La redistribution des richesses est vitale au bon fonctionnement de l’économie, cela ne fait aucun doute. Les historiens ne manquent pas d’exemples pour illustrer les désastres engendrés lorsqu’une classe élitiste choisit de se couper du peuple et de retirer les barreaux de l’échelle de l’ascension sociale – échelle que les membres de cette même caste n’ont pas hésité à gravir pour atteindre les sommets. Il y aura toujours d’autres moyens pour faire en sorte que cette ascension puisse se faire malgré tout, que ce soit de manière obligatoire en taxant les riches et en prévoyant un filet de secours pour les plus démunis ou, plus naturellement, grâce à l’écoulement des ressources du haut vers le bas. Toujours est-il que lorsque d’importantes richesses ont été accumulées, il est d’usage que l’odeur de l’argent engendre d’incroyables histoires, et donne naissance à d’incroyables personnages.

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William Crockford
Croqué près de Fishmonger’s Hall
Thomas Jones, 1828

Prenez William Crockford, qui débuta sa carrière à Londres comme poissonnier et devint un demi-siècle plus tard le self-made man le plus fortuné d’Angleterre. Crockford accomplit cet exploit grâce à son extraordinaire talent : un don inégalable pour le jeu. Un autre facteur l’aida grandement à faire fortune : avoir vécu au début du XIXe siècle, une période où la paix régnait en Europe après quatre décennies de guerre. À cette époque, les jeunes aristocrates s’ennuyaient : après avoir été appelés quelques années auparavant à combattre Napoléon, ces jeunes gens se retrouvaient avec bien trop de temps libre. Résultat, un engouement pour le jeu s’empara de la Régence (1815-1838), une période de l’histoire réputée pour ses mœurs légères. Cet appétit vorace pour l’argent facile rendit Crockford riche et dépouilla une génération entière d’aristocrates britanniques. À l’apogée de son succès, autour des années 1830, la fortune de l’ancien poissonnier pesait l’équivalent de 128 millions d’euros aujourd’hui, une somme qui provenait dans sa quasi-totalité de la poche même des aristocrates que Crockey avait initiés au luxueux enfer de la maison de jeu qu’il avait établi sur la célèbre St. James’s Street. Crockford rencontra très vite le succès dans sa quête personnelle, qui visait à soulager les familles les plus éminentes d’Angleterre de leur fortune. Des familles dont les descendants ne se sont toujours pas remis aujourd’hui de la rencontre de leurs ancêtres avec l’ancien poissonnier.

Le parieur

L’origine sociale de Crockford ne le prédestinait pourtant pas à la richesse. Il naquit en 1775 dans un quartier populaire de Londres connu sous le nom de Temple Bar, fils et petit-fils de poissonniers. Ses parents l’élevèrent pour qu’il reprenne les rennes l’entreprise familiale, il n’avait donc reçu que les fondamentaux en matière d’éducation. Alors qu’il n’était encore qu’un adolescent, Crockford découvrit pourtant qu’il avait un don inné pour manier les chiffres. Il possédait des qualités dignes des plus grands génies lorsqu’il s’agissait de calculer les probabilités, qualités qui l’éloignèrent rapidement d’une vie faite de curetage, d’écaillage et de vente de poissons. Vers la fin des années 1790, il devint parieur professionnel, renommé dans le cercle des courses de chevaux et autour des rings de boxe. Il commença également à fréquenter assidument les gambling hells de Londres, des salles de jeu bas de gamme où, comme l’explique le Baily’s Magazine, « des gens pouvaient mettre en jeu leurs shillings et leurs demi-couronnes » (soit environ 5 et 14 euros).

Ces clubs étaient des repaires du vice et n’avaient pour seul but que de soulager la clientèle de son argent, par tous les moyens possibles.

Il fallut du temps à Crockford pour se hisser sur les cimes de ce milieu corrompu et vicieusement compétitif, et ce n’est qu’au début des années 1800 qu’il parvint à accumuler un capital suffisant pour s’installer dans un quartier huppé près de Piccadilly. Là-bas, se souvient Henry Blyth, on misait des sommes bien plus extravagantes, ce qui permettait une ascension bien plus rapide. « Les parties étaient intenses et les joueurs n’étaient pas n’importe qui : des négociants locaux aisés qui servaient des gens bien plus riches qu’eux, les riches eux-mêmes, des groupes de jeunes issus des clubs White’s ou Brooks’s, qui passaient par là et souhaitaient se mêler au peuple pendant quelques heures. » Les clubs que Crockford fréquentait à présent se préoccupaient beaucoup plus de la fortune d’une personne plutôt que de son passé, et pouvaient se vanter d’accueillir une clientèle variée, ce qui donna à l’ancien poissonnier l’opportunité de côtoyer des individus qui auraient sûrement ignoré ce commerçant aux manières rustres dans d’autres circonstances. Ces clubs étaient cependant des repaires du vice et n’avaient pour seul but que de soulager la clientèle de son argent, par tous les moyens possibles. Une liste des employés d’une maison de jeu pendant la Régence vient en donner la confirmation. Pour un tel établissement, il fallait :

