Sacrifice au Nouveau-Mexique

L’autel est prêt. Sur son pas de tir, en plein désert du Nouveau-Mexique, un petit avion chromé attend d’être sacrifié par Athena. Le nom de la déesse de la stratégie militaire est aussi celui d’un système de missiles inventé par le constructeur américain Lockheed Martin, l’ « Advanced Test High Energy Asset ». Comme dans un ball-trap, l’appareil autonome décolle pour être détruit. Il entame son dernier vol dans le ciel gris-bleu de ce mois d’août 2017. Au sol, entre les dunes émaillées de taillis qui recouvrent une grande partie du terrain d’essais de White Sands, un canon blanc tient le condamné en joue. Quand soudain, alors qu’aucun tir n’est parti, l’aileron de l’Outlaw prend feu. La loi de la gravitation se rappelle vite à ce « hors-la-loi ». Il perd un morceau de son fuselage, puis l’équilibre, et tombe à pic.

ATHENA vise juste
Crédits : Lockheed Martin

Au cours de ces tests réalisés en partenariat avec la division espace et défense antimissile de l’armée américaine, Athena abat ainsi cinq drones grâce à sa technologie laser à fibre optique de 30 kilowatts. Cela « valide nos modèles létaux et reproduit les résultats obtenus sur des cibles statiques », vante Keoki Jackson. Le responsable de la technologie de Lockheed Martin fait notamment référence aux expérimentations menées en novembre 2014 avec la marine américaine. Un système laser d’une puissance de 10 à 20 kilowatts installé sur le pont de l’USS Ponce avait alors pulvérisé un objet situé à moins de 1 500 mètres.

Le 26 janvier 2018, l’US Navy a finalement passé commande d’une paire de canons lasers puisant entre 150 et 300 kilowatts à Lockheed Martin, pour la bagatelle de 150 millions de dollars. Un an après leur livraison, en 2020, les chasseurs de l’armée de l’air devraient eux aussi être équipés de lasers de classe 60 kilowatts, moyennant 26,2 millions de dollars. « L’électricité ne coûte rien », faisait remarquer le responsable de l’US Air Force, Greg Zacharis, en mai 2016. « Sans compter que la vitesse de la lumière permet de parer facilement les missiles en approche. » L’option de 800 millions de dollars prise par la marine pour équiper dix autres destroyers serait donc un bon investissement.

« En plus d’un faible coût par tir et d’un grand chargeur, les lasers embarqués offrent des temps d’engagement rapides, une capacité à contrer les missiles téléguidés, une grande précision, et la possibilité de répliquer de manière graduelle », indique Ronald O’Rourke dans un rapport rendu au Congrès en décembre 2017. Selon ce spécialiste des questions navales, une autre technologie peut à terme engendrer une « révolution » dans le domaine de la défense : les canons électromagnétiques. Leurs projectiles atteignent entre 5,9 et 7,4 fois la vitesse du son. Deux prototypes sont en phase de test depuis 2012. Mais ils ont toutes les chances de ne jamais être produits en série.

Le drone frappé en plein vol
Crédits : Lockheed Martin

« Nous pensions vraiment que nous allions les adorer, mais il s’avère que les canons classiques sont capables de tirer les mêmes projectiles hypervéloces avec quasiment la même efficacité », glissait l’ex-vice secrétaire à la Défense, Robert Work en mai 2016, à l’Atlantic Council de Washington. L’innovation pourrait néanmoins être employée par d’autres armées. « Nous assistons à l’ouverture d’une course à l’armement », analysait un expert en politique nucléaire de la Carnegie Institution, James Acton, dans les colonnes du New York Times en avril 2016.

Tandis que l’US Navy annonçait avoir signé un contrat avec Lockheed Martin, des photos d’un navire de guerre chinois équipé de canons électromagnétiques commençaient à circuler sur Twitter. À l’International Defense Exhibition and Conference de Dubaï, en février 2017, Pékin avait présenté, entre différents types de drones et de robots, un modèle de canon laser, le Silent Hunter, utilisant pour sa part entre 50 et 70 kilowatts. La Russie n’est pas en reste. Son vice-ministre de la Défense, Yuri Borisov, a annoncé en janvier 2017 « une percée sérieuse dans le domaine des lasers et des canons électromagnétiques ».

Moscou prétend par ailleurs, comme Pékin, concevoir des armes anti-satellites qui inquiètent certains gradés américains. Les deux géants asiatiques « ressentent le besoin de combler l’avantage de nos systèmes spatiaux sur le plan militaire, civil ou commercial, et envisagent des attaques contre nos satellites dans leur doctrine militaire future », alerte le conseiller du président américain pour le renseignement, Dan Coats. Il n’en faut guère plus pour ressusciter la dystopie d’une guerre des étoiles.

