La peur traverse le temps et les frontières. Plus de dix ans après avoir quitté l’Érythrée, Selina est toujours poursuivie par l’ombre d’Isaias Afwerki, le dictateur à la tête du pays depuis son indépendance en 1993. Quand elle parle à sa famille restée sur place, cette quadragénaire ne touche pas un mot de politique par crainte d’être écoutée. Elle tient d’ailleurs à rester anonyme afin de préserver ses proches. En mars 2017, le choc est venu se mêler à l’anxiété dans ses yeux noirs de jais. Pour fuir un régime qui réduit son peuple à l’esclavage, sa cousine a décidé de la rejoindre au péril de sa vie.

Une réfugiée érythréenne, le visage dissimulé
Crédits : Moises Saman

On peut mourir dix fois sur la route ; Selina le savait. Mais elle ignorait l’atroce réalité qui pousse les candidates à l’exil à s’injecter des hormones pour éviter de tomber enceinte à la suite d’un viol. Sa cousine, comme des centaines d’autres femmes, était prête à payer le prix quitte à subir des problèmes de santé ensuite. « J’étais bouleversée », confie Selina. Derrière la frontière, gardée par une armée qui tire sur son peuple, se dresse une forêt de dangers, des déserts à perte de vue et une mer Méditerranée devenue mouroir. Dès les premiers mètres au-dehors, « des viols sont commis dans les camps de réfugiés éthiopiens », se désole-t-elle.

Si les Érythréens bravent tous les dangers, c’est que cette ancienne colonie italienne, dont la Fête nationale aura lieu le 24 mai prochain, est devenue un « royaume ermite », au même titre que la Corée du Nord. Les deux États, disait Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « présentent les mêmes caractéristiques propres au totalitarisme : une politique homogénéisante qui voudrait que rien n’existe en dehors de l’État et qui utilise la terreur comme moyen. » Le coauteur du livre Érythrée, un naufrage totalitaire  s’exprimait alors qu’un rapport des Nations Unies venait justement de mettre en lumière la crise humanitaire « la moins documentée au monde ». Car, déplorait ce dernier, « ce n’est pas la loi qui régit les Érythréens, mais la peur ».

Même lorsqu’ils sont loin de la Corne de l’Afrique : « Je suis partie légalement mais je ne suis jamais retournée là-bas, car je ne me sens pas en sécurité », explique Selina. « J’ai l’impression que quelque chose pourrait m’arriver ou que n’importe qui pourrait me faire vivre un enfer. » Sur cinq  millions d’Érythréens, un  million de personnes ont quitté le pays depuis 2004.

Un supplice

Incapable de stopper l’hémorragie, le régime s’enferre dans un modèle d’État militaire où 40 % des enfants souffrent de malnutrition. Sous prétexte de menaces extérieures, il a instauré une conscription à durée indéterminée qui ne laisse pas d’autre choix aux adolescents. Ils touchent un solde dérisoire pour des missions dans des endroits reculés. « Cette mobilisation permanente de la quasi-totalité de la main-d’œuvre disponible sur le territoire a pour objectif de mettre en place une économie planifiée et d’opérer un contrôle autoritaire sur la plupart des activités sociales », souligne l’anthropologue David Bozzini. Au réseau d’agents secrets officiels se superposent des collaborateurs informels et de zélés délateurs en sorte qu’il est impossible de savoir qui est qui. Certains n’hésitent pas à dénoncer des proches, moyennant quoi ils pourront obtenir des avantages de la part d’une administration imprévisible. « La militarisation de la société s’est doublée d’une pénétration par le virus policier », observe le journaliste Léonard Vincent, auteur d’un livre intitulé Les Érythréens. « Il est arrivé que les enfants fassent incarcérer les parents ou l’inverse. Ça empoisonne la fabrique sociale. » Autrement dit, la confiance s’érode et les liens se distendent. « Nous sommes victimes d’une politique qui veut “diviser pour mieux régner”. Nous n’avons pas confiance les uns en les autres », regrette Selina. « Beaucoup de soldats capturent des personnes avec lesquelles ils ont grandi. Les gens ont été dressés les uns contre les autres alors qu’ils ont les mêmes problèmes. » Des problèmes sans solution puisque l’université d’Asmara a fermé en 2007. Replié dans une position de « dictateur isolé et lunatique », d’après un câble diplomatique américain de 2009 révélé par Wikileaks, Isaias Afwerki enferme à tour de bras. « Au moins 10 000 prisonniers politiques » sont tenus à l’isolement, s’alarme un rapport d’Amnesty international de 2013.

