À la fin de l’été 1568, Charles de Guise, l’énigmatique cardinal de Lorraine, élabora un plan pour mettre fin aux guerres de religion qui commençaient à ruiner la France. Selon une dépêche écrite par l’ambassadeur d’Angleterre, l’ecclésiastique fit venir cinquante grands empoisonneurs d’Italie, à qui il donna chacun 1 000 couronnes « pour empoisonner le vin, les puits, et d’autres victuailles » susceptibles d’être consommés par ses ennemis protestants, les huguenots.

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El Greco
Charles de Guise
1572

50 000 couronnes constituaient alors une somme considérable, et même s’il y a peu raisons d’y croire (aucun huguenot ne fut empoisonné à l’époque), le fait que l’histoire circulât au sein des cercles diplomatiques les plus élevés suggère qu’elle était connue mais aussi jugée crédible. Il est difficile d’imaginer une meilleure illustration de la réputation qu’avaient alors les Italiens, présentés comme les maîtres de l’art des poisons.

Toute l’Europe ou presque pensait que les Italiens avaient un don particulièrement développé – et d’origine diabolique – pour les potions létales. Le voyageur anglais Fynes Moryson écrivit quelques années plus tard : « Les Italiens, par-dessus toute autre nation, se vengent par trahison et sont particulièrement bons dans la confection et l’administration des poisons. »

Un pamphlet français, cité par Anne Somerset, précise qu’ « en Italie, les poisons étaient le moyen le plus sûr et le plus usuel de soulager la haine et le désir de vengeance ». La réputation des Italiens en tant que grands empoisonneurs remonte au début des années 1400 et aux activités immorales du Conseil des Dix de Venise.

Plus tard, au cours du même siècle, la famille Borgia devint célèbre pour son utilisation débridée d’une potion mystérieuse connue sous le nom de cantarella – censée, nous dit l’Encyclopédie de la Toxicologie, être un mélange de cuivre, d’arsenic et de phosphore, préparée dans la carcasse pourrissante d’un porc. À cause de cette réputation, et de Machiavel qui défendait la politique comme un art qu’on pratique mieux lorsqu’on accepte de s’éloigner de la morale, il était aisé d’attendre le pire des dirigeants de l’époque.

Les maîtres empoisonneurs

Des sources contemporaines suggèrent ouvertement que les Italiens avaient alors formidablement étendu l’éventail de leurs poisons. On racontait partout qu’il était possible d’acheter des préparations à Florence ou à Rome qui tuaient par contact ou par inhalation, ou encore que les Italiens savaient comment empoisonner les vêtements, les étriers ou les bouquets de fleurs. Le cantarella était censé être subtil, précis et indétectable – les mêmes mots utilisés plus tard pour décrire l’acqua-tofana.

« Durant le dîner, note le toxicologue Walter J. Decker, une coupe de vin traitée comme il fallait (…) était servie, puis la mort en résultait à l’heure voulue. Le poison des Borgia était censé fonctionner avec une précision infime. On dit qu’il existait une potion qui pouvait tuer en un jour, un mois ou une année, selon les souhaits. » Des histoires de ce type circulaient bien des années avant l’invention supposée du poison de Tofana. Lorsque Catherine de Médicis arriva en France en 1533 pour épouser le roi Henri II, elle emmena avec elle un « parfumeur », Renato Bianco. Elle l’installa dans un laboratoire qui selon beaucoup était directement relié à ses appartements par un passage secret. Les affaires licites de Bianco prospéraient : il installa une boutique près de Notre-Dame, et introduisit la mode des gants parfumés à Paris. Mais il gagna aussi la réputation infâme (et, pour autant qu’on sache, complètement inventée) d’être un empoisonneur.

On le disait lié à la mort inattendue de l’ennemie de Catherine, Jeanne d’Albret, reine de Navarre. Dans la version la plus populaire de cette histoire, Bianco « acheva son but au moyen d’une pair de gants fortement imprégnée d’un poison subtil et puissant ». Ces récits continuèrent à circuler bien après le XVIe siècle. Ils étaient toujours monnaie courante au début des années 1670, plus d’un siècle après le scandale de Tofana, lorsqu’une aristocrate française à la beauté réputée, la marquise de Brinvilliers, confessa avoir empoisonné son père et ses deux frères pour hériter de leur argent et soutenir son mari débauché, qu’elle avait également tenté d’assassiner.