Star Wars

Une salve d’applaudissements retentit à l’arrivée de Ronald Reagan à la tribune. Après avoir tranquillement discouru sur le site de Disney World, à Orlando, en début d’après-midi, le président américain s’apprête à prendre la parole devant les représentants des associations évangélistes du pays. Il est 15 heures, ce 8 mars 1983. Un silence religieux se fait dans la salle de l’hôtel Sheraton Twin Towers de Floride. « Vous êtes connus pour votre travail spirituel et humanitaire », lance l’ancien acteur, remerciant ses fidèles, tout sourires. Mais il n’est pas là pour étaler ses bons sentiments.

Reagan exhorte l’assistance « à prendre position contre ceux qui placeraient les États-Unis dans une position d’infériorité militaire et morale » et conseille de ne pas « ignorer l’histoire et les pulsions agressives d’un empire du mal ». Pour désigner l’Union soviétique, celui qui jouait jadis dans des films de propagande pour l’armée américaine emprunte l’expression à Star Wars, dont le deuxième opus doit sortir dans deux mois. Quinze jours plus tard, la fiction rattrape la réalité. L’ « Initiative de défense stratégique » est surnommée « guerre des étoiles » par la presse.

Ce 23 mars 1983, depuis le Bureau ovale, le chef d’État appelle « la communauté scientifique, ceux qui nous ont fourni les armes nucléaires, à mettre leur talent au service de l’être humain et de la paix en nous donnant les moyens d’abandonner ces armes nucléaires impuissantes et obsolètes ». Au lieu de missiles, la Strategic Defense Initiative Organization mise en place un an plus tard doit développer un arsenal de protection comprenant des lasers, des micro-ondes, des faisceaux de particules ou de projectiles. Autrement dit, l’ambition est que les États-Unis soient à terme protégés par un immense bouclier de lumière.

Pourtant, remarque Daniel Kaplan, chercheur américain au Macalester College, dans le Minnesota, « les lasers alors discutés au Sénat sont seulement capables d’abattre quelques satellites et peut-être, pour certains, de s’attaquer aux missiles soviétiques. Mais la rhétorique est la suivante : un laser antisatellite serait la première étape d’une défense antimissiles d’ici 30 à 40 ans. » Depuis la découverte du laser à dioxyde de carbone, en 1960, dans les laboratoires Bell, l’US Navy finance des recherches vouées à s’en servir sur les théâtres d’opérations.

Le rêve de Lockheed Martin
Crédits : Lockheed Martin

Un laser naît lorsque, soumis à une stimulation, des atomes, des molécules ou des ions émettent de la lumière sous forme de photons en se déchargeant de leur énergie. Lesquels photons sont regroupés grâce à une cavité optique. Le faisceau ainsi créé concentre tellement d’énergie qu’il peut avoir de multiples applications, de la chirurgie oculaire à la découpe du métal. Afin d’en faire une arme, il faut obtenir une longueur d’onde suffisante, sans quoi l’énergie du laser sera absorbée par l’atmosphère d’atteindre la cible. Des gaz toxiques comme le fluorure possèdent ce potentiel. Sauf que le matériel nécessaire à leur transformation en faisceau laser – composé notamment de générateurs et de refroidisseurs – tient alors à peine sur un terrain de football.

Les Américains ont beau faire des efforts, ils sont mal engagés dans leur match contre « l’empire du mal ». Ronald Reagan n’ignore sans doute pas l’existence d’un programme d’armes soviétiques à base de lasers. Au milieu des années 1960, Moscou a commencé à construire un bunker à Sary Chagan, dans le désert kazakh. Ce programme baptisé Terra-3 aboutit à l’installation d’un laser à rubis en 1979 et d’un laser à base de dioxyde de carbone en 1982. À l’automne 1983, en plein lancement de l’Initiative de défense stratégique, ils sont utilisés afin de traquer la navette spatiale de la NASA. D’après le rapport établi en 1997 par Steven Zaloga, elle aurait connu des dysfonctionnements à cause de Terra-3.

Alors que le guerre des étoiles se poursuit, l’US Navy s’empare de la technologie dans les années 1980. Elle conçoit un prototype d’arme, le Miracl (Mid-Infrarer Advanced Chemical Laser), qui fonctionne à base de fluorure de deutérium. « Le faisceau laser avait une longueur d’onde supérieure à trois microns, ce qui lui permettait de bien se propager dans l’atmosphère », note le chercheur du MIT Subrata Ghoshroy. « Il était aussi doté d’un dispositif de visée, dont le but était de diriger le faisceau laser de forte puissance vers la cible. » Ce système prenait cependant toujours trop de place pour équiper un navire de guerre. Il a donc fini sur le terrain d’essais de White Sands, dans le désert du Nouveau-Mexique.