Un Directeur, pour superviser les jeux. Un Opérateur, en charge de distribuer les cartes et qui, grâce à des tours de passe-passe, saurait abuser les clients. Deux Croupiers, pour observer le jeu et vérifier que les joueurs ne trichent pas. Deux Faux-Joueurs, qui jouent et gagnent de fortes mises pour leurrer les autres. Un Notaire, pour vérifier que les deux faux-joueurs dupent les clients et non la Banque. Un Apprenti, c’est-à-dire un  faux-joueur en formation. Un Beau-Parleur, dont la fonction est de parler fort pour répandre la rumeur que la Banque est perdante. Un Donneur, qui conserve en mémoire les dettes des clients contractées auprès de la Banque. Un Serveur, qui s’assure que les clients ne sont pas sans rien à boire et qui n’hésite pas à remplir leurs verres – une manœuvre qui peut également servir à détourner leur attention lorsqu’ils sont en train d’être dupés. Un Avocat, pour servir au mieux les intérêts de la banque à long-terme lorsque la légitimité du jeu est remise en question… 

Viennent s’ajouter à tous ces rôles une dizaine d’autres plus étonnants encore, ce qui révèle que  la quasi-totalité des membres du personnel d’un gambling hell s’employait à duper les clients.

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Le lieu de naissance de Crockford
Quartier de Temple Bar
Londres

Il faut être doté de sacrés talents pour pouvoir prétendre survivre dans un tel environnement, mais les expériences de Crockford à Piccadilly lui enseignèrent d’inestimables leçons. La première est qu’il n’est pas nécessaire de tricher pour gagner l’argent d’un parieur : le calcul simple et efficace des probabilités permet à la banque de remporter la victoire dans une partie honnête. Une autre leçon, liée à la première, est le besoin vital de faire croire aux clients qu’ils conservent un certain contrôle sur la partie, quel qu’en soit le résultat, même si en réalité, tout repose sur la chance. C’est pour cette raison que Crockford développa le hazard dans son club, un ancien jeu de dés, l’ancêtre du craps, dont les profits s’élevaient pour la banque à hauteur de 1,5 % en moyenne. La troisième leçon apprise par Crockford était que pour séduire les grandes fortunes de la Régence afin de les amener à jouer chez lui, il fallait mettre ces gens à l’aise et les faire se sentir comme chez eux. Il fallait donc aménager un établissement qui fût confortable, à la mode et privé, où le jeu ne serait qu’une attraction parmi d’autres.

Obtenir les fonds pour construire un palace dédié au jeu ne fut pas chose aisée, d’autant qu’il fallait être doté d’une opulence ostentatoire ainsi que d’une banque conséquente pour appâter les joueurs les plus invétérés. Crockford fut assez intelligent pour se rendre compte qu’il ne pouvait bâtir sa fortune simplement sur les jeux de hasard. Lorsqu’il jouait pour son propre compte, il avait un penchant prononcé pour les cartes, le cribs plus particulièrement, un jeu où les compétences du parieur entrent en considération et où le meilleur gagne. Comme au poker toutefois, la chance fait partie intégrante du jeu et occupe une place suffisamment importante qui pousse le joueur à croire qu’il est maître de l’issue du jeu.

