je ne veux pas m’attarder sur le cas de mon président, mais… Quand il y a des gens en position de pouvoir qui agissent de façon irrespectueuse, cela fournit un modèle pour les autres, qui peuvent avoir tendance à faire de même. Je pense que ces trois éléments jouent un rôle clé aujourd’hui. On le voit quand Donald Trump utilise Twitter. Il a peut-être remporté l’élection, mais il a maintenant le taux de popularité le plus bas de l’histoire des présidents américains. En général, les personnes narcissiques dotées d’un certain charisme donnent une bonne première impression, mais plus on les connaît, moins on les apprécie. Je pense que c’est à peu près ce qui se passe. Être un sale con est une chose, mais être un sale con imprévisible est encore pire. Or il est très imprévisible, il peut insulter quelqu’un un jour et lui serrer la main le lendemain. Avec lui, vous ne savez jamais ce qui va se passer. Ce sont les pires.

Crédits : Claudia Goetzelmann


Couverture : Un sale con au travail. (Stefani Billings/Stanford University)