Le soir du 6 août, Dan Sperry, un magicien gothique en jeans noirs déchirés et en bottes à plateforme, se tient sur la scène d’un auditorium de lycée plein à craquer. Il avale des lames de rasoir avant de les ressortir de sa bouche les unes à la suite des autres, attachées par un fil. Il prend une poupée aux traits grotesques et la fait uriner sur son visage, pour recracher ensuite le liquide sur la poupée avant de la balancer dans un coin. Des colombes surgissent de nulle part puis disparaissent au milieu de flammes, sur un air tonitruant du groupe Incubus. Durant son dernier numéro, Sperry se scie lui-même le cou avec du fil dentaire… Au milieu du brouillard emo core dans lequel je suis plongé, je finis par me dire que je préférerais encore un vieux type en smoking agitant sa baguette magique. ulyces-magiccapital-04 Ce spectacle surréaliste a lieu à Colon, dans le Michigan, une petite ville tranquille située quelque part entre Detroit et Chicago, qui s’est fièrement attribuée le sobriquet de « Capitale mondiale de la magie ». Le nom de la ville vient de deux lacs des alentours, qui ressemblent à deux « o ». Près de mille personnes vivent à Colon, et une trentaine magiciens reposent dans son unique cimetière. Le lycée de Colon a pour mascotte un lapin géant. Et même si la ville est dépourvue des hautes tours gothiques de Poudlard, il s’agit peut-être de l’endroit le plus magique des États-Unis. Depuis quatre-vingt ans, Colon accueille la convention Magic Get Together d’Abbott, un rassemblement annuel de plusieurs centaines de magiciens venus du monde entier qui se retrouvent pour une semaine de spectacles, de conférences et de tours de magie. Le soir, des magiciens éméchés s’entassent dans les bars et les restaurants du centre-ville minuscule de Colon, répétant leurs tours sur des passants. Le rassemblement est moins une convention qu’une « réunion de famille », comme me l’ont dit presque tous ceux à qui j’ai pu parler. Cependant, comme toute bonne réunion de famille, le rassemblement n’est pas de tout repos. Les querelles intestines concernant l’héritage magique de la ville ont compliqué la tâche aux magiciens vieillissants, qui souhaitent travailler de concert afin d’attirer de nouveaux membres au sein de leur communauté. En outre, à cause des progrès technologiques – sans même parler de la prolifération d’Internet –, la magie a désormais du mal à sembler… magique. Pourtant, rassemblez des centaines d’artistes dans cette Mecque des illusions et vous obtiendrez immanquablement une grande fête.

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La scène de la convention Magic Get Together
Crédits