Le Crockford’s

L’heure de gloire de Crockford advint peu de temps avant la bataille de Trafalgar. Alors qu’il jouait au cribs dans une taverne baptisée The Grapes, près de St James’s Street, il rencontra un riche boucher qui s’imaginait être un joueur très doué avec les cartes. « C’était un vantard, un homme riche et stupide, explique Blyth, exactement le genre de personnes que William Crockford recherchait… À peine le boucher a-t-il commencé à perdre que sa confiance en lui s’est ébranlée et il s’est mis à très mal jouer. Plus il perdait, plus il devenait imprudent, il tentait le tout pour le tout, afin de se sortir de la situation délicate dans laquelle sa témérité l’avait placé. » Quand Crockford en eut terminé avec lui, l’homme avait perdu 1 700 £, l’équivalent de 200 000 euros aujourd’hui. C’était une somme suffisante pour que le poissonnier puisse ouvrir son propre enfer du jeu, dans une rue située à quelques mètres de Buckingham Palace. Quelques années plus tard, il s’offrit le luxe d’un partenariat avec l’un des plus célèbres clubs en vue de l’époque, le Watier’s, sur Bolton Row, un endroit fréquenté par Lord Byron et les dandys, les riches détenteurs du goût et de la mode, avec pour chef de file Beau Brummel. Le Watier’s acquit une réputation non seulement pour sa grande sophistication, mais également pour les paris élevés qu’il était possible d’y faire. Blyth poursuit : « Les gérants de l’établissement étaient très conscients du caractère privé et sélect de l’endroit, ils refusaient tout le monde mis à part la crème de la société, et la présence des membres des country-houses – qui n’était pas assez raffinées – n’était pas souhaitée. » L’éducation en autodidacte de Crockey était maintenant terminée, et avant sa querelle avec le principal gérant du club, Josiah Taylor, l’idée du parfait gambling hell avait fait son chemin dans l’esprit du poissonnier. Le Crockford’s, le club qu’il ouvrit le 2 janvier 1828, était volontairement éloigné du Watier’s et se trouvait sur St. James’s Street. L’établissement faisait concurrence aux plus grands et aux plus beaux country-clubs : un style moins ampoulé que le White’s, établi depuis fort longtemps, mais tout aussi sélect. L’équipe était composée de quarante personnes aux manières irréprochables, toutes vêtues d’un uniforme. Les clients du club étaient tous des aristocrates, que Crockford avait rencontrés pour la plupart au cours de ses nombreuses soirées passées au Watier’s.

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Crockford’s Club
St. James’s Street
Vers 1830

L’adhésion au club se faisait de manière automatique pour les ambassadeurs étrangers et pour les héritiers des familles nobles britanniques, ainsi que le souhaitait le propriétaire. L’une des plus grandes forces de Crockey était son savoir encyclopédique concernant les ressources financières des jeunes aristocrates. « C‘était un Domesday Book ambulant, précise le magazine Bentley’s Miscellany, ce fameux livre dans lequel sont enregistrés tous les renseignements sur la naissance d’un potentiel héritier de fortune notoire. En effet, il en savait bien souvent plus sur les origines d’un héritier que l’héritier lui-même. » Il ne s’épargnait aucun effort dans sa quête de pigeons fortunés, et lorsque ses cibles atteignaient l’âge requis, il les enjoignait à passer les portes du club, qu’on avait bien surnommé « le club du poissonnier ». « Personne ne peut décrire la splendeur et l’exaltation constantes dans lesquelles vivait Crockey lors des premières années », écrivait l’un des plus passionnants chroniqueurs sur le quotidien du club, le Capitaine Rees Gronow, un soldat gallois habitué du Shelley’s qui fut le témoin de la plupart des événements les plus dramatiques de sa courte histoire. « Toutes les célébrités d’Angleterre étaient membres de ce club… L’ambiance était toujours joyeuse et festive, l’établissement n’était jamais vide, du soir au matin on pouvait assister aux joutes verbales les plus vives, aux conversations les plus brillantes, écouter les anecdotes les plus croustillantes entrecoupées de discussions politiques sérieuses ou de réflexions sensées sur n’importe quel sujet concevable, le tout émanant de soldats, d’érudits, d’hommes d’affaires, de poètes ou d’épicuriens… Du beau monde qui terminait les bals et les soirées sur un dîner et une partie de hazard chez le vieux Crockey. L’atmosphère du club était excellente, elle convenait aux plus grands gentlemen. Rien à voir avec la vulgarité, la familiarité ou le manque de savoir-vivre qui faisaient tomber en disgrâce les autres petits clubs de l’époque. » Ce dernier point permet d’expliquer le succès de Crockford. Générer de gros profits nécessitait un savoir-faire pour attirer des hommes assez riches pour se permettre de jouer de manière extravagante, ou de « jouer intense », si l’on reprend les termes de l’époque. Mais ces mêmes hommes devaient également s’ennuyer et, idéalement, être assez stupides pour vouloir risquer leurs fortunes entières. En d’autres termes, Crockford devait attirer les aristocrates et les gentlemen plus que les businessmen qui avaient, seuls, amassé leur fortune. Peut-être que le mouvement stratégique le plus habile de Crockford fut d’embaucher Eustache Ude en tant que chef de cuisine. Ude était le chef français le plus renommé d’une époque qui considérait la cuisine française comme la plus raffinée au monde. Si l’on en croit les membres du Crocky’s, Ude était ni plus ni moins le meilleur chef cuisinier sur Terre. Il avait appris son art à la cour de Louis XVI et s’était fait connaître pendant ses années au service de la mère de Napoléon, avant de traverser la Manche afin de travailler pour le compte de Sefton.

