À en croire Young Thug, les rappeurs de Londres et Paris n’ont « rien fait de chaud dans la rue », comme il l’a dit lors de son passage dans le podcast Million Dollaz Worth of Game le 29 décembre. Une déclaration qui a scandalisé pas mal de rappeurs de ce côté-ci de l’Atlantique, et le rappeur d’Atlanta ferait probablement mieux de cacher ses chaînes lors de sa prochaine venue à Paris s’il ne tient pas à se faire dépouiller, comme d’autres MC américains un peu trop sûrs d’eux avant lui.

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En d’autres termes, Young Thug déclarait que les rappeurs européens ne sont pas des thugs, comme il prétend l’être pour sa part. Mais qu’est-ce qu’un thug, en réalité ?

This is America

En décembre 1992, Tupac Shakur inscrivait à l’encre le nom de son groupe, Thug Life, sur ses abdominaux. À la place du i figurait une balle, identique à celles qui l’ont tué près de quatre ans plus tard. Son nom est depuis resté dans la légende, et ceux des thugs avec.

« Quand je dis thug, je ne me réfère pas au criminel, mais au dominé », définissait Tupac. « C’est celui qui n’avait rien mais qui a réussi. C’est une fierté. Même si je n’ai rien, aucune maison où dormir, je garde la tête haute. » Après lui, une myriade de rappeurs ont revendiqué cette qualité, comme pour retourner le stigmate. On peut citer Jay-Z, Lil Wayne, T.I., Flo-Rida, Young Jeezy, Drake, Kendrick Lamar, parmi beaucoup d’autres. Quant à Young Thug la mixtape qui l’a fait connaître en 2011, « I Came from Nothing », cadre parfaitement avec la définition de Tupac, qui en avait fait un acronyme de « The Hate U Give Little Infants Fucks Everybody ».

Le groupe de Tupac, Thug life

Le terme « ne provient pas du hip-hop, mais le hip-hop lui a donné un nouveau sens », constate le spécialiste de culture populaire américaine Todd Boyd, alias « Notorious Ph. D. ». Aujourd’hui, son ambivalence est totale. Désigné comme un thug, le quarterback des Seattle Seahawks Richard Sherman l’a vécu comme un affront en 2014 : « On dirait que c’est une façon acceptable de dire n**** aujourd’hui. » À quoi le linguiste John McWhorter répond que « oui techniquement, un “thug” est un criminel, mais les dictionnaires ne donnent qu’une facette de la réalité. D’après une définition plus populaire, le thug est “quelqu’un qui fait face à des difficultés, a dû en affronter et continue de vivre au jour le jour sans les craindre”. Un thug n’est pas un gangster. »

En 2015, après la mort d’un Afro-Américain aux mains de la police de Baltimore, l’ancien président Barack Obama a qualifié les auteurs de violences dans la ville du Maryland de « criminels et de thugs ». Si « pour beaucoup de gens, thug est un mot péjoratif qualifiant de jeunes hommes noirs considérés comme criminels », pour d’autres, « être un thug est être un dur, quelqu’un d’authentique », éclaircit Todd Boyd. Il n’y a donc rien d’étonnant à voir fleurir les concepts d’émissions de télévision comme Thug Kitchen ou Thug Notes. On ne compte plus le nombre de memes valorisant les thugs.

Pour Tupac, « l’Amérique est la thug life. Qu’est-ce qui me différencie Patrick Henry s’écriant “la liberté ou la mort” quand je dis “j’en ai rien à foutre” ? » Le mot a bien commencé à se populariser après le décès de ce gouverneur de Virginie, en 1799. Mais ses racines se trouvent bien loin des États-Unis, là où Young Thug n’a jamais mis les pieds.