Dans les versions de l’époque, Brinvilliers était liée à l’Italie : au cours de son interrogatoire, elle avait révélé avoir comme complice un célèbre apothicaire suisse, Christophe Glaser, qui avait voyagé à Florence pour apprendre les secrets « des poisons les plus fins et les plus subtils ». Glaser, selon elle, vendit ensuite à son amant Gaudin de Sainte-Croix le secret de ce qui était considéré comme une potion particulièrement létale, préparée à partir d’ « arsenic raffiné et d’essence de crapauds ».

John CollierA Glass of Wine with Caesar Borgia1893

John Collier
A Glass of Wine with Caesar Borgia
1893

Il est bon d’étudier les détails du témoignage de la marquise de Brinvilliers. Elle ne fut pas torturée, et semble avoir véritablement cru en l’expertise de Glaser. Pourtant, le poison qu’elle utilisa sur son père et ses frères n’était ni subtil ni indétectable : son père mourut dans une souffrance insupportable, et seulement après avoir connu « des crises extraordinaires de vomissements, des douleurs inconcevables à l’estomac, et une étrange sensation de feu dans les entrailles ». Même à cette époque où les morts subites et atroces étaient loin d’être rares, ces symptômes soulevèrent des soupçons, et une autopsie fut réalisée sur un des frères.

Elle révéla, comme l’écrit Anne Somerset, que « l’estomac et le foie du cadavre étaient noircis et gangrenés, et que les intestins étaient si secs qu’ils commençaient à se désintégrer ». La même ambiguïté s’appliqua aux affaires personnelles de la marquise : au cours d’une fouille, on trouva de l’extrait corrosif, poison brut dont les symptômes ressemblent fortement à ceux du père et des frères. Mais le même coffret contenait également deux fioles d’un liquide clair et mystérieux défiant les analyses de l’époque. Le médecin chargé de les examiner nota que le liquide était un poison inconnu qui avait tué un poulet, un pigeon et un chien en quelques heures seulement, sans laisser de trace sauf « un peu de sang caillé dans le ventricule du cœur d’un des animaux ».

Dans des faits similaires, éclata dix ans plus tard la célèbre « affaire des Poisons » en France, révélant au grand jour un monde souterrain de diseuses de bonne aventure, de sorcières et d’empoisonneurs parisiens, et impliqua plusieurs membres éminents de la cour de Louis XIV – dont la maîtresse du Roi-Soleil elle-même, Madame de Montespan. Les interrogatoires de la police parisienne révélèrent de fréquentes références à des potions populaires à base d’arsenic et de jus de crapaud, mais aussi à une solution italienne exotique et importée, à base de poudre de diamant, censée tuer sans traces en déchirant les intestins.

David Beck
Christine de Suède
avant 1650

Est-il ainsi possible de croire, même de loin, que les Italiens méritaient effectivement leur réputation de grands empoisonneurs, ou que des découvertes chimiques concrètes étaient alors en cours en Italie ? Si c’est le cas, ces découvertes ne purent se produire que d’une seule façon, aussi peu crédible soit-elle : par les expérimentations des apothicaires et des alchimistes de l’époque. L’alchimie ne s’intéressait pas au poison.

Selon la vision traditionnelle, rappelée par P.G. Maxwell-Smyth, les trois buts de tout « chymiste » sérieux du XVIIe siècle étaient la transmutation de métaux bruts en or, la découverte d’un « élixir ou d’une pilule d’immortalité » et la production de « diverses substances pouvant améliorer la végétation ». Les recherches récentes sur le sujet, néanmoins, suggèrent de plus en plus que les expériences qui visaient à créer des drogues prolongeant la vie, et les traitements visant à guérir des maladies étaient jugés plus importants que le reste, et étaient bien plus courants que les efforts pour produire de l’or.

« Dans l’Occident médiéval et moderne, écrit Vittoria Feola, l’alchimie s’intéressait principalement aux préparations de pharmacie. » Un second élément à garder à l’esprit est que l’alchimie était largement pratiquée à Rome au temps du scandale de l’acqua-tofana, pas seulement en secret par des alchimistes isolés, mais aussi sous la protection de la femme alors la plus célébrée et la plus intellectuellement aventureuse de Rome : l’ancienne reine Christine de Suède. Cette femme remarquable, enfant unique de Gustavus Adolphus, le roi qui avait fait de la Suède une des grandes puissances de l’époque, fut élevée comme un prince plutôt qu’une princesse. Souvent qualifiée de « Minerve du Nord », elle s’était convertie au catholicisme en secret et avait abdiqué en 1654.

