Port Louis, île Maurice, août 1782. La colonie française de l’Océan Indien – hautement vulnérable face à une éventuelle attaque anglaise, au plus fort de la guerre d’indépendance américaine – est en état d’alerte. Son gouverneur, le vicomte François de Souillac, a été averti qu’une flottille de onze bateaux approche de son île. Persuadé qu’il s’agit là de l’invasion maritime depuis longtemps redoutée, de Souillac ordonne l’envoi en reconnaissance d’un sloop. ulyces-nauscopie-01_1Mais avant même que le vaisseau ait pu faire son rapport, le vent de panique retombe. De Souillac est informé du fait que la flotte a modifié sa course et s’éloigne à présent des côtes mauriciennes. Quelques jours plus tard, lorsque le sloop revient, le gouverneur obtient confirmation : les bateaux étaient en fait des navires marchands anglais voguant vers le fort William, en Inde. Cet événement est surtout notable en raison de l’origine des renseignements de de Souillac. Le gouverneur ne tenait ses informations ni de signaux émanant de bateaux croisant au large, ni de postes d’observations terrestres armés de puissants télescopes, mais d’un membre mineur du corps des ingénieurs locaux, un certain Étienne Bottineau. Et cet Étienne Bottineau était principalement réputé sur l’île Maurice (ou « Isle de France », comme on l’appelait à l’époque) pour avoir remporté de nombreux paris dans des tavernes de la côte grâce à son étrange capacité à prévoir l’arrivée de bateaux qui se trouvaient, au moment où il annonçait leur approche, à une distance comprise entre 550 et 1 100 km au large des côtes mauriciennes. Il insistait sur le fait que ces prédictions n’étaient pas le fruit de la chance ou de la sorcellerie. Elles étaient plutôt le produit d’une observation rigoureuse et d’années de tentatives et d’échecs. Car Bottineau prétendait être l’inventeur d’une nouvelle « science » – célèbre à l’époque, oubliée de nos jours – qu’il appelait la nauscopie : « l’art de découvrir les vaisseaux et les terres à une distance considérable ».

Le magicien de l’île Maurice

Aujourd’hui, le souvenir de Bottineau ne demeure que parce que le Français a joué un petit rôle dans la littérature scientifique du début du XIXe siècle. Il y apparaît sous les traits d’un personnage énigmatique dont la vie et le travail étaient parfois mentionnés mais rarement examinés d’un point de vue critique. Le physicien écossais Sir David Brewster, par exemple, l’évoque dans son influente Letter on Natural Magic (1832) comme « le sorcier-gardien de phare de l’Isle de France ». Malgré son scepticisme avoué, Brewster concède que Bottineau « doit certainement son pouvoir à une observation appliquée des phénomènes naturels ». Et la nouvelle « science » du français restera digne d’intérêt pour au moins un officier de la marine jusque dans les années 1920, avant que l’invention du radar ne rende obsolète toute l’idée de la nauscopie. Dans ses écrits datant de 1928, l’hydrographe anglais Rupert Gould suggère que : « Il ne peut y avoir de doute sur le fait que Bottineau n’était pas un charlatan, qu’il avait fait une découverte qui reste digne d’intérêt même à l’ère de la télégraphie sans fil et qu’il a dû, à son époque, être un homme d’importance. »

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Le vicomte François de Souillac
Gouverneur de l’île Maurice
1732 – 1803

Ce qui nous intéresse ici est de savoir si les prétentions de Bottineau étaient aussi fiables que Gould le pensait. Il n’y a aucun doute sur le fait que le Français était au minimum capable d’avoir troublé nombre des plus haut-gradés français en poste sur l’île Maurice grâce à la précision de ses prédictions. Le colonel Trebond, l’officier en charge du détachement d’infanterie de l’île, a signé un affidavit confirmant que « Monsieur Bottineau lui a, à plusieurs occasions, annoncé l’arrivée de plus de 100 navires – deux, trois et même quatre jours avant les signaux côtiers », ajoutant qu’ « en outre, il précisait s’il s’agissait d’un ou de plusieurs vaisseaux ». Les dires de Trebond étaient confirmés par M. Melis, le commissaire général de la marine à Port Louis, qui jurait que Bottineau avait annoncé l’arrivée de 109 bateaux et ne s’était trompé que deux fois. Parallèlement, de Souillac signa avec enthousiasme un témoignage datant du 18 avril 1784, résumant les résultats de mois d’observation minutieuse des prédictions de l’ingénieur, et confirmant ses convictions : « Il voit dans la nature les signes qui indiquent la présence de vaisseaux, comme on peut affirmer qu’il y a du feu là où l’on voit de la fumée… C’est l’explication la plus claire qu’il a pu fournir, pour prouver qu’il n’avait pas fait cette découverte par la connaissance d’un art en particulier, ou d’une science, ou par la mise en application d’une science antique… Les signes, dit-il, indiquent suffisamment clairement la présence de navires, mais seuls ceux qui savent les lire peuvent juger de la distance, et cet art, affirme-t-il, est une étude extrêmement laborieuse. » Lorsqu’on lit entre les lignes le rapport du gouverneur, il semble qu’il subsistait quelques doutes quant aux compétences de Bottineau. De Souillac continuait en affirmant que Bottineau avait souvent perdu des paris au début de sa carrière, « les navires n’arrivant pas à l’heure prévue » et qu’il « avait longtemps été le pigeon de sa propre science ». Mais il semblait avoir été persuadé par le fait qu’une étude plus poussée avait résolu ces problèmes initiaux, les résultats de Bottineau s’étant considérablement améliorés par la suite : « Depuis que la guerre a éclaté, ses prédictions ont été nombreuses et suffisamment exactes pour faire sensation sur l’île. Nous avons discuté avec lui de la réalité de sa science, et le faire passer pour un charlatan aurait été injuste… Ce que l’on peut affirmer, c’est que monsieur Bottineau avait presque toujours raison. »