Un canon laser monté sur un destroyer
Crédits : US Navy

KABOOM

Sur la rive ouest du lac Balkhach, demi-lune d’eau au milieu des steppes du Kazakhstan, une route cahoteuse descend vers un petit groupe de blocs de béton. Le complexe n’est guère impressionnant, mais, pour Ronald Reagan, c’est l’Étoile de la mort. En 1985, le département d’État américain identifie ce coin reculé comme le cœur du programme « menaçant » de recherches et de développement d’armes laser. Ses appareils, souligne une note, « peuvent jouer un rôle antisatellite dès aujourd’hui et pourront potentiellement agir comme une défense contre les missiles balistiques dans le futur ».

Depuis 1978, l’homme à la tête de ce programme est le fils du puissant ministre de la Défense soviétique, Dmitri Oustinov. Sachant qu’il est encore impossible de construire des canons lasers mobiles assez puissants pour détruire une cible, Nikolaï leur confère une fonction déstabilisatrice. En ciblant les capteurs des systèmes optiques d’armes ou d’hélicoptères adverses, le tank SLK 1K11 Stiletto les neutralise pour mieux les détruire. Produit à deux unités, il n’est qu’expérimenté par l’Armée rouge. Le principe sera répliqué sur le « Sanguine » et le 1K17 Szhatie, mis en service en 1992, peu après l’implosion de l’Union soviétique.

Aux États-Unis, « une grande quantité d’argent a été dépensée dans les années 1980 pour trouver des applications militaires à la technologie laser », observe Subrata Ghoshroy. Plusieurs dizaines de millions de dollars ont été investis, d’après le New York Times, dans le programme secret Greenwater. Les tests d’armes à base de lasers à rayons X étant « très coûteux et peu efficaces », dixit Ghosroy, ils sont interrompus en 1992 par l’administration Bush père, peu après l’implosion de l’URSS. À la faveur de la fin de la guerre froide, un protocole est signé le 13 octobre 1995 entre 82 États afin d’interdire les armes à laser aveuglantes. L’ancien responsable du programme Terra-3, Nikolaï Bassov déclare alors avoir « établi avec certitude que personne ne sera capable de lancer une roquettes balistique via un faisceau laser ».

La Chine emploie 10 000 personnes dans le programme laser national.

Un acteur jusqu’ici discret mais non moins intéressé par la technologie continue cependant à la tester. La Chine emploie « 10 000 personnes dont environ 3 000 ingénieurs, au sein de 300 organisations impliquées dans le programme laser national », indique l’expert en sécurité américain Mark Stokes dans son livre de 1999, China’s Strategic Modernization: implications for the United States. En septembre 2006, la revue américaine Defense News rapporte l’utilisation par Pékin de lasers afin de brouiller la surveillance américaine par satellites. Ces derniers « sont particulièrement vulnérables », prévient Subrata Ghoshroy. « Les États-Unis en ont plus que n’importe qui et sont donc ceux qui ont le plus d’intérêts dans ce domaine. »

De son côté, Washington expérimente toujours. En 2010, un Boeing équipé de la technologie Airborne Laser tente d’intercepter un missile Scud au-dessus de la Californie lors d’un test. C’est un échec. « Il faudrait un laser 20 à 30 fois plus puissant pour être à distance sûre de point d’impact », reconnaît le secrétaire à la Défense Robert Gates devant le Congrès. À cet effet, l’armée américaine utilise désormais de la fibre optique plutôt qu’un gaz comme matière première du laser. Elle « aide à fournir une meilleure qualité de faisceau, ce qui est essentiel pour transférer de l’énergie à distance », selon Subrata Ghoshroy. « Cependant, combiner les petits faisceaux générés par les fibres en un grand peut poser problème. Le refroidissement apparaît aussi compliqué. »

Le contrat signé fin janvier 2018 entre la marine américaine et Lockheed Martin semble indiquer que le défi a été relevé. Des missiles rapides pourraient être détruits par un laser de 150 kilowatts. « Il y a trop peu d’informations pour se faire un avis maintenant », tempère néanmoins Ghoshroy. Il faudra d’autres sacrifices de drones.

Une tourelle laser montée sur un jet
Crédits : Lockheed Martin

Couverture : Pew Pew Pew. (NASA)