L’empereur du sale est rattrapé par son passé propre sur lui. Avant de s’acharner sur des six feuilles d’herbe dans des voitures tunées, Lorenzo a fait une terminale littéraire options théâtre et cinéma au lycée Bréguigny de Rennes. « Si on veut faire des projets vidéos, il faut savoir jouer un peu dedans », explique le rappeur hardcore d’un ton douceâtre dans une vieille interview qui s’est répandue sur Internet en avril 2017. Visiblement, cette année lui a été utile. Le personnage de banlieusard déjanté qu’il campe dans ses clips n’a rien à voir avec le lycéen avenant qui parle éducation enveloppé dans un caban noir et une écharpe grise. Quel meilleur moyen de lui contester le titre de patron du sale que d’exhumer cette relique ? En la partageant sur sa page Facebook, Alkpote ne s’en est pas privé. « Y a qu’un seul empereur de la crasserie », a moqué le rappeur d’Évry. Pourtant, les candidats ne manquent pas. Damso se vante de ne faire « que du sale », Vald proclame que « sale est la sonorité », Mac Tyer a appelé un morceau « Faire du sale » et Biffty s’est auto-couronné « roi de la souille ». Le surnom de Seth Gueko, Bigard du rap, est à l’avenant. Tout le monde veut détenir le sale en propre.

Le géant vert

Atef Kahlaoui a tellement de surnoms qu’il aurait du mal à les compter. Né en 1981 à Paris, ce fils de plombier tunisien trouve son blase de rappeur, Alkpote, à l’âge de 15 ans « sans chercher ». Il y a quelque chose d’intuitif dans sa capacité à mettre en musique tout ce que le dictionnaire à de graveleux. L’Aigle royal de Carthage pousse l’épicurisme dans ses retranchements les plus vulgaires pour renouveler son personnage d’affreux poète. Gainzbeur ? « C’était un délire, qu’il aille se faire enc**** », répond-il. Quand on lui demande comment il préfère être appelé, le rappeur sort son grinder électrique et s’exclame : « Le légendaire géant vert ! » À Évry, où il grandit, Atef Kahlaoui se trouve un avatar. « Je suis monsieur Tout-le-monde dans la vraie vie, comme toi, comme n’importe qui », avoue-t-il. « Alkpote c’est un personnage, une sorte de double qui voulait juste sortir de ma tête. Une sorte de Gainsbarre, tu vois  ? Je l’ai créé à mes débuts, après pas mal de réflexion et de soirées arrosées. »

À 17 ans, il fonde le duo Unité 2 feu avec Katana. De mixtapes en collaborations, les deux hommes finissent par être signés par le label Néochrome, qui sort leur premier album en 2006, Haine, misère et crasse. Déjà, Alkpote se vautre joyeusement dans la fange. Le titre « Légitime défonce » parle d’un jardin rempli de « toxicos qui sniffent avec des junkies, des tassepés, des call-girls »Après avoir précisé que « l’Unité 2 feu vient uriner sur eux », Alkpote conclue : « Suce ma b*** et ne me fais pas perdre de temps. » Dans « La France baisée », il est encore question de shit et d’éjaculation. « En termes de textes, Alkpote a toujours eu un côté un peu sale à parler de ses organes génitaux avec un vocabulaire fleuri et des expressions qui sortent de l’ordinaire », constate le rédacteur en chef du magazine de rap Captcha, Geno Maestro. « Mais ce n’était pas aussi prononcé dans Unité 2 feu parce que son binôme, Katana, faisait un peu la balance, il est moins dans ce style. » Au sein d’un rap français à l’époque « très codifié », selon Maestro, Alkpote impose son style décomplexé. « Pour mon rap, j’ai rapidement ajouté des petits mots-clés violents qui percutent », explique l’intéressé. « J’ai ajouté un genre de violence verbale qui a tout de suite collé à mon personnage. Ça a marché, j’en suis le premier surpris encore aujourd’hui. » Sans forcer sa nature, le rappeur rencontre un certain succès. « Il n’a pas eu peur de passer pour un débile là ou d’autres faisaient attention à leurs propos », poursuit Maestro. « Ça a permis à des rappeurs de se lâcher. » Sur sa mixtape solo de 32 titres Sucez-moi avant l’album, sortie en 2007, on trouve cinq featurings avec une autre figure de Néochrome, Seth Gueko. Si l’univers de ce dernier penchait déjà vers une forme de burlesque lubrique, « ses premiers sons étaient plus sombres », d’après Maestro. À l’évidence, leurs affinités suscitent une malsaine émulation qui les poussent à s’émanciper du sérieux corsetant encore le genre. La musique d’Alkpote et de Seth Gueko est brute et second degré, franchouillarde et métissée. « Chacun le fait à sa manière », analyse Maestro. « Seth a un côté beauf assumé, Alkpote aime les choses du terroir comme le vin et le fromage. » La France profonde côtoie celle des bas-fonds dans le texte. Critique à l’égard de ceux qui « se comparent les bijoux, les voitures », produisant ainsi un rap « trop beau pour être vrai », Seth Gueko dit représenter « les moches qui sont beaux. C’est du rap qui s’assume, décomplexé, qui a du poil sous les bras qui n’a pas peur de les exposer à Aquaboulevard, du rap de la populace, du rap de la classe ouvrière. » Pour son deuxième album, L’Empereur, sorti en 2008, Alkpote l’invite sur le titre « Caillera mentalité » : « Je rappe la misère des halls avec l’ami Seth Gueko / inch’Allah crever vieux comme Michel Serrault », entonne celui qui se couronne « empereur de la crasserie ».

