Kernel

Derrière le bureau de Bryan Johnson, à Los Angeles, une liste de morceaux est inscrite au feutre sur un grand tableau blanc. « C’est mon fils », indique l’entrepreneur de 40 ans, « il était en stage ici l’été dernier. » Le patron de Kernel n’a qu’à tourner la tête pour mettre à jour sa playlist. De ses yeux bleus fatigués, il prend ainsi la température musicale d’une époque qui le dépasse. Bryan Johnson a beau courir le monde, allant de conférences en réunions de travail, « les choses changent de plus en plus vite », s’inquiète-t-il.

Bryan Johnson
Crédits : Kernel

L’air est connu. Dans une société complexe, où tout accélérerait, les risques seraient de moins en moins prévisibles. « Quand plusieurs choses arrivent en même temps, les gens ont tendance à se crisper », observe le quadragénaire. À moyen terme, il estime que « nous pourrions ne pas avoir suffisamment ni d’eau potable, ni d’énergie, ni », plus étrange, « les moyens d’utiliser les smartphones ». Or, on lui a appris tout petit à servir les autres. Au sous-sol du bâtiment, une équipe poursuit l’objectif « d’accroître notre adaptabilité pour faire face aux changements et gérer cette complexité croissante ». À ce programme qui rappelle les intitulés de sessions de coaching, Kernel entend apporter une réponse hautement scientifique et technologique. Plutôt que de faire travailler notre cerveau, il veut l’augmenter. Les deux petits câbles qu’il a conçus doivent pour cela être transférés des boîtes en verre où ils se trouvent à l’intérieur d’une boîte crânienne. Depuis 2003, ce genre d’implants est expérimenté sur des personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer afin de stimuler leur mémoire. Ils envoient de petites décharges électriques aux neurones dont la connexion est rompue. Mais le prototype de Kernel fait mieux : il lit les signaux cérébraux. Bryan Johnson estime qu’il sera bientôt possible de cartographier notre activité cognitive pour, in fine, réécrire le code cérébral. « Nous avons séquencé le génome humain et nous possédons désormais des outils pour l’éditer », compare-t-il. « Cela pose une foule de questions. Pouvons-nous ainsi nous améliorer, nous augmenter ? J’aimerais que Kernel développe la boîte à outils qui permette d’en faire de même pour le cerveau. » À l’en croire, l’homme est déjà augmenté. En guise de démonstration, Johnson pointe le smartphone avec lequel j’enregistre notre conversation. Ne nous aide-t-il pas à pallier l’oubli ? Elon Musk ne dit pas autre chose : fin 2016, il affirmait que notre technologie fait déjà de nous des cyborgs. Le véritable problème résiderait dans les interfaces homme-machine actuelles. Et c’est précisément ce que Bryan Johnson cherche à révolutionner.

Johnson et ses trois enfants
Crédits : Kernel

Aidé par de petites électrodes, le cerveau pourrait lui-même conserver davantage de données, sans avoir besoin de recourir à la mémoire externe et faillible d’un smartphone. Mais ce n’est là qu’un aperçu de sa gigantesque ambition. « Imaginez que je puisse mieux ressentir ce que c’est que d’être avec vous – vos émotions, vos pensées ? » interroge Johnson en faisant référence à une forme de télépathie. « Je pourrais comprendre vos questions avant que vous ne les posiez, mais aussi la réflexion qui les engendre. » Peut-être la conversation serait-elle plus riche, mais ce qui intéresse avant tout Johnson, c’est le supplément d’empathie que la méthode pourrait apporter au monde. « Ce ne sont pas nos ennemis qu’il faut s’entêter à détruire, c’est le concept d’ennemis », s’enflamme-t-il. Kernel, d’ailleurs, n’en a pas. Les initiatives similaires d’Elon Musk, avec Neuralink, ou les projets de Google et Facebook comblent Johnson. Plus il y a de gens pour en parler, plus le monde prendra conscience de « l’importance du cerveau ». Et Johnson sait de quoi il parle.