Les dessins d’un survivant de la torture

Plusieurs Érythréens rencontrés par Léonard Vincent sont parvenus à quitter le pays à la deuxième tentative. Ils racontent « des mois voire des années de travaux forcés au bénéfice de compagnies qui sont la propriété du parti unique » à la suite de leur premier essai. « Les conditions concentrationnaires n’ont rien à envier ni aux goulags, ni aux camps de travail des régimes totalitaires du XXe siècle. » Pire, la police aux frontières n’hésite pas à abattre ceux qui tentent la traversée. « J’ai recueilli de nombreux témoignages d’exécutions sommaires », indique le journaliste. Une autre forme d’esclavage a lieu au Soudan voisin, où les migrants sont parfois vendus comme du bétail. À partir de 2007, un réseau de passeurs bédouins leur ouvre une route dans le Sinaï pour atteindre Israël. Ce trafic dure deux ans, le temps pour Tel Aviv d’introduire de mesures de contrôle drastiques dans la zone. Les Bédouins trouvent alors une autre manière de soutirer de l’argent aux Érythréens : ils les séquestrent, appellent leur proches pour leur faire entendre ce supplice et réclament des rançons de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Les otages sont affamés, brutalisés et violés.

En 2015, le documentaire Voyage en barbarie raconte ce calvaire atroce. « L’épouvante ayant été ce qu’elle a été, je pense que cette route est fermée pour les Érythréens », dit Léonard Vincent. Quant au passage libyen, il est devenu extrêmement périlleux depuis que des milices se disputent l’héritage du colonel Kadhafi, tué en octobre 2011. Pourtant, le nombre de départs ne fléchit pas. « On est à 2 300 passages clandestins de la frontière avec l’Éthiopie par mois depuis trois ans », ajoute-t-il, soit près de 5 000 passages en comptant les autres voies. « Si l’Union européenne continue sa politique en Afrique du nord, à mandater des criminels de guerre pour faire la police au Soudan [le président Omar el-Béchir est poursuivi pour crimes contre l’humanité, nda] et mettre en place des camps pour couper la route aux Érythréens, ils en trouveront une autre et elle sera encore plus épouvantable. »

Atteintes dans leur chair par ces drames, les familles érythréennes sont du reste soumises à une pression du pouvoir qui fait peser sur elles une forte charge culpabilisante. « Les thuriféraires du régime répètent que les migrants partent pour des Nike ou des iPod », se lamente Léonard Vincent. « Ils sont soumis au double traumatisme d’être les victimes et les cibles d’une campagne de calomnie. » Comptant pour près de 20 % des Érythréens selon la Banque mondiale, les ressortissants doivent payer une taxe de 2 % de leurs revenus sans quoi ils ne peuvent pas accéder aux services consulaires, et « l’argent envoyé par ailleurs pour aider des proches sera intercepté », note l’historien français Gérard Prunier, spécialiste de l’Afrique de l’Est. « On se débrouillera pour que votre grand-mère vous écrive une lettre. » 

Selina, par exemple, soutient régulièrement son oncle qui est retenu en prison. Ces devises venant de l’étranger représentent l’un des principaux revenus du régime avec les fruits de la mine de Bisha, située à 180 kilomètres à l’ouest d’Asmara. Elle est détenue à 40 % par l’État et à 60 % par une petite entreprise canadienne, Nevsun. Celle-ci « a accepté des conditions de travail en violation permanente des droits de l’homme », juge Gérard Prunier. « Les ouvriers sont des conscrits des deux sexes. Comme cela fait mauvais genre, ils ne sont pas en treillis. On les détache auprès d’une société de droit privé. Mais le secteur commercial est totalement contrôlé par l’État. »

Une « aide financière importante » est par ailleurs apportée par le Qatar, d’après l’ancien ambassadeur de France à Asmara, Roger Auque. « Le Qatar aide financièrement tous les pays où il y a d’importantes communautés musulmanes et veut aussi montrer à l’Arabie saoudite qu’il a une stratégie diplomatique efficace. La Chine apporte des financements et du matériel considérables au régime érythréen.» Léonard Vincent ajoute à ce tableau que « la mafia italienne exploite des hôtels sur la mer Rouge », tandis que « l‘Union européenne a fourni en 2007 une enveloppe de 122 millions d’euros pour cinq ans ». Cette manne en provenance du Fonds européen pour le développement est destinée au secteur agricole et alimentaire ainsi qu’à la construction de routes, mais les leviers de contrôles sont limités.