Les fragments du puzzle

L’histoire de Bottineau, relatée dans des fragments de biographie et de mémoires qu’il avait entrepris de rédiger aux environs de 1785, est aussi claire que sa description de la nauscopie est opaque. Né en Anjou, probablement dans les années 1740, il grandit à Nantes où, « enchanté par l’apparence du port et des bateaux, il décida de s’enrôler dans la Marine ». Il fut ensuite employé par La Compagnie française des Indes Orientales et la Marine française, et « dès 1762 », il écrivit ces mots : « Il m’est apparu qu’un navire approchant des côtes devait produire un certain effet sur l’atmosphère, et permettre à l’œil averti de découvrir son approche avant même qu’il soit visible. Après de nombreuses observations, je pensais être capable de déceler un signe particulier avant que le navire ne soit en vue : j’avais parfois raison, mais le plus souvent j’avais tort, si bien qu’à l’époque j’avais abandonné tout espoir de succès. En 1764, je fus affecté en Isle de France : là-bas, je disposais de beaucoup de temps libre, aussi je me replongeai dans mes observations favorites… À certaines heures de la journée, la clarté du ciel et la pureté de l’atmosphère étaient favorables à mes observations, et l’île étant peu visitée, j’étais moins sujet à l’erreur que sur les côtes françaises, que les navires longent sans cesse… J’étais sur l’île depuis moins de six mois lorsque je me suis senti suffisamment confiant pour affirmer avec certitude que ma découverte était réelle. »

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Une demeure de style colonial
Île aux Cerfs, île Maurice
Crédits : Selene Weijenberg

Même alors, il fallut beaucoup de temps à Bottineau pour se faire une réputation d’oracle. Il écrivit que sa découverte « lui avait causé d’être la cible de toutes sortes de persécutions, et qu’à cause de la fourberie de ses ennemis il avait été traité en esclave et envoyé à Madagascar pendant la guerre de 1778 ». Il parvint cependant à retourner sur l’île, et au début des années 1780, il semble que ses talents commençaient à être considérés comme quasi infaillibles. D’après ses propres affirmations, il a « annoncé l’arrivée de 575 vaisseaux » entre 1778 et 1782, « quatre jours avant qu’ils ne soient visibles pour nombre d’entre eux ». À cette époque, Bottineau se sentit suffisamment confiant pour tenter de tirer profit de la nauscopie. En 1780, il envoya en France une lettre adressée au maréchal de Castries, puis au ministre de la Marine, annonçant sa « découverte » et proposant de la mettre au service du gouvernement contre une bonne rémunération. En retour, Castries ordonna aux autorités françaises de l’île Maurice d’examiner les prédictions de Bottineau, de les consigner précieusement dans un grand livre et de les comparer avec les arrivées effectives de bateaux dans la colonie pendant au moins huit mois. Au terme de cette période, Bottineau écrivit : « J’avais annoncé 150 navires en 62 fois, et tous sont arrivés ». Il fut indéniablement assez efficace pour que de Souillac lui offrît son témoignage et approuvât son retour en France, afin de plaider sa cause devant le ministre de la Marine.