Établissant une nouvelle cour à Rome, elle se prit à nouveau d’intérêt pour les arts et les sciences, fondant une nouvelle Academia Regia où un nombre grand nombre de sujets scandaleux et variés étaient discutés. L’intérêt de Christine pour la chimie était considérable. Elle rechercha puis étudia des textes hermétiques, rédigea un manuscrit intitulé Il Laboratorio Filosofico, parraina plusieurs alchimistes reconnus, s’impliqua personnellement dans certaines de leurs expériences et en réalisa quelques unes elle-même, avec un Italien appelé Vitebo comme assistant. Il fut parfois suggéré que l’implication de la reine dans l’alchimie était uniquement due à des difficultés financières, puisqu’elle vivait de façon extravagante et que les fonds qu’elle recevait du gouvernement suédois arrivaient souvent en retard – mais une telle spéculation ne prend pas en compte sa curiosité intellectuelle.

On ignore comment Exili devint membre de l’entourage de la reine de Suède.

Il est bon de noter, sur ce point, qu’elle parraina brièvement Giuseppe Francesco Borri (« hérétique, traître, alchymiste, penseur empirique », selon une déclaration peu modérée, et probablement le scientifique le plus controversé de l’époque), et qu’il existe toujours à Rome une porte monumentale recouverte de symboles alchimiques connue sous le nom de Porta Magica. Conçue par l’ami de la reine, le marchese Palombara, elle commémore un étrange incident censé s’être produit dans son laboratoire en 1669. Selon l’historienne Susanna Åkerman : « Un voyageur inconnu était arrivé et avait promis de réaliser l’acte alchimique suprême dans la chambre de la reine. La nuit passa, la porte s’ouvrit à l’aube, et sur le sol on retrouva un verre brisé, couvert de bouts d’or et un message cryptique ; l’homme lui-même avait disparu. »

Si cette suggestion demeure purement spéculative, elle ouvre des pistes méritant d’être étudiées : la reine de Suède employait également un personnage plus douteux encore à cette époque, un Italien méconnu mais resté dans les annales comme l’empoisonneur Exili, et le plus grand assassin d’Europe du milieu du XVIIe siècle. L’identité exacte d’Exili demeure inconnue : il apparaît dans des histoires obscures sous des noms encore plus obscurs – Exili, Egidio, Egidio Exili, Antonio Exili ou encore Nicolas Eggidio. Les témoignages les plus fiables de cette période le concernant proviennent toutefois des Archives de la Bastille, et dans ces documents, il s’agit d’un « Italien, nommé Eggidi ». Il semble donc qu’ « Exili » ait simplement été une déformation, mais comme c’est sous ce nom que ce mystérieux personnage est généralement connu, je continuerai de l’appeler comme cela ici.

De notre point de vue, toutefois, la connaissance la plus intéressante de la reine parmi les alchimistes était Francesco Maria Santinelli (parfois écrit Sentinelli), celui-là même qui devint l’amant de la fameuse duchesse de Ceri. Santinelli était un autre rosicrucien réputé, ainsi que l’auteur de poèmes alchimiques sacrés. Charmeur et convaincant, il était très proche de la reine et de la duchesse. Il entra au service de Christine lors de son arrivée en Italie en 1656, et resta avec elle jusqu’en 1659, quand le scandale de sa relation avec Aldobrandini, ou le soupçon selon lequel il avait volé certains des diamants de la reine, ou les deux à la fois, précipitèrent son départ en direction de la cour de l’empereur du Saint-Empire germanique à Vienne. Santinelli était ainsi à Rome lorsque le scandale de l’acqua-tofana éclata, et il n’est pas impossible qu’un fripon de cette espèce, qui avait accès au poison par son amante, ait pu l’introduire dans le cercle de Christine.

L’affaire des Poisons

Les informations contenues dans les Archives de la Bastille peuvent être résumées comme suit : Exili était apparu en France à la fin de l’année 1662, et avait suffisamment attiré l’attention pour se faire arrêter à Aix. De là, il avait été transporté à Paris et emprisonné dans la célèbre prison royale de la ville. Une lettre datée du 10 avril 1663, écrite par le très compétent François-Michel le Tellier (marquis de Louvois et membre du Conseil des dépêches de Louis XIV) révèle qu’Exili avait insisté sur le fait qu’il était gentilhomme au service de la reine Christine, et que cette déclaration avait été appuyée par la découverte d’un document qu’il avait sur lui lors de l’arrestation. Il s’agissait d’une lettre adressée à un homme nommé Terras, prêtre franciscain de l’église de Saint-Maximin en Provence. Terras, comme on l’apprit ensuite, était aumônier au service de Christine.