Isaias Afwerki
Crédits : Awramba Times

En fait de dialogue, Isaias Afwerki mène une diplomatie dans son coin. Si les liens semblent aujourd’hui distendus, il a pendant longtemps fourni des armes et des bases d’entraînements aux shebabs islamistes avec l’objectif de déstabiliser la Somalie et les autres pays de la région. « L’Érythrée a été en guerre avec tous ses pays voisins et la guerre est devenue quelque chose de constructeur de l’État », analysait la chercheuse spécialiste de la Corne de l’Afrique Sonia Le Gouriellec en 2013 sur France Culture. Tout l’édifice repose sur cette lutte contre les agressions externes, et notamment les colonisateurs.

La guérilla

Ce 24 mai 1993, à minuit précise, le ciel d’Asmara est constellé de feux d’artifices. Au milieu de ce spectacle pyrotechnique organisé pour célébrer l’indépendance de l’Érythrée, claque un drapeau aux bandes horizontales verte et bleue en partie recouvertes de rouge. Les couleurs du nouvel État sont inspirées par celles du Front populaire de libération (FPLE), victorieux de l’armée la plus puissante d’Afrique après trente ans de guérilla. Y domine un triangle vermillon, hommage au sang des martyrs. Ils ont d’autant plus de place dans l’historiographie et sur les emblèmes du pays que le sentiment national tout entier s’est forgé dans la lutte. « L’oppression coloniale a fondu des peuples aux langues différentes dans une culture nationale commune », estime l’administrateur colonial britannique Kennedy Nicholas Trevaskis dans Eritrea a colony in transition, paru en 1960. Une analyse reprise par le spécialiste de l’Afrique subsaharienne du CNRS Roland Marchal : « Pour les nationalistes, c’est la période coloniale qui est fondatrice de la légitimité étatique. » Le chercheur américain Richard Sherman remarque que « tous les Érythréens voient le conflit non comme une guerre séparatiste, mais comme un mouvement de libération national contre la dernière d’une longue série d’oppressions coloniales ».

Gérard Prunier quitte le pays après qu’Isaias Afwerki a fait assassiner sa femme.

Les frontières aujourd’hui étroitement gardées par les soldats d’Isaias Afwerki ont été tracées à coups de canon. En 1889, la jeune Italie unifiée par Victor-Emmanuel II s’arroge la côte du Benadir, une région occupée successivement par l’Empire ottoman et l’Égypte au XIXe siècle. Elle préempte ainsi des territoires convoités par les autres puissances coloniales et rogne celui du vaste empire éthiopien sur son flanc est. Sur la suggestion du poète italien Carlo Dossi, ce territoire en forme d’entonnoir est baptisé Érythrée, le nom donné à la mer Rouge par les Grecs anciens. Divers accords viendront ensuite fixer les frontières entre les deux États avant que Mussolini ne les conteste en 1922. Le Duce dynamise l’économie d’Asmara, surnommée « petite Rome », et finit par envahir l’Éthiopie en 1935. Dès 1941, les fascistes sont terrassés par les Britanniques qui, à leur tour, soumettent le peuple érythréen à des expropriations. L’empereur d’Éthiopie « Haile Selassie commence à exploiter cette situation » dans l’objectif de récupérer un accès à la mer, relève Richard Sherman. Faute d’accord entre Alliés, la question érythréenne échoit aux Nations Unies. Prise en tenaille entre les intérêts des uns et des autres, l’organisation internationale opte pour une solution « intermédiaire » : le fédéralisme.

En septembre 1952, l’Érythrée devient « une unité autonome sous la souveraineté de la couronne éthiopienne ». Mais du fait de l’autoritarisme d’Addis-Abeba, cette autonomie fait long feu. Quatre ans après les premières élections parlementaires sur les bords de la mer Rouge, la monarchie suspend « temporairement » l’Assemblée érythréenne. La même année, le tigré et l’arabe perdent leur statut de langue officiel au profit de l’amharique et le drapeau éthiopien flotte à Asmara. Dès lors, « des intellectuels musulmans en contact avec le Soudan, l’Égypte, la Syrie commencent à se mobiliser », retrace Léonard Vincent. « Ils portent la parole des indépendantismes arabes à l’intérieur du problème érythréen. » Percevant cet état de fait comme « une forme d’assujettissement de même ordre que le colonialisme italien et britannique », dixit le leader du mouvement « Libération de l’Érythrée en Amérique du Nord » Araia Tseggai, les indépendantistes créent le Front de libération de l’Érythrée en 1961. Mais autant prêcher dans le désert : en 1962, l’Érythrée est réduite au rang de quatorzième province.