La classe reine

Les hommages ont parfois d’étranges échos. À l’été 2017, le chanteur indien Mika Singh dévoile le titre « 2 shots », à la mémoire de Tupac. « Je me réfère à lui parce que mon histoire est similaire », explique-t-il. En d’autres termes, Singh est comme lui un thug qui a galéré avant de réussir. Ça tombe bien, il habite au pays qui les a vus naître : pour le nom de son groupe, Tupac est allé puiser dans la légende du sous-continent. Le mot thug vient du sanskrit « sthaga », qui signifie couvrir ou cacher. Il désigne ainsi dans un premier temps des groupes de voleurs dont l’apparition est difficile à dater. Dans son livre Thug: The True Story Of India’s Murderous Cult, l’historien gallois Mike Dash cite des sources qui font remonter leur émergence à la période pendant laquelle Akbar le Grand (1556-1605) régnait sur la région.

Parmi le concert de groupes criminels qui opèrent sur la péninsule, les thugs ne se font guère remarquer sous Aurangzeb (1658-1707), ni davantage les décennies suivantes. Comme d’autres, ils profitent des largesses du territoire indien pour rançonner les voyageurs sans hésiter à verser le sang. Au mitan du XVIIIe siècle, alors que les Britanniques commencent à prendre pied sur la côte, on appelle les voleurs en armes « dacoits ». Leur présence est plus marquée encore dans l’arrière-pays. En 1803, lorsque les colons pénètrent le secteur d’Etawah, dans le centre de l’Inde, ils découvrent un endroit « pauvre et en ruine », selon les mots de Mike Dash.

Crédits : Bridgemanart.com

Huit ans plus tard, le magistrat londonien Thomas Perry pose ses valises dans ce carrefour historique. Bien moins prospère que par le passé, le lieu demeure un point de passage important entre Delhi et Agra. Il fait aussi office de porte vers le Doab, cette région fertile coincée entre les fleuves Gange et Jumna. Le crime est ici endémique. Selon un policier de l’époque, « un homicide commis dans un village est parfaitement ignoré à moins d’être perpétré contre la communauté. Si un individu vole le long d’une route située près du village, il sera aussi bien considéré qu’avant et s’il donne une partie de son butin, il sera même bien vu. »

Perry s’inquiète justement de la découverte de nombreux corps le long des routes. Seulement, son administration lui demande de réduire les frais de patrouille. Dans ce contexte, « l’expérience quotidienne » prouve aux brigands « qu’ils n’ont rien à craindre d’aucune force de police », regrette-t-il. « Ignorant de notre système de gouvernement, ils savent que la force militaire ne peut être employée que dans des cas exceptionnels. » Perry met alors en place un checkpoint sur la route de Mynpooree à Agra, où une bonne part des dépouilles a été retrouvée. Il promet une rançon de 1 000 roupies. Après 18 mois sans succès, le dispositif finit par permettre l’arrestation de huit suspects. « Je m’appelle Gholam Hossyn et je suis un thug », déclare l’un d’eux.

Le jeune homme de 20 ans confesse d’abord quelques meurtres, puis très vite plusieurs dizaines. Il finit par en reconnaître 95. Ses aveux « sont sans l’ombre d’un doute les plus extraordinaires jamais faits devant une cour de justice », juge Perry. Le Britannique est frappé par le volume de crimes commis mais surtout par le mode opératoire particulièrement violent employé. À partir de Gholam Hossyn, il dévide la pelote d’une « détestable association ». Son enquête fait état de 1 500 thugs au nord de la rivière Jumna, et d’un nombre plus important sur le versant sud. Les plus expérimentés tuent « en étranglant avec n’importe quel vêtement » tandis que les moins rodés empoisonnent au datura.