Une fois dans la salle de jeu du club, les clients pouvaient miser des sommes colossales pour se sentir vivants, l’espace d’un instant.

Crockford dépensait 2 000 £ par an (environ 220 000 €) pour s’offrir ses services, une dépense qui en valait largement la peine. La cuisine du Crockford fut accueillie avec ferveur car elle offrait autre chose que les traditionnels légumes, viandes et gâteaux bouillis proposés dans les autres clubs. Les œufs de maquereau revenus dans du beurre clarifié étaient la spécialité d’Ude. Le chef passionné se démarquait également par son tempérament gaulois : on se souvient qu’un jour, il sortit de sa cuisine en trombe pour s’expliquer avec un client mécontent de payer un surplus pour une sauce exquise que le chef avait préparée lui-même.  « L’imbécile pense peut-être que le mulet rouge est sorti de l’océan avec ma sauce dans les poches ! » avait fulminé Ude, pour le plus grand plaisir des autres convives. « On offrait aux membres du Crockford’s, le meilleur choix de nourriture et de vins, conclut A. L. Humphreys,  puis on les entraînait dans la salle de jeu sans difficulté aucune. » Une fois dans la salle de jeu du club, les clients pouvaient miser des sommes colossales pour se sentir vivants, l’espace d’un instant. En 1827, l’ancien poissonnier était déjà riche. Si l’on en croit Gronow, sa fortune se construisit sur 100 000 £ (l’équivalent de 11 millions d’euros) qu’il gagna en l’espace de 24 heures lors d’une partie de hazard contre trois hommes qui devinrent plus tard les membres fondateurs de sa maison de jeu : Lord Thanet, Lord Granville et Lord Edward Hughes Ball Hughes. Ce dernier, qui courtisa et séduisit par ailleurs une danseuse espagnole de 16 ans du nom de Maria Mercandotti, la diva la plus fougueuse de l’époque, était à la tête d’une fortune si remarquable que la société de la Régence le surnommait « The Golden Ball ». En 1828, raconte Blyth, Crockford avait déjà triplé ses premiers gains et se trouvait désormais en mesure de renflouer sa banque avec 5 000 £ (525 000 €) chaque soir pour répondre aux attentes de sa clientèle. Les règles de la maison stipulaient que le maître de ce lieu infernal ne pouvait pas fermer avant que chaque centime ne fût mis en jeu. En pratique, Crockford, lorsqu’il faisait face à une mauvaise passe, rajoutait 10 000 £ ou 15 000 £ à la somme de base afin de recouvrer ses dettes. Peut-être devenu méfiant au vu de son expérience au Watier’s, club qui se dirigea petit à petit vers la faillite à cause des fraudes de ses employés, Crockford se tenait derrière un bureau dans un coin de la pièce et observait le déroulement des jeux et des milliers de paris qui se faisaient et se défaisaient. Dans un coin opposé était assis « l’Inspecteur », un certain M. Guy, qui du haut de sa chaise conservait les traces de tous les paris, de toutes les dettes des clients ainsi que de celles de Crockford. Ce dernier faisait confiance à Guy et le rémunérait en conséquence, avec un salaire dépassant parfois les 50 £ (environ 6000 €) par semaine, ce à quoi s’ajoutaient des pourboires tellement extravagants que l’homme avait amassé une fortune avoisinant les 30 000 £ (soit 3 millions d’euros). Son principal devoir, rapporte Blyth, était de faire en sorte que « le rythme des jeux ne ralentisse pas, et que le tintement des dés sur la piste ne cesse jamais ; que ce bruit tellement stimulant, qui produisait un effet érotique sur les joueurs invétérés, ne cesse jamais. » Tous ceux qui ont écrit à propos du Crockford’s assurent que presque tous les plus éminents membres de la société britannique en étaient clients. Il s’agit là d’une exagération, notamment car le club était uniquement réservé aux hommes, mais il n’empêche que le registre des entrées était impressionnant.

