Un havre oublié

Un dégradé de nuages gris recouvre le ciel de Tórshavn en cet après-midi du jeudi 19 octobre 2017. Balayé par les averses, le petit port de pêche est désert. Le long de la rade, un bâtiment en bois blanc de trois étages se découpe entre les vieilles maisons aux toits en herbe et les façades vitrées de quelques immeubles modernes. Il est orné d’un logo bleu en forme de corne de bélier et d’une enseigne : Visit Faroe Island.

Un bout de Tórshavn
Crédits : Stig Nygaard

Cette ville de 12 000 habitants aux airs de vieux havre est la capitale d’un des pays les moins connus d’Europe, les Îles Féroé. En plus d’un office de tourisme, elle abrite son parlement et son gouvernement. Depuis 1948, les 18 îles de l’archipel composent une province autonome danoise, qui ne dépend aujourd’hui plus de Copenhague qu’en matière militaire. Les Féroïens pourraient s’en détacher complètement en 2018 s’ils décidaient de prendre leur indépendance par référendum. Sur la carte, le pays est déjà bien isolé. Perdu entre la Grande-Bretagne et l’Islande, il dessine un squelette de pierre à la lisière de l’océan Atlantique et de la mer du Nord. Mais ses 50 000 citoyens ne prennent pas le chemin de l’autarcie, au contraire. Pour pallier une crise qui touchait le fleuron de son économie, la pêche, le gouvernement a décidé de parier sur le tourisme. Il s’agissait de mettre les Féroé sur la carte du monde, alors même qu’ils étaient dans l’angle mort du service de navigation virtuelle Google Street View. Donner envie de venir ne devait pas être trop compliqué vu la beauté du paysage. « En allant d’une île à l’autre, on passe tantôt au pied d’une pyramide naturelle, dont le sommet, aigu comme une flèche, sa cache au milieu du brouillard, tantôt sous un majestueux arc de triomphe », décrivait, émerveillé, l’officier français Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent, dans son Histoire et description des îles de l’océan de 1839. A-t-il échappé à l’âpreté du temps qui prévaut sous de telle longitudes ? « Il pleut régulièrement mais il ne fait jamais ni trop chaud, ni trop froid », rassure Levi Hanssen, directeur du contenu de Visit Faroe Island, derrière les vitres embuées par les gouttes d’eau du grand bâtiment blanc. En hiver, les températures plongent rarement sous le zéro.

Une cascade
Crédits : Visit Faroe Island

À dos de mouton

Dans la salle d’accueil de l’office de tourisme, cet homme brun à la barbe clairsemée pointe les photos sans cadre fixées aux murs comme dans la chambre d’un enfant. Le décor de la pièce est aussi simple que le paysage affiché est majestueux. Sur Internet, ces images de fjords et de crêtes se perdaient parmi celles des destinations mieux connues. Pour les faire entrer dans le champ, l’office de tourisme a décidé de réaliser son propre service de navigation en ligne, plutôt que d’attendre en vain la venue des équipes de Google Street View. En avril 2016, « Sheep View » a été lancé pour faire du bruit. Au lieu de sillonner le pays en voiture pour en obtenir une vue panoramique restituée sur Internet, comme le géant Américain, les Féroïens ont fait avec leurs moyens : les moutons. En les équipant de caméras, ils ont pu filmer et cartographier une bonne partie du pays. Car l’animal est répandu. « Nous avons plus de moutons que d’habitants », remarque la directrice de l’office de tourisme, Guðrið Højgaard. Et ce depuis très longtemps : « On croit généralement que les Norvégiens donnèrent à ces îles le nom de Faaroe, à cause du grand nombre de moutons qu’ils y trouvèrent, faar en danois signifiant mouton », note Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent.

Sheep View
Crédits : Visit Faroe Island

Le projet s’est propagé aussi vite que les bêtes sur l’archipel. « Nous en avons eu l’idée en discutant entre nous », se souvient Levi Hanssen. « Le site a été envoyé à différents médias en croisant les doigt. Aucune pub n’a été achetée mais par chance, certains s’en sont emparés. C’est vite devenu viral et les plus gros titres de presse en ont parlé : le Washington Post, le New York Times, CNN, la BBC, le Guardian, etc. »

Finalement, même Google Street View a été attiré par le retentissement de la campagne. Cinq semaines après son lancement, ses équipes sont venue prêter du matériel pour que l’archipel figure aussi sur son service. « Ça a pris un peu de temps parce qu’il peut pleuvoir ici », rigole Hanssen. Arrivé à l’office de tourisme en novembre 2014, ce fils de missionnaires a beaucoup voyagé avant d’essayer d’attirer les étrangers sur son île. Né en Nouvelle-Zélande, le pays de son père, il a pris l’avion pour les Féroé à neuf mois. De là, la famille de trois enfants a rayonné en Roumanie, aux États-Unis et en Zambie, restant chaque fois plusieurs années. Partout, Hanssen a joué au foot. Adulte, il gagnera le championnat national et disputera trois matchs avec la sélection nationale des Féroé. « Ma mère me parlait féroïen donc je pouvais communiquer à notre retour en 2003 », précise-t-il. C’est loin d’être le cas des touristes attirés par la campagne Sheep View.