L’escalade

Né dans une communauté mormone de l’Utah, Bryan Johnson est programmé, très jeune, pour le Paradis. « Si vous êtes baptisé à huit ans, ça fait un point », dit-il. « Si vous entrez dans les ordres à 12 ans, un autre. Si vous évitez la pornographie, encore un. Vous ne vous masturbez pas ? Un point. Aller à l’église le dimanche donne aussi un point. » La voie est toute tracée. Tourné tout entier vers l’obtention de ce permis pour l’au-delà, le garçon connaît une sortie de route dès les premiers mètres. À quatre ans, son père quitte l’église et sa mère. Faute d’argent, Bryan est contraint d’aller à l’école dans des vêtements qu’elle lui coud, mais il ne perd pourtant pas pas la foi. À son père toxicomane, il continue d’écrire. « Il me disait qu’il m’aimait de 100 façons différentes », se remémore ce dernier. « Je ne saurai jamais comment il a compris, enfant, que la dernière chose à faire avec les drogués est de leur dire quelles merdes ils sont. » Après le lycée, cette correspondance lui coûte plus cher et Bryan quitte le pays. Il devient missionnaire en Équateur avec une seule idée en tête : « tenter d’aider les pauvres ». Mais les moyens de l’église pour cela sont limités. À 21 ans, le jeune homme se fait la promesse de devenir millionnaire dans les dix prochaines années pour sauver le monde.

Johnson en 2013, lorsque Braintree a été rachetée par eBay pour 800 millions de dollars
Crédits : Braintree

« Il est revenu changé d’Équateur », se souvient sa sœur. Bryan Johnson lit tout ce qui peut lui permettre d’atteindre son but et vend des téléphones pour payer sa licence à l’université Brigham Young, dans l’Utah. Une fois marié, il reste dans le commerce en faisant du porte à porte. Trois enfants voient le jour. Devenu « meilleur vendeur de l’année », Johnson échoue cependant lorsqu’il lance des affaires. Il décide donc de poursuivre les cours en master à l’université de Chicago. Braintree est fondé dans la capitale du Michigan en 2008. Cette fois, tout lui sourit. Non seulement l’idée est payante, mais le père de Bryan Johnson sort de la longue phase de dépression qu’il traversait. Malheureusement, mystère de la génétique ou coup du destin, Bryan y entre à son tour. Le chef d’entreprise dort mal, souffre d’intenses maux de tête et dévore sans faim. Aussi avale-t-il des antidépresseurs. Plusieurs thérapies sont suivies, en vain. « J’ai tout essayé », souffle-t-il. « Je voulais de meilleurs outils pour traiter ma dépression car c’est la pire chose qui puisse arriver : ne pas avoir d’espoir, ne pas être capable d’éprouver de joie de vivre ou d’être heureux. » Sur quoi, il marque une pause. « C’est ce qu’il y a de pire », reprend-il en pesant ses mots. En 2012, au fond du trou, Johnson se lance le défi de grimper le Kilimandjaro, en Tanzanie. Arrivé au sommet, au bout de ses efforts, le patron de Braintree tombe en larmes. Il faut une civière pour le redescendre.

Bryan Johnson et son père
Crédits : Kernel

« Quelques décisions importantes » permettent à Johnson d’oublier son obsession pour la mort et d’en revenir à celle pour la charité. Il divorce, quitte sa religion et vend Braintree à eBay, qui cherche en 2013 à développer l’activité de PayPal. Puis pour que « personne n’ait plus à vivre » ce qu’il a enduré, son cerveau fonctionne à plein régime. Mais réfléchir ne suffit pas, et c’est de là que lui vient l’idée d’augmenter le cerveau. Plus tard, voyant son beau-père développer les symptômes précoces d’Alzheimer, il est conforté dans son intuition que « tout vient du système nerveux ».