Toujours, les thugs attaquent en surnombre, sans laisser de témoin, et sacrifient leurs victimes au nom de la déesse Kali. Ils élèvent ainsi leurs techniques au rang d’art, de manière à se distinguer des autres ravisseurs. « Les thugs font partie de la classe reine », s’enthousiasme un chef de gang de l’époque. « Ils montent à cheval, portent leurs poignards et se montrent. Le vol ? Jamais ! Si le trésor d’un banquier se trouve devant moi, je le dédaignerai quitte à mourir de faim. Mais laissez partir ce banquier en voyage et je le tuerai. Les dacoits et les meurtriers sont méprisables. »

L’héritage

D’Etawah, la réputation des thugs va bientôt se répandre dans le monde. Le 3 octobre 1830, les lecteurs de la Calcutta Literary Gazette découvrent avec effroi que des dévots de Kali lui font offrande des cadavres de voyageurs innocents. Ces tueurs « ne sont pas confinés aux territoires de leurs chefs », alerte le journal. En réaction à l’article, le secrétaire du gouverneur des Indes, George Swinton, demande au magistrat Curven Smith de mettre en place un plan. Le Thuggee Department est alors crée, à la tête duquel œuvrent William Bentick puis William Sleeman.

Un groupe de thugs du Pakistan autour de 1865

Avant d’agir, ce policier et administrateur colonial enquête. Il découvre un « système diabolique et insensé » comportant son propre dialecte de quelque 600 termes, dont les croyances sont le produit d’un étonnant syncrétisme hindou et musulman. Thugs de pères en fils, les membres de cette société secrète sont d’après lui dénués de compassion pour leurs victimes. Ils « ont longtemps échappé aux suspicions en travaillant dans le labourage et en agissant loin de chez eux », fait-il remarquer. Mais cette impunité est terminée.

Le détail de la « fracassante campagne d’extermination » mise en route est donné par Sleeman dans le livre de 1836 The Thugs Or Phansigars Of India. Il y décrit notamment la capture d’un chef de gang, Feringhea, qui accepte de se soumettre afin de revoir sa famille. Bien souvent, les Britanniques obtiennent d’ailleurs des aveux contre des remises de peine. Un an plus tard, un autre administrateur colonial, Edward Thorton, fait paraître llustrations of the History and Practices of the Thugs.

La figure du thug devient véritablement connue à travers le roman de Meadows Taylor, Confession of a thug, publié en 1839. Il se raconte que la reine Victoria dévore ces péripéties inspirées par les compte-rendus de Sleeman. L’année suivante, ce dernier dénombre 3 689 jugements contre des thugs. « Le système est détruit, il ne sera plus jamais un grand tout cohérent », conclut-il. « L’art et la manière thug ne seront plus transmis de père en fils. » Mieux, à en croire Mike Dash, les méthodes employées par Sleeman serviront de modèle au travail futur de la police britannique.

William Sleeman

Le thug est vaincu mais sa légende naît à peine. De roman en roman, elle gagne en mystère. Dès 1844, la nouvelle d’Eugene Sue, « Le Juif errant », « connaît un succès éclatant », constate Mike Dash. « Dans la seconde moitié du XIXe siècle », ajoute-t-il, « l’image populaire des Thugs est plus ou moins fixée. Ils sont perçus comme de redoutables tueurs inspirés par un culte religieux, pour qui le meurtre est proche du sacrifice humain. Leurs vols passent au second plan et il est communément admis qu’ils forment une fraternité héréditaire tuant par étranglement et donc sans effusion de sang. À cette période, le nombre de meurtres qui leurs sont attribués commence à être gonflé. »

Dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours, en 1873, Jules Verne présente Feringhea comme « le chef thugs, le rois des Étrangleurs ». Le grand voyage de Mark Twain, Following the Equator: A Journey Around the World (1897), passe aussi par l’Inde. « En 1830 », écrit le romancier américain, « les Anglais sont tombés sur une organisation cancéreuse au cœur de l’empire, abattant son travail de sape secrètement, assistée, protégée, abritée et cachée par d’innombrables confédérés. » Les thugs fascinent d’autant plus qu’ils figurent la part d’ombre de chacun. « La joie de tuer, le joie de voir un meurtre s’accomplir, ce sont des traits de la race humaine dans son ensemble », philosophe Twain. « Nous, les Blancs, ne sommes que des thugs avancés ; des thugs couverts par la peau pas si épaisse de la civilisation ; des thugs qui, il n’y a pas si longtemps, aimaient les boucheries du Colisée. »