Isaias Afwerki à la tête du FPLE

Une grande variété de groupes prennent alors le maquis. « La lutte interne à la guérilla était parfois impitoyable, d’une terrible cruauté », indique Léonard Vincent. « De chaque côté, il y a eu des exécutions sommaires et même des batailles rangées. Dans les années 1970, une partie de la population d’Asmara s’est interposée entre deux groupes pour leur demander de signer une trêve et de se concentrer sur l’ennemi éthiopien. » De retour d’une formation dans la Chine de la révolution culturelle, à l’académie militaire de Nankin, Isaias Afwerki fonde un énième mouvement, en 1970, le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE). Ce chrétien de formation marxiste léniniste importe une forme de leadership autoritaire qui lui permet de construire une structure politique de masse. Il s’oppose frontalement au successeur du roi Haile Selassié, l’intransigeant colonel Mengistu Haïlé Mariam. Surnommé « le négus rouge », ce dernier est soutenu par l’URSS alors que les indépendantistes se retrouvent isolés. Mais son intransigeance lui aliène la communauté internationale à mesure que le conflit s’enlise, engendrant famines et déplacements de populations. Engagé auprès des indépendantistes pendant un an, Gérard Prunier quitte le pays après qu’Isaias Afwerki a fait assassiner sa femme.

En 1991, le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens renverse un régime affaibli, ouvrant la voie à des négociations. Un droit de faire sécession est reconnu aux peuples du pays, immédiatement activé par les Érythréens. En avril 1993, les séparatistes emportent un référendum d’autodétermination avec 99,79 % des suffrages et déclarent l’indépendance le mois suivant. En tant que chef du FPLE, Isaias Afwerki accède logiquement à la présidence d’un régime provisoire dont les contours sont démocratiques. Il a quatre ans pour donner une constitution à ce pays comportant neuf ethnies et partagé de manière égale entre chrétiens et musulmans. « Pendant une temps, il a fait croire qu’il était social-démocrate, mais c’était un commissaire politique », moque Léonard Vincent. Moins d’une année après l’indépendance, le FPLE est renommé Front populaire pour la démocratie et la justice, un parti unique dont le chef de l’État demeure secrétaire général. Aucune élection n’est organisée et l’économie est mise tout entière au service de l’État. La constitution ratifiée en 1997 n’entrera jamais en vigueur.

Il est minuit

Au sortir de la guerre, Isaias Afwerki dirige « un peuple de résistants », selon Léonard Vincent. « Des enfants aux vieillards, tout le monde a fait quelque chose. » Trente années de lutte acharnée ont fait pénétrer le sentiment national « dans les âmes et dans les cœurs de la société érythréenne ». Cela explique sans doute en partie pourquoi, plusieurs années après avoir quitté le pays, Selina vante « une société très chaleureuse dans laquelle vous êtes élevé par tous ». La cohésion est d’autant plus utile que des problèmes de voisinage perdurent. Les relations dégradées avec le Soudan et le Yémen ne sont rien à côté de la tension qui s’instaure avec Addis-Abeba. En 1997, le nafka devient la nouvelle devise nationale au détriment du birr éthiopien, dont les cours s’effondrent.

Des soldats éthiopiens dans la guerre contre l’Érythrée

Lors d’un passage la même année Gérard Prunier constate que « tous les mécanismes de la dictature se mettent en place. » En réaction, le Premier ministre éthiopien Melew Zenawi rompt les échanges commerciaux. Dans ce contexte extrêmement lourd, et étant donné les fortes personnalités des dirigeants en place, un conflit frontalier dans la région de Badme met le feu aux poudres. Cette fois, les combats durent deux ans, de 1998 à 2000, et minent la reprise économique des belligérants. Initialement réticent à tout compromis, Isaias Afwerki finit pas accepter de signer un cessez-le-feu sous l’égide des Nations Unies à défaut de pouvoir l’emporter. Au sein du parti, le chef d’État doit faire face à des critiques. « Il avait accumulé trop d’erreurs dans sa gestion de l’État », observe Léonard Vincent. « Le projet commençait à être abîmé, la guerre de 1998-2000 avait été une erreur fatale, monstrueuse. »