Weedim

Les chemins boueux de Gueko et Alkpote courent en parallèle, jalonnés de néologismes, dans le marigot du rap français. Comme de juste, il finissent par se rejoindre en 2012 sur l’album Néochrome hall stars game. Les deux hommes s’apprécient mais ne font pas de sentiment. « J’en ai rien à foutre de cet album », lance Alkpote. « Je suis venu, j’ai posé, je suis reparti. Le reste m’importe peu, que ça vende ou pas, j’en ai rien à foutre. Je suis un mercenaire. Ou un plombier : je viens, je répare la fuite, et je me casse. » L’Évryen a l’art de placer une référence familiale dans un torrent de saletés. « Popopopop j’suis pété comme Serge Gainsbourg », dit-il aussi sur le onzième titre, « Jsuis die ». Seth Gueko ne peut que saluer : « Comme Gainsbourg avec Comic Strip, je joue avec les onomatopées, je tords les mots dans tous les sens, j’en invente », détaille le Français d’origine italo-russe qui vit aujourd’hui en Thaïlande. « Ça me permet de me différencier des autres rappeurs et d’être plus ludique. » Professeur punchline se démarque par ses goûts musicaux. « J’ai été très influencé par le rock alternatif français : les Wampas, Ludwig Von 88, OTH, Gogol Premier, etc. »

En dehors de lui, son tourneur ne s’occupait à l’époque que de groupes de rock. À la recherche d’un DJ pour la scène, il lui présente quelqu’un aussi bercé par ce son punk : DJ Weedim. Originaire de Nice, le beatmaker a écouté du rock avant de passer par le reggae pour s’approprier peu à peu le monde du hip-hop. En quête d’un morceau de Tonton David, il s’achète la compilation Rap attitude en 1990 et fait la découverte, par capillarité, de NTM et Assassin. « Il y avait aussi un morceau de DeeNasty avec du scratch », se rappelle-t-il. Intronisé DJ hip-hop du soundsystem Straight up sound, Weedim fait quelques gammes avec Fruity Loops sur les conseils d’un ami avant de monter à Paris. Sa touche jamaïcaine plaît à Joey Starr, rencontré par l’intermédiaire d’un ami du bar hip-hop le Twenty One. « J‘ai fait un morceau pour lui mais la compilation de BOSS sur lequel il devait sortir n’a jamais vu le jour », se souvient-il. Ces débuts auprès d’une star du milieu « n’ont pas débouché sur quelque chose tout de suite », nuance le grand barbu. Quelques collaborations avec des rappeurs comme Sidicid et Atis le mettent en relation avec Seth Gueko et Alkpote. « C’était du rap archi-violent, ça m’a fait kiffer parce que c’était cru », ajoute-t-il. L’entente est parfaite. « Ils se sont tout de suite compris car Weedim fait beaucoup de sons et de soirées, et Alkpote écrit 100 textes par jour », estime Geno Maestro. « Ils sont tous les deux très productifs et peuvent donc enregistrer énormément de projets ensemble. » Weedim est aux manettes de beaucoup de titres de l’Orgasmixtape, un CD sorti en 2014 sous l’égide d’Alkpote. Le troisième d’entre eux, « Libertin », s’ouvre sur la signature vocale du beatmaker, « You make me feel so good », avant de décliner les thèmes salaces de l’empereur de la crasserie.