My Lowd

Le client le plus âgé du Crockford’s était le Duc de Wellington, vainqueur de la bataille de Waterloo et premier ministre de 1828 à 1830, de loin l’homme le plus respecté du pays à l’époque. Wellington, âgé de 60 ans lorsque le Crockford’s ouvrit ses portes, il n’avait rien du joueur typique qu’on trouvait dans le club car il retenait ses mises, mais Blyth note que sa présence suffisait à « créer une atmosphère de retenue et de politesse ». La grande majorité des membres du club était très sérieuse, bien qu’il s’agisse de joueurs invétérés. On estime que l’équivalent de 32 millions d’euros changèrent de main au cours des deux premières saisons du Crockford’s. Lord Rivers perdit 23 000 £ ( 2,4 millions d’euros) en une seule nuit, tandis que le comte de Sefton – un gaspilleur que l’écrivain Charles Greville qualifiait de « naturellement bon vivant mais à l’éducation négligée » – aurait perdu environ 250 000 £ (près de 26 millions d’euros) au fil des années. Le comte mourut endetté auprès de Crockford à hauteur de plus de 4 millions d’euros, une dette que son fils se sentit obligé de rembourser.

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Gentlemen
La table de jeu d’un club célèbre
XIXe siècle

Humphrey dressait à l’époque un portrait, signé sous pseudonyme, de l’attitude de Crockford au jeu, qui laisse apparaître l’ancien poissonnier comme un homme mielleux avec un accent cockney à la Sam Weller, le personnage de Dickens qui prononce ses « R » comme des « W ». « Lors d’une soirée en juin dernier, Lord Ashgrove a perdu 4 000 £ (440 000 €), une somme qui, comme il l’a fait remarquer au comte de Linkwood, représentait les derniers revenus en sa possession. Le noble Lord possédait cependant d’indéniables ressources. “— Je vous pwie de m’excuser, My Lowd, a commencé Crockford en s’inclinant très maladroitement – c’était là le mieux qu’il pouvait faire. Vous ai-je bien entendu diwe que vous n’aviez plus d’awgent ? My Lowd, voici la banque, a-t-il dit en la montrant du doigt, si votwe souvwaineté le souhaite, 1 000 £ ou 2 000 £ sont à votwe sewvice, votre souvwaineté. — Monsieur Crockford, vraiment, vous êtes mon obligé, mais je ne pense pas jouer plus longtemps ce soir. — Ashgrove, est intervenu le comte de Kintray, acceptez l’offre généreuse de 2 000 £ de Crockford, peut-être allez-vous regagner ce que vous avez perdu. — Wien, je vous assuwe My Lowd, ne me fewait plus gwand plaisiw que de vous donner cet awgent, a insisté Crockford. — Eh bien, donnez-moi ces 2 000 £.” Crockford a plongé ses mains derrière la banque et en a ressorti les 2 000 £ pour les tendre au Lord. “— P’têtwe que My Lowd peut contwacter une dette et me payer w-à sa convenance. — Je serai en mesure de vous rembourser dans un ou deux mois, a affirmé le Lord, en tendant au poissonnier la reconnaissance de dette. — My Lowd est aimable, twès aimable.” » Crockford ne conservait aucun document écrit, et les habitués étaient de tels gentlemen qu’ils ne manquaient jamais de lui rappeler leurs dettes, il est donc impossible de savoir quelles sommes furent gagnées ou perdues jusqu’à la mort du propriétaire du club. On dit qu’il mourut le cœur brisé, à cause d’une énorme perte lors d’une fameuse course de Derby truquée de l’année 1844. Le plus grand chroniqueur relatant les hauts et les bas du club reste persuadé que les dettes de Crockford à sa mort étaient colossales. « On peut aisément affirmer, et sans exagérer, tranche Gronow en connaissance de cause, que Crockford a engrangé tout l’argent facile qu’il était possible d’engranger à l’époque. » Une épitaphe dont l’ancien poissonnier aurait sans aucun doute été extrêmement fier.


Traduit de l’anglais par Delphine Sicot d’après l’article « Crockford’s Club: How a Fishmonger Built a Gambling Hall and Bankrupted the British Aristocracy », paru dans le Smithsonian. Couverture : Londres sous la Régence.