Le 18 septembre 2001, alors que le monde a encore les yeux rivés sur New York, Isaias Afwerki fait arrêter 11 des 15 opposants signataires d’une lettre publiée au comité central du parti unique pour dénoncer sa dérive. Il est minuit à Asmara. En l’espace d’une semaine, le pays « bascule dans le noir », déplore le journaliste. « L’ensemble des réformistes du pays sont incarcérés ou disparaissent. Tous les intellectuels et artistes qui comptaient sont arrêtés sans procédure judiciaire, la presse est fermée. » Cet « événement majeur des temps modernes » intervient après un peu plus d’un an de débat interne dans le parti, dont les cadres doivent s’aligner sous peine d’être neutralisés. « Ils ont été placés dans des containers en métal à un endroit où il fait 50 degrés à l’ombre dans la journée », raconte Gérard Prunier. Pour protester, les ambassadeurs de nombreux pays font leurs valises. « Ils partent puis reviennent et le silence se fait », souffle Léonard Vincent. Mis en œuvre en 1994 pour l’ensemble des citoyens âgés de 18 à 40 ans, exception faite des femmes mariées, le service militaire a été complété par un service de travail d’été imposé aux jeunes dans leur onzième année d’étude. Il comporte des tâches d’intérêt général. « C’est comme un camp d’été », témoigne Selina. « Vous plantez des arbres, réparez des structures, j’ai adoré. Mais une fois que votre éducation se termine, les choses changent complètement. » Devenue potentiellement permanente en 2002, la mobilisation commence à l’école.

En 2003, une douzième année est réintroduite dans la scolarité, qui doit s’effectuer au camp militaire de Sawa. « C’est une année difficile car il faut s’entraîner et étudier », ajoute-t-elle. « La plupart des gens ne peuvent pas avoir leur certificat et donc aller à l’université. Ils n’ont d’autre choix que de rester dans l’armée. » Souvent envoyés dans des endroits reculés, ces jeunes gens « ne touchent pas de salaire décent ». Or, il n’y a aucune échappatoire. « La police fait des rondes pour trouver les déserteurs et les mettre en prison. Chaque famille possède un document listant ses membres. Il n’y a aucune liberté de mouvement, vous devez le montrer à chaque déplacement. Sans lui, vous ne pouvez ni étudier ni travailler. » Par conséquent, les Érythréens « se sentent piégés dans leur propre pays. Ils voudraient être des jeunes normaux sans se sentir persécutés mais c’est impossible. » Malgré la promulgation d’un décret n’autorisant la sortie du pays qu’à de très strictes conditions, une fuite massive débute entre 2002 et 2004. « Quand les jeunes commencent à comprendre que le pays est immobile, que leur avenir est d’être les jouets dociles de l’armée, et quand un système politico-militaire mafieux commence à s’enrichir et à s’installer dans le temps sur la base de leur réduction à l’esclavage, ils partent », constate Léonard Vincent.

Chaque semaine, en 2006 et 2007, 120 personnes se retrouvent au Soudan pour se soustraire à la conscription, d’après l’association Human Right Watch. En y ajoutant les départs autrement motivés, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés compte un millier de franchissement de la frontière par mois sur cette même période, sachant que d’autres prennent le chemin de l’Éthiopie ou de Djibouti. Cette diaspora qui gonfle irrémédiablement « montre son visage, s’organise et commence à avoir voix au chapitre », indique le journaliste. « C’est peut-être le signe que le rapport de force bouge. » En janvier 2013, une centaine de soldats s’empare des bâtiments du ministère de l’Information pour promettre de « libérer les prisonniers politiques et les fugitifs » et « mettre en application la constitution. » Sans attendre, « le patron des services secrets les calme, ils se rendent et les leaders sont assassinés », résume Gérard Prunier. Personne ne suit le mouvement car, selon Léonard Vincent, « le peuple est gelé par la terreur, accablé par les pénuries, tétanisé par sa propre culpabilité, peu informé sur l’état du monde et des forces politiques et brutalisé de manière répété par un appareil sans état d’âme. » Pour Selina, les Érythréens sont « silencieux, tolérants et possèdent une très grande résilience. Ils préfèrent vivre avec un diable qu’ils connaissent plutôt qu’avec un ange qu’ils ne connaissent pas. » L’enfer est pavé de bonnes intentions.

Une réfugiée érythréenne prie après avoir été secourue en septembre 2015
Crédits : Gabriele François Casini /MSF


Couverture : Un homme érythréen et ses enfants. (UNDPE)