DJ Weedim
Crédits : DJ Weedim/Instagram

C’est, promet ce dernier, son « dernier projet avant d’arrêter ». Mais un an plus tard, une deuxième version est élaborée, où l’on retrouve Seth Gueko, Weedim et un jeune rappeur d’Aulney-sous-bois (Seine-Saint-Denis) sur le point d’exploser : Vald. Connu pour les titres « Autiste » et « Shoote un ministre » de sa première mixtape, Valentin Le Du n’a pas encore sorti le clip « Bonjour » lorsqu’il tourne celui de « Meilleur lendemain » avec Alkpote. « C’est lui qui m’a donné envie de rapper, il m’a démoli le cerveau. En fait il rimait trop bien, ça tombait bien à chaque fois… », reconnaît-il. Le pape du hip-hop crasse à la française et son disciple passent devant la caméra d’un mec du 93, Jules Gondry, aka Julius. Lequel n’est pas seulement le neveu du fameux réalisateur français Michel Gondry mais aussi le fils d’un rockeur qu’ont écouté Alkpote et Guéko : Gondrax Grapelli, membre de Ludwig von 88. Julius raconte que sa rencontre avec Vald date d’un concert du crew MZ, à qui il avait vainement proposé de faire des vidéos. Le réalisateur n’œuvrait jusqu’alors que pour le compte du Patapouf gang, un groupe de potes dont est aussi membre son grand frère, Pierre, aka Biffty. Alors qu’il n’avait de son propre aveu jamais vraiment keaké, l’aîné des Gondry convainc Alkpote et Weedim de le prendre sous leurs ailes. Son ton punk et l’univers aussi tassé qu’alcoolisé de ses textes font de lui un nouveau membre de la famille. « Biffty est le maître souillon de Neuilly-Plaisance », parade-t-il. « Le Patapouf gang c’est un truc de gros lard à la base, on mangeait et on faisait des barbeucs. Mais je suis un des seuls gros en fait. Donc ça n’a aucun sens. » Ce ton gentiment nihiliste se retrouve à l’été 2015 dans son premier son, « Goûter », cinquième piste de la mixtape Boulangerie française de Weedim. « Je suis en quelque sorte une de ses créations », dit Biffty. Après une année parcourue de featurings avec Alkpote et Sidisid, il sort un album entier, Souye Tape. Au même moment, Lorenzo met en vente son « CD unike » à 75 000 euros sur eBay.

Biffty

Sale contre sale

Quand Alkpote a commencé à rapper avec Katana, « il n’y avait pas la folie qu’il y a aujourd’hui, où ça peut partir un peu dans tous les sens », rappelle Geno Maestro. D’un tronc commun ont poussé des branches différentes à mesure que le hip-hop a touché de nouveaux publics. « Tout le monde s’est mis à écouter du rap, peu importe le milieu » observe Biffty. « À partir de là, tout le monde a commencé à en faire aussi, y compris dans ce que tu appelles les classes moyennes. Tout le monde écoute, donc tout le monde fait. » On savait, depuis le Klub des Loosers, qu’une prose inspirée du hip-hop pouvait venir de Versailles. Et en août 2014, a débarqué le rap bourgeois de Columbine. Pulls noué autour du cou, polos Ralph Lauren et mocassins au bout de leurs mollets découverts par d’inélégants shorts colorés, les Rennais caricaturent la haute pour jouer sur son inadéquation avec les racines du rap dans le clip « Vicompte ». Il dénombre aujourd’hui plus de trois millions de vues. Moins parodique, « Dom Pérignon » se rapproche, avec ses bouteilles de champagne et ses chaînes en or, des codes habituellement associés au gangsta rap. L’un de ses auteurs, Larry Garcia, les reprendra à la sauce française sous un autre pseudo, Lorenzo.

Lorenzo
Crédits : YouTube

Après quelques vidéos sur la bonne manière de fumer de l’herbe ou de rencontrer « des beurettes », Lorenzo sort un « Freestyle du sale » en mars 2016 qui cartonne. En avril, c’est au tour de sa « Météo du sale » dans laquelle il parle de go-fast avec des lunettes de soleil et un bob qui évoquent le look de Raoul Duke, le héros survolté de Las Vegas Parano. Dans sa musique, l’empereur du sale reprend son gimmick, « mamène » et crache les métagores, mot-valise forgé par l’écrivain Thomas Ravier pour Booba, mais qui va aussi bien aux phases de Kaaris qu’à celles d’Alkpote. Les couplets au démarrage anodin dérivent systématiquement en jeu de mot douteux quand ils ne se perdent pas dans la fumée d’un joint. « Je drague les pucelles avec du Passoa / je suis la pour piquer les beurettes de Booba », lance Lorenzo comme s’il répliquait à Kaaris. « On veut de la bombasse à fourrer, du charass à fumer » dit ce dernier dans un featuring avec Seth Gueko sorti début 2017, « C’est pas pareil ». Le duc de Boulogne n’est pas convoqué simplement pour la rime.