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L’ingénieur arriva en France en juin 1784 et se rendit à Paris. Là, cependant, les choses prirent une tournure désagréable pour Bottineau. De Castries refusa de le voir. L’influent Abbé Fontenay, éditeur de la revue semi-officielle Mercure de France, ridiculisa la nauscopie dans un article suggérant que ce qui était observé n’était pas « des navires sur la mer, mais des châteaux dans le ciel ». Et peu de temps après, l’avènement de la Révolution française mit fin à tout espoir de récompense. Comme Gould le fait remarquer, l’unique « converti, ou semi-converti, aux études de Bottineau, lui fut d’une aide douteuse : il s’agissait du tristement célèbre Jean-Paul Marat… Un temps habitant troglodyte des égouts de Paris, il avait plus tard été dûment poignardé dans son bain par Charlotte Corday… en tant que l’un des trois hommes les plus puissants de la Terreur ». Le nom de Marat ne devait plus être évoqué insouciamment après qu’il eût abandonné sa carrière de scientifique et de journaliste pour devenir l’un des grands fournisseurs de victimes pour la guillotine. Quelques 200 000 personnes moururent sous le régime de la Terreur. Il n’est alors pas très surprenant d’apprendre dans un numéro du Scots Magazine de 1802 qu’un certain  « Monsieur Bottineau, inventeur d’une méthode grâce à laquelle il est possible de révéler la présence de navires approchant des côtes, est récemment mort dans un complet dénuement à Pondichéry ».

« Qu’il s’agisse de chance ou d’autre chose, il serait peut-être imprudent de notre part de l’affirmer. » — François de Souillac

Qu’Étienne Bottineau soit perçu comme un génie, un charlatan ou un fou dépend largement de l’interprétation que l’on fait des documents disponibles dans cette affaire. Mis à part le témoignage de Bottineau, les preuves concernant la nauscopie n’émanent que de deux sources seulement : un ensemble de documents qui appartenaient à Marat ainsi qu’une courte notice biographique écrite par Étienne Jouy. Cet ancien soldat reconverti en auteur de théâtre, librettiste et membre de l’Académie française, rencontra le « magicien de l’île Maurice » lors d’un séjour de quatre ans au Sri Lanka à la fin des années 1780, où il obtint des informations au sujet de ses prédictions directement de sa bouche. Les documents de Marat, quant à eux, comprennent des affidavits et la description vague de ses méthodes rédigée par Bottineau lui-même… mais leur provenance est pour le moins inhabituelle. L’ensemble de documents ayant appartenu à Marat n’a pas été retrouvé dans des archives françaises mais dans un magazine anglais – les originaux ont été perdus, et l’identité de l’homme qui les a copiés demeure mystérieuse. Il semble que les documents de Marat aient été saisis par le « cabinet noir » – le service de renseignements français chargé de l’inquisition postale et de cryptographie – après son assassinat. Avec l’ascension de Napoléon, la majorité des possessions du cabinet furent jugées encombrantes, et quand en 1806 une femme répondant au nom de Madame Guillemot (belle-sœur du général du même nom), dotée d’excellentes relations, entreprit de collectionner des autographes, « une immense quantité de lettres » issues du cabinet furent empaquetées et lui furent envoyées à Bruxelles. Cette collection, qui comprenait bien sûr certains des documents de Marat, fut plus tard retrouvée par un gentleman anglais anonyme, détenu sur parole dans la ville pendant les guerres napoléoniennes. Il en copia les éléments les plus intéressants qui, à son retour en Angleterre, commencèrent à être publiés sous forme de série dans le New Monthly Magazine. Compte tenu de leur provenance exotique et invérifiable, il semble utile de préciser que les extraits du New Monthly correspondent de près à plusieurs autres publiés du vivant de Bottineau par le Scots Magazine, incluant les récits les plus détaillés des observations du magicien au jour le jour.

Escroc mais pas trop

La première chose que l’on remarque lorsqu’on tente de confirmer les dires de Bottineau, c’est que les documents concernant les détails de ses prédictions proviennent directement de lui : un long rapport relatant l’expérience sur huit mois, publié par Scots Magazine en 1786, et un récit de sa jeunesse et du développement de son « nouvel art », inclus dans les documents de Marat.

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Jean-Paul Marat
Portrait réalisé l’année de son assassinat
Joseph Boze, 1793