Un alchimiste dans son laboratoire d'artiste inconnu

Artiste inconnu
Un alchimiste dans son laboratoire

On ignore comment Exili devint membre de l’entourage de la reine de Suède. Je n’ai trouvé aucune référence le concernant dans les nombreuses études sur la cour de Christine à Rome écrites en anglais, suédois ou italien, et rien ne prouve qu’elle l’ait employé comme empoisonneur. Ce que l’on sait en revanche, c’est qu’un livre anonyme, publié en Hollande autour de 1680 et qui est principalement une attaque très virulente à l’encontre la femme faisant office de confesseur à Louis XIV, Françoise de la Chaise, précise au passage qu’Exili était le « frère d’une dame bien connue, aux mœurs légères, qui était très suivie des prélats romains », et ajoute qu’en 1650 il « occupait le poste d’assassin public, à la disposition de tout client souhaitant l’engager ».

Des rumeurs de ce type pourraient expliquer pourquoi Louis XIV se méfiait tellement de la présence d’Exili sur son territoire, et pourquoi il ordonna que l’Italien soit confiné en prison pendant que des enquêtes étaient réalisées afin de déterminer la raison de sa venue en France. Voici ce qu’on peut savoir avec certitude : selon les Archives de la Bastille (qui comprennent des recueils de lettres écrites en prison, retrouvés par l’Assemblée de Paris après la Révolution, puis édités et publiés par François Ravaisson), Exili y fut bien retenu du 2 février au 27 juin 1663. Il est impossible de savoir pourquoi il fut relâché, ou si une pression de Christine influença la décision, mais il était probablement considéré comme indésirable, et potentiellement dangereux qui plus est. Louis avait ordonné l’examen du Père Terras par le Premier Président (juge principal) d’Aix, et cet interrogatoire semble avoir révélé quelques informations compromettantes.

Car même si la retranscription de leur rencontre fut perdue, Le Tellier écrit le 8 mai que « nous allons profiter de son contenu pour soutirer des informations qui nous serons utiles pour cette affaire ». Quelles qu’aient été les preuves retenues contre Exili, elles étaient apparemment suffisantes pour l’incriminer complètement, mais insuffisantes pour convaincre les autorités françaises de demander un châtiment qui risquait de provoquer l’ire de Christine. L’épisode fut apparemment clos ce printemps-là, mais nous savons que quand Exili demanda à partir en Angleterre, Louis insista pour qu’on l’escorte jusqu’à Calais, plutôt que de risquer de le perdre de vue. Les rapports français contiennent une déposition signée par François Desgrez, officier supérieur de la police de Paris, certifiant qu’il avait l’ordre d’accompagner le Sieur Eggidi jusqu’au port.

Portrait de Marie Madeleine Marguerite d'Aubreay, Marquise de Brinvilliers par Charles Le Brun (1676)

Charles Le Brun
Portrait de la marquise de Brinvilliers
1676

Pour savoir ce qui se passe ensuite, nous devons nous tourner vers les rapports compilés durant l’interrogatoire de la marquise de Brinvilliers, quelques années plus tard. Hugh Stokes en fait le résumé, notant que Brinvilliers rejeta alors toute la responsabilité ou presque pour son initiation au métier d’empoisonneur sur son amant, Gaudin de Sainte-Croix.

Stoke ajoute qu’un témoin, le tuteur de la marquise, Jean Briancourt, « avait demandé comment Sainte-Croix avait appris ce “bel art de l’empoisonnement”. Sa maîtresse avait répondu que quand Sainte-Croix avait été envoyé à la Bastille, (…) il y avait rencontré un Italien, le plus versé dans l’art du poison qui soit sur Terre. Les secrets de cet Italien lui avaient coûté beaucoup d’argent, et elle-même avait donné de grandes sommes à Sainte-Croix pour l’achat d’informations aussi capitales. »

Ce témoignage semble prouver que Brinvilliers considérait Exili comme un grand empoisonneur, et cela pourrait permettre d’expliquer l’incohérence suivante dans l’histoire, à savoir la preuve du factum (la plainte) que la sœur de la marquise lui adressa, et qui contient l’affirmation stupéfiante selon laquelle l’ordre de déportation de Louis XIV « ne fut jamais bien exécuté, et qu’Exili vécut encore au moins six mois après sa libération dans la maison de Gaudin de Sainte-Croix ». Quelque chose n’est pas clair, ici : Desgrez était un policier sérieux, qu’on imagine mal laisser Exili s’échapper avant de l’avoir vu embarquer sur un navire en direction de l’Angleterre, et tout lien avec Sainte-Croix pourrait suggérer qu’Exili avait quitté le service de Christine, choix risqué puisqu’elle était la seule femme capable de le protéger s’il était découvert en France.