Dès son premier album solo, Temps mort (2002), il avait mis son sens de la punchline au service d’un univers en-deçà de la ceinture. « Chiez dans vos toubeïs car tout se paie / Donne-moi la bouteille et je touze-par / Me touche pas, du 9.2 c’est de là que tout part / l’œil de Rocky, les couilles à Rocco / Grand Cherokee et trop de popo dans les propos », peut-on entendre dans « Le Bitume avec une plume ». Quand il adoube Kaaris en 2011, Booba est devenu une icône du rap français grâce à un phrasé des plus sales. Il se fait même appeler Saddam Hauts-de-Seine. Quoique son style se soit poli avec le temps, il n’est donc guère surprenant que Lorenzo, afin d’aller le plus loin possible dans l’ego trip, paraisse le défier. Le succès est total puisque, en un peu plus d’un an, le Rennais a compilé 100 millions de vues sur YouTube et s’est lancé dans une « Tournée du sale ». Pour ne rien obérer de ce succès, Lorenzo ne sort jamais de son personnage, répondant en phonétique à la presse lorsqu’il daigne le faire. Lui et ses potes de Columbine « savent très bien ce qu’ils font. Ce sont de gros bosseurs qui ont compris comment fonctionne Internet », décrypte Gaëtan Naël, le programmateur d’une salle rennaise qui lui a servi de tremplin, l’Antipode. Le jugement s’adresse aussi bien à Biffty tant il cultive son image punk nimbée de mystère. « Un jeune de Barclay fraîchement recruté nous a envoyé un message [sur Facebook] », raconte-t-il. « Julius avait répondu par un pouce bleu, et le mec l’avait mal pris. Surtout qu’ensuite on l’avait affiché sur les réseaux sociaux. On va pas discuter avec des mecs qui nous accostent en nous disant “Salut Biffty, ça va bien ?” Faut être sérieux, quoi. Envoie au moins un mail construit, avec une intro, un développement et une signature. Envoie un mail pour qu’on ne réponde pas, stp. » Sollicité pour parler de rap sale, Pierre Gondry a pris un malin plaisir à se contenter de répondre : « Surtout pas, parle pas de moi. » Il préfère sans doute laisser ses fans s’interroger sur la présence de L’ami Rico, l’acolyte de Lorenzo, dans son clip « J’me défonce » (2016). D’autant que les deux groupes ont a priori peu de raisons de se fréquenter. « Alkpote n’apprécie pas tellement le délire de Lorenzo car il voit quelqu’un arriver avec un peu le même délire et en reprenant son surnom », remarque Geno Maestro. La comparaison n’a pas lieu d’être, juge Weedim : « Il ne faut pas faire l’amalgame », s’agace-t-il. « Ce que fait Lorenzo n’est pas sérieux alors qu’Alkpote rappe depuis 20 ans, fait des featurings avec Nekfeu et beaucoup d’autres. Les gens le savent. » Alkpote, pas plus que Booba, ne sont évidemment les inventeurs ou les propriétaires du sale. « C’est une expression globale pour dire qu’on va faire quelque chose de bien, un truc violent mais pas forcément dégueulasse », postule Geno Maestro. Elle a pris un sens assez large. « Il y a une incompréhension totale », abonde Lorenzo. « Pour les gens “faire du sale” c’est des trucs dégueulasses. C’est pas ça. C’est que tu veux faire un truc, t’as une idée sur le monde, tu le fais direct. En mode rock’n’roll, t’arrives en concert t’éclates un truc. » Reste que le rappeur d’Évry « a inspiré pas mal de gens », juge Geno Maestro. « Lui-même a écouté des Américains comme la Three Six Mafia où il y a parfois un côté outrancier et presque burlesque. Mais c’est sa personnalité et ses influences peu ordinaires au cinéma ou à la télé qui comptent vraiment. » Interrogé par un fan sur les lectures qui « alimentent son champ lexical ultra riche », Alkpote répond sans ciller : « Le Télé 7 jours. » Assurément pour les films qui passent après minuit.


Couverture : Des prétendants au titre. (Ulyces.co)