Les deux ayant été écrits pour promouvoir la nauscopie auprès du ministère français de la Marine, ils ne peuvent guère être pris pour argent comptant. Il est également important de noter que des quatre certificats que Bottineau présenta lors de son arrivée à Paris, seul celui de de Souillac est daté après la fin de son expérience de huit mois. Des trois autres, l’un ne fait pas mention des résultats obtenus par Bottineau, et les deux autres, rédigés par Trebond et le commissaire général, ont trait à ses activités menées jusqu’en 1782, époque à laquelle on se préoccupait bien moins de ses prédictions. De plus, le témoignage de de Souillac suggère que les résultats de Bottineau n’étaient pas aussi concluants qu’il l’affirmait. Le gouverneur écrit ainsi : « Plusieurs vaisseaux qui avaient été annoncés plusieurs jours auparavant arrivèrent à l’heure précise, quelques autres furent retardés, et d’autres enfin n’arrivèrent jamais. » Peut-être faut-il voir des indices du succès de Bottineau dans la relativisation de ces résultats négatifs par le vicomte. « Il a depuis été prouvé que le retard dans l’arrivée de certains de ces vaisseaux avait été occasionné par des vents contraires », écrit-il, et « ceux qui ne sont pas arrivés, Monsieur Bottineau en est convaincu, étaient des navires étrangers qui passaient par là… Qu’il s’agisse de chance ou d’autre chose, il serait peut-être imprudent de notre part de l’affirmer. » En d’autres termes, Bottineau répondait suffisamment vite pour éviter les ennuis qui le guettaient, et de Souillac était heureux de pouvoir en passer la gestion à ses supérieurs. Le contenu équivoque du témoignage du gouverneur explique peut-être le refus de de Castries de rencontrer le magicien à Paris. À la décharge de Bottineau, cependant, il faut dire que beaucoup des éléments les moins plausibles de ses prédictions tendirent plus tard à alimenter sa légende. Certains récits de nauscopie suggèrent qu’elle était une science si précise que ses praticiens pouvaient distinguer des hommes sur le pont de navires très éloignés. L’un d’eux suggère que lorsque Bottineau annonça de façon improbable l’arrivée prochaine d’un quatre-mâts (trois étant le maximum à l’époque), raison lui fut donnée lorsque deux navires à deux-mâts liés l’un à l’autre firent leur apparition. Aucun détail de ce genre n’apparaît dans les écrits de Bottineau, qui décrivent plutôt les perturbations atmosphériques qu’il prétendait observer et qu’il interprétait comme « une masse de vapeur », « une masse nuageuse » ou « un météore », qui pouvait « se développer et dont les couleurs prenaient certaines tonalités ». Ensuite, lorsqu’un vaisseau approchait, la « masse s’élargissait et devenait cohérente ». Peu importe ce que voyait – ou prétendait voir – Bottineau, ce n’était pas aisément décelable pour qui que ce soit d’autre. Mais bien qu’il serait tentant de conclure que la nauscopie était soit une hallucination, soit une escroquerie – ce que l’avidité du magicien à vouloir en tirer bénéfice et sa précipitation à justifier ses erreurs tend à laisser penser –, reste qu’il n’était pas le seul à la pratiquer. En 1818, un capitaine de la Royal Navy, Francis Maude, fit la rencontre d’un vieux Mauricien qui avait été initié à cet art par Bottineau lui-même, et qui, d’après Maud, « ne se trompait jamais ».

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Mémoire sur la nauscopie
Ou l’art de découvrir les vaisseaux et les terres à une distance considérable
1786

En 1866, un certain Monsieur Thomas Trood affirma avoir redécouvert le secret de Bottineau et l’avoir codifié alors qu’il était en poste à Samoa. Et le grand sceptique James Prior, un officier de la marine anglaise qui visita l’île Maurice en 1811 et tenait l’idée de la nauscopie pour être dangereusement proche de celle de la « perception extra-sensorielle », nota tout de même ceci dans son journal : « Que la chose soit vraie ou fausse, l’une des personnes dotées de ce talent a reçu une pension pour cette raison il y a quelques années. Cet homme a informé le gouvernement qu’il avait distinctement observé, depuis son île, le naufrage d’un vaisseau dans l’un des ports de Madagascar. Bien qu’on se soit moqué de lui, il a persisté dans son histoire, mentionné le jour, l’heure et fourni une description détaillée de cette scène de désolation. Son récit fut pris en note et se révéla scrupuleusement exact. Il se trouvait seulement à 650 km du drame. » Mais tout ceci n’est peut-être qu’une légende, on rapporte seulement que le nauscopiste de Prior reçut une pension, et le détail de ses prédictions surpasse de façon inquiétante tout ce que Bottineau a jamais prétendu être capable de voir. On n’entendit plus jamais parler de Thomas Trood. Mais si le magicien avait raison en affirmant que la nauscopie ne peut se pratiquer qu’au loin des côtes froides et encombrées de l’Atlantique nord, dans les douces eaux des tropiques, il reste plaisant de spéculer sur ce qui peut être accompli par quelqu’un qui dispose d’une bonne vue, d’un hamac et de quelques années à tuer sur une plage de l’île Maurice… Serait-il possible d’obtenir une bourse pour cela ?


Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret d’après l’article « The Wizard of Mauritius ». Couverture : Des cumulus et un vieux gréement. Création graphique par Ulyces.