Stokes suggère qu’il est peut-être possible de réconcilier les deux versions en supposant que l’Italien revînt en France quelques jours après avoir quitté Calais, puis qu’il retourna à Paris, probablement tenté par les récompenses plus conséquentes qu’offrait Sainte-Croix. Ce dont on est certain, c’est que le temps qu’Exili passa à la Bastille rejoint les dates de l’emprisonnement de Sainte-Croix au même endroit, et que les deux hommes passèrent les semaines du 19 mars au 2 mai ensemble en prison. En-dehors de cet élément, tout n’est que supposition. Sainte-Croix et Exili avaient pu se rencontrer, et discuter. Brinvilliers avait probablement donné à son amant les fonds nécessaires pour acheter les secrets des poisons italiens – nous savons qu’elle lui donnait de grosses sommes pour diverses raisons à cette période.

Si elle lui donna dans ce but, il semble alors probable qu’elle ait gâché son argent, car si elle avait été en possession de potions véritablement toxiques, elle n’aurait pas eu besoin d’avoir recours à la préparation qui acheva son père et ses frères, et qui la fit soupçonnée, arrêtée, jugée et finalement exécutée. S’il y eut jamais une relation entre Brinvilliers, Sainte-Croix et Exili, il est probable qu’elle ait été fondée sur une tromperie quelconque. Exili prétendit peut-être avoir accès à de terribles secrets pour extorquer de l’argent à Sainte-Croix. Et Sainte-Croix utilisa peut-être le nom d’Exili pour convaincre son amante de lui donner de l’argent pour des informations déjà obtenues à la Bastille, ou qu’il n’obtint jamais. Il semble inutile de poursuivre, et je ne me serais pas aventuré aussi loin si ce n’était pour ces deux fioles de liquide transparent retrouvées parmi les possessions de la marquise, et qu’elle avait apparemment obtenues de Sainte-Croix.

Medea de Frederick Sandys (1868)

Frederick Sandys
Medea
1868

Où nous mène ce mystère ? Vers un intérêt encore plus marqué pour la figure énigmatique d’Exili, ou Eggidi, c’est certain. Anne Somerset, d’une part, suggéra que son rôle dans l’affaire de Brinvilliers avait été grandement exagéré, mais il est le seul lien possible entre le scandale de l’acqua-tofana à Rome dans la fin des années 1650, la marquise et l’affaire des Poisons, qui fit trembler la France à peine quinze ans plus tard. La même énigme nous encourage également à regarder bien plus attentivement la cour romaine de Christine.

Car s’il n’y a aucune raison de croire sérieusement aux quelques sources du XIXe siècle spéculant qu’Exili obtînt sa connaissance des poisons directement de Girolama Spara, la recherche conduite pour cette enquête permet de proposer une autre piste (bien que ténue) par laquelle le poison connu sous le nom d’acqua-tofana aurait pu se retrouver à Paris ; de Spara à Aldobrandini, puis d’Aldobrandini à Santinelli, de Santinelli à Exili, et d’Exili à Sainte-Croix.

Et, enfin, le mystère de l’influence singulière d’Exili, et ses déplacements apparemment sans incidents entre l’Italie, la France et l’Angleterre nous donnent envie de mieux comprendre comment les poisons et autres secrets étaient achetés et marchandés dans une ville comme Rome.

Retrouvez l’épisode 1 du Plus meurtrier des poisons : « L’empoisonneuse de Palerme ».

Retrouvez l’épisode 2 du Plus meurtrier des poisons : « Le cercle de Spara ».

Lire l’épisode 4 du Plus meurtrier des poisons : « Le réseau magique ».


Traduit de l’anglais par Juliette Dorotte d’après l’article « Aqua Tofana: slow-poisoning and husband-killing in 17th century Italy ». Couverture : Réparation faite à Louis XIV par le doge de Gênes Francesco Maria Lercari Imperiale, 15 mai 1685, par Claude Guy Hallé (1715).