Le prix de la paix

Si la coutume thug ne se transmet plus en héritage au XXe siècle, il en va toujours ainsi de leur légende. En 1920, le petit-fils de William Sleeman, James Lewis Sleeman, signe un ouvrage sur le sujet, Thug, Or a Million Murders. On estime alors que le gang a commis entre 40 et 50 000 homicides en sept siècles. Et le film de George Stevens, Gunga Din, diffusé à partir de 1939, ne fait rien pour nuancer ce bilan. Il faut attendre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et l’indépendance de l’Inde, en 1957, pour que des historiens examinent officiellement ce décompte à nouveaux frais.

« Hiralal Gupta, Stewart Gordon, Christopher Bayly et Radhika Singha ont tous publié des portraits des Thugs en criminels ordinaires », cite en exemple Mike Dash. « Pour Gupta, les Thugs étaient le produit de la domination britanniques sur l’Inde – des soldats mis au chômage par la Pax Britannica. Pour Gordon, c’étaient des maraudeurs engagés par de petits rajahs et des propriétaires terriens pour récolter des revenus à même de construire l’État. Bayly et Singha les voyaient comme des bandits sans mode opératoire défini, appelés Thugs par leurs ravisseurs britanniques. » Quoi qu’il en soit, cette historiographie tend à déconstruire l’image immanquablement fantasmée du thug telle que modelée par le colon britannique.

Pour celui-ci, la définition d’un ennemi homogène et maléfique pouvait constituer un levier de consolidation du pouvoir, quitte à déformer le réel. « C’est vrai », tempère Mike Dash, « que les thugs mis en procès après 1829 pouvaient à peine prétendre faire partie du crime organisé. Il n’avaient pas d’organisation centralisée, pas de chef, pas de hiérarchie. Ceux qui ont été capturés ont avoué tuer de différents manières. Leur crimes n’étaient pas commis au nom d’une religion. » Reste, d’après une large palette de documents historiques, qu’ils possédaient bien un mode opératoire commun en tuant systématiquement leurs victimes avant de les voler. « Cette habitude n’a pas d’équivalent dans l’histoire », observe l’auteur Gallois.

Quel sens faut-il alors donner à “thug” ? Dans un article sur la région indienne de Malwa publié en 1969, l’historien américain Stewart Gordon considère qu’il s’agit de « l’appropriation d’un terme indien pour donner sens à une institution mal comprise ». L’Écossais Tom Lloyd juge pour sa part que « le nom a été donné à ceux situés en-deçà de la société civile, considérés comme faisant partie d’une communauté de prédateurs incorrigibles et ne pouvant être socialisés ». Ce stigmate entre à en croire l’historien de l’Inde Jacques Pouchepadass dans la logique de criminalisation de certains groupes qui aboutit à la fin du siècle au système de « castes ».

Seulement, en plus d’être un construit historique complexe, le concept de thug est rendu plus opaque par « les auteurs de fiction qui se sont emparés de la rumeur coloniale », postule l’historienne française Martine Van Woerkens. En le reprenant dans Indiana Jones et le Temple maudit, en 1984, Steven Spielberg « rappelle avec triomphe à l’Occident l’existence effroyable des assassins ». Cela « épaissit le mystère en prétendant le résoudre ». Les effets du film ne s’arrêtent toutefois pas là. Quand Tupac s’approprie ses thugs, ce n’est pas pour les repeindre en sombres marginaux voués à la prison ou l’échafaud, loin de là.

« Je dis “je vis une vie de thug, je suis sans espoir” pour le gosse qui se sent vraiment désespéré, c’est comme ça que je l’atteint », expliquait le rappeur. Ainsi, s’agissait-il de réintégrer le thug que le colon britannique entendait exclure. Aujourd’hui, « Young Thug me rappelle Tupac, en un sens révolutionnaire », remarque Wyclef Jean. Avec ces ambassadeurs, les thugs ont peut-être de quoi prendre leur revanche.


Couverture : Moses Vega.