L’opération

Bryan Johnson s’attaque à une nouvelle montagne, cette fois de livres et de documents. Parmi les publications concernant les mystères du cortex, il découvre les travaux de Theodore Berger. Ce neuroscientifique de l’université de Californie du Sud (USC) est devenu spécialiste du sujet en essayant de déterminer les zones du cerveau où la mémoire est stockée, en collaboration avec son mentor à Harvard, Richard Thompson. À la fin des années 1970, les deux hommes ont équipé des lapins d’électrodes afin de déceler l’activité des neurones. Chacune de ces cellules émet des particules de sodium et de potassium chargées en électricité lorsqu’elles fonctionnent. Leur présence par centaines de milliers dans le cerveau humain rend néanmoins l’analyse compliquée. Dans les années 1980, Berger se concentre alors, avec un collègue de l’université de Pittsburgh, Robert Sclabassi, sur une région particulière : l’hippocampe. À l’USC, une décennie plus tard, le chercheur est capable de mimer les signaux envoyés par certains neurones grâce à des ordinateurs. « J’ai commencé à imaginer des prothèses bien avant tout le monde », se vante-t-il.

Le Pr Theodore Berger
Crédits : University of Southern California

En reproduisant les signaux de l’hippocampe, il parvient à améliorer la mémoire de rats. Démonstration est faite, en 2011, que le code avec lequel sont écrits les souvenirs peut être capté, enregistré puis envoyé de nouveau chez des rongeurs. Cinq ans plus tard, Berger cherche justement à expérimenter la méthode sur l’homme quand Johnson offre de l’aider. En août, il annonce injecter 100 millions de dollars, sur les 800 qu’il a reçus grâce à la vente de Braintree, pour lancer Kernel. Berger est nommé ingénieur en chef. Six mois leur suffisent pour obtenir l’accord de l’école de médecine de l’USC et d’une de ses patientes, Lauren Dickerson. Ainsi, onze trous de la taille d’un spaghetti sont forés par un neurochirurgien dans le squelette de cette institutrice de 25 ans, pour y passer autant de câbles reliés à un ordinateur. Munie d’un casque de bandages d’où émergent d’autres câbles, elle se livre à une série d’exercices mnémotechniques.

L’information ne provient que de 30 ou 40 neurones, explique toutefois un scientifique de Kernel. Quelques jours plus tard, après d’intenses études des résultats, Johnson retourne à l’hôpital avec l’intention d’envoyer un code afin de vérifier s’il peut activer la mémoire de Lauren Dickerson. Au moment où il s’apprête à le faire, un message de l’université l’informe que l’expérience est terminée pour raisons administratives. Après coup, l’USC explique qu’une mésentente est apparue entre Johnson et Berger. Ce dernier prétend que l’expérience a été lancée à son insu. Le patron de Kernel rétorque qu’il ne pouvait pas ne pas être au courant.

« La solution à tous les problèmes est d’améliorer nos capacités cognitives. »

Berger ne fait aujourd’hui plus partie de l’équipe de 35 personnes, dont 25 scientifiques, qui travaillent pour Kernel. Mais la société poursuit ses recherches sur l’intelligence du futur. Johnson ne cache pas ses ambitions : « Si vous dites que vous voulez augmenter le cerveau, vous devez en général commencer par tenter de guérir nos maladies, car il faut réparer ce qui est cassé. La société accepte mal que vous créiez quelque chose dans le but d’augmenter le potentiel des gens. » À l’entendre, l’enjeu est pourtant là. Qu’il s’agisse de régler les problèmes écologiques, de terrorisme, de conflits ou de corruption, tout paraît selon lui pouvoir se régler « en améliorant notre capacité cognitive ». Si des technologies non invasives, c’est-à-dire ne nécessitant pas d’implants, permettent de le faire, ce miracle de la science pourrait même profiter à un large public, plaide-t-il. Johnson a en quelque sorte quitté une religion pour en fonder une autre. Sauf que désormais, son idéal est là, palpable, bientôt relié à nous par des câbles assortis d’électrodes. L’ancien mormon a déjà marqué des points qui comptent bel et bien. https://www.youtube.com/watch?v=ySsv5-jSqss


Couverture : Les cerveaux augmentés. (Getty/Ulyces.co)