La saga féroïenne

Pour faire face à cet afflux, l’archipel souffre encore de ne pas être considéré par les géants d’Internet. Certains nouveaux venus voudraient apprendre quelques mots de féroïen mais la langue n’est pas proposée sur Google Translate. Alors, une fois de plus, l’agence touristique décide d’organiser le service elle-même. Fin septembre, elle lance Faroe Islands Translate avec l’appui du Premier ministre, Aksel Johannesen. « Quelques 80 000 personne parlent notre langue dans le monde », déclare-t-il solennellement dans une lettre ouverte à Google. « Nous vous serions reconnaissant de l’ajouter à Google Translate. »

Le site de l’initiative
Crédits : Visit Faroe Island

Levi Hanssen reconnaît que « la plupart des Féroïens parlent anglais, mais nous avons une belle langue que nous aimerions partager avec ceux qui viennent visiter l’archipel, et avec le monde en général. » Le monde en général peut donc se rendre sur la plate-forme pour y entrer un mot ou une phrase dans l’une des quatorze langues proposées. La requête est ensuite envoyée à l’un des 200 volontaires qui va la traduire face caméra. Ainsi, le curieux étranger saura dire quelques mots, à condition de se familiariser un peu avec la prononciation féroïenne. « L’idiome le plus proche est le norvégien, mais on peut aussi repérer des sonorités danoises », explique Janssen. Des similitudes qui tiennent à l’Histoire. Quoique des Islandais aient probablement mis le pied sur l’archipel avant, la Saga des Féroïens désigne Grímr Kamban comme le premier homme à s’y être établi. Il aurait fui la tyrannie du premier roi de Norvège (872-933), qui venait d’unifier différents royaumes vikings de Scandinavie.

Le territoire reste ensuite sous domination norvégienne jusqu’à son rattachement à celui du Danemark, en 1380, tout comme l’Islande et le Groenland. « La quasi-totalité des 45 000 habitants sont bilingues, et fortement soumis à la pression du danois, unique langue religieuse, judiciaire, et même écrite, jusqu’en 1938 », observe le linguiste français Claude Hagège, dans Le Souffle de la langue. « À cette date, une ordonnance, aboutissement des efforts qu’avait inspirés l’exemple des autonomistes norvégiens et islandais, donne au féroïen un statut égal à celui du danois dans l’éducation. » Après avoir été occupés par la Grande-Bretagne pendant la Première Guerre mondiale, les Féroïens votent à une courte majorité pour l’indépendance au cours d’un référendum. Une décision aussitôt désavouée par le Parlement.

Une falaise
Crédits : Visit Faroe Island

La carte et le territoire

Pendant près d’un demi-siècle, les Féroé demeurent une province autonome danoise dotée de sa langue officielle et plutôt prospère. Mais quand ses pays voisins étendent leurs zones économiques à 200 miles dans les années 1980, Tórshavn commence à perdre pied. Le gouvernement subventionne le secteur et facilite les emprunts au risque d’augmenter l’endettement généralisé. Contrainte de faire défaut en 1992, la banque nationale, Sjóvinnubankin, entraîne dans sa chute des milliers de personnes. Le PIB chute de 40 % et 15 % de la population quitte le pays. À cette période, « les touristes étaient peu nombreux », se rappelle Hanssen. Malgré la crise, Guðrið Højgaard commence par se faire de l’argent de poche en découpant des poissons, dans le village de Rituvik. À 16 ans, une année d’échange en Espagne lui donne le goût du voyage. Ses études se poursuivent au Danemark, puis en Suède où elle rencontre son mari. Elle travaille ensuite à Danemark Visit, Stockholm Visit avant d’atterrir à Visit Faroe Islands, avec pour mission de tout refonder. Le ministère du Tourisme confie un budget de près de 290 000 euros à une petite équipe de six personnes, afin de doubler les revenus du secteur d’ici 2020.

Dès 2014, la Banque nationale danoise constate que « les hôtels et les restaurants engagent davantage, ce qui reflète une embellie du tourisme ». De 89 millions d’euros en 2015, les recettes devraient passer à 134 millions en 2020. Si ce n’est plus, étant donné le succès des deux campagnes de communication de l’office de tourisme.

Des rochers pointus
Crédits : Visit Faroe Island

« Nous savons que Google Maps et Google Street View représentent la carte du monde aujourd’hui », indique Guðrið Højgaard. « Tout le monde les utilise et c’est pourquoi nous voulions figurer sur le second. » C’est maintenant chose faite. Et, même si l’appel du Premier ministre pour  développer la langue féroïenne n’est pas entendu, le projet Faroe Islands Translate continuera, jure Janssen. « Il y a une interaction qu’on ne trouve pas sur Google », vante-t-il. Derrière les volontaires qui traduisent à la demande, on voit parfois un fjord ou un bout de ciel gris.


Couverture : Un village des Féroé. (Visit Faroe Islands)