Blackstone et Abbott

En réalité, la magie est à Colon ce que la brume est à l’Irlande : une sorte de rideau de fond omniprésent. On y voit des drapeaux brodés de la devise « Capitale mondiale de la magie » pendant à chaque lampadaire, de grands pots de fleurs sur les trottoirs qui représentent des lapins sortant d’un chapeau, et, sur l’étroit bout de goudron du centre-ville, un « Walk of Fame » imitant celui d’Hollywood, mais réservé ici aux magiciens. La pancarte en devanture de la pizzeria affiche le menu en souhaitant aux touristes « une journée magique ». Dans le musée qui relate l’histoire de la ville – une petite église reconvertie, à quelques pas seulement du club de strip-tease – se trouve un mur recouvert de photos de magiciens en noir et blanc. L’historien local, Joe Ganger, m’indique ce tableau avec fierté pour me convaincre que Colon est bel et bien la capitale de la magie. La ville attire des obsessionnels en tous genres. « S’ils aiment la magie, ils viennent forcément visiter notre petite bourgade », m’assure-t-il. Le premier grand magicien de la ville, Harry Bouton (dont le nom de scène était Harry Blackstone), arriva à Colon en 1926, après avoir mis au point son numéro dans sa ville natale de Chicago. Avant l’invention de l’air conditionné, les artistes itinérants ne donnaient pas de spectacle durant l’été. On raconte que pendant une de ces interruptions, la femme de Blackstone parcourait le Michigan à la recherche d’un endroit où loger la troupe durant les mois plus chauds. C’est alors qu’elle tomba sur Colon. « Colon avait tout ce dont ils avaient besoin », m’explique Ganger : un opéra pour répéter, une ligne de chemin de fer pour se déplacer pendant les tournées, et des lacs pour préparer leurs « tours de disparition ». ulyces-magiccapital-01-1 Blackstone acheta deux cents hectares de terrain sur un des lacs de Colon, qu’il renomma « Blackstone Island », avant d’inviter d’autres magiciens itinérants à le rejoindre. En 1927, un magicien australien appelé Percy Abbott vint visiter la ville pour pêcher et ne repartit jamais : il épousa une des assistantes de Blackstone, plus jeune que lui de vingt-et-un ans. Blackstone et Abbott se lancèrent ensemble dans la confection d’accessoires de magie, créant la Blackstone Magic Company en 1929. Leur partenariat prit fin moins de dix-huit mois plus tard. « Les fortes personnalités ne s’entendent pas bien », m’explique Gabe Fajuri, propriétaire de la société de ventes aux enchères d’accessoires de magie Potter & Potter, et vétéran du rassemblement Get Together. Même si Blackstone et Abbott continuèrent séparément, leur commerce fructifia et Colon devint une ville-usine au service de l’industrie de la magie. Au faîte de sa gloire, au milieu des années 1900, la Abbott Magic Company possédait dix magasins à travers tout le pays, et employait soixante personnes réalisant notamment, toujours d’après Ganger, la peinture des décors ou des fleurs en plumes d’oiseaux. Aujourd’hui, à 90 ans, Bud West est un des seuls employés à avoir connu la grande époque. Je l’ai rencontré sur le porche de la maison de son fils, près d’un coin paisible du lac. Après avoir pratiqué la magie pour divertir ses camarades de la Marine pendant la Seconde Guerre mondiale, West se rapprocha d’Abbott pour mettre au point de nouveaux tours. « Les illusions, c’était notre spécialité, me dit-il. Les gens pensaient à une illusion, ils nous disaient ce qu’ils voulaient, et on le faisait. » Pour Siegfried & Roy, West avait créé une machine qui transformait une fille en gorille. « Rien de bien compliqué », assure-t-il avec un sourire satisfait. ulyces-magiccapital-02 À présent, « tous ceux que j’ai connus sont morts et enterrés », me confie West. En 1959, Abbott lui-même avait des problèmes cardiaques, et il décida de partir à la retraite. Il vendit l’intégralité de sa compagnie à Recil Bordner, fermier de l’Ohio et magicien à ses heures perdues – son partenaire dès les débuts. Peu de temps après, Abbott mourut d’une crise cardiaque.

Guerre de territoire

Par la suite, Bordner dirigea l’entreprise éponyme d’Abbott ainsi que le Get Together annuel sans accrocs pendant plusieurs décennies, transformant ce dernier en un genre de réunion de mafieux où les anciens lèguent leurs tours et leurs astuces commerciales aux jeunes, et où l’on consacre les nouveaux pontes du domaine. L’un d’eux était Lance Burton qui, par ses performances, est devenu l’un des plus grands illusionnistes du monde après avoir gagné la compétition de magie du Get Together de 1977. Recil Bordner mourut en 1981, et son fils Greg prit la relève. Aujourd’hui, on peut le voir dans l’atelier au fond du magasin d’Abbott, une petite boutique labyrinthique aux vitrines de verres disposées autour de petits gradins en bois sur lesquels, dans le cadre du festival, une poupée de ventriloque se produit en spectacle chaque matin. Mais aujourd’hui, un gamin curieux peut aller voir comment réaliser un tour de magie sur YouTube plutôt que d’acheter un des accessoires de Bordner. « La magie n’est pas un milieu facile, me dit-il. Si quelqu’un veut connaître le tour des gobelets, il n’a qu’à chercher sur Google, et hop ! Plus besoin d’envoyer cinq dollars à Greg Bordner… » Malgré cela, Internet contribue aux profits. Les ventes « se font de plus en plus en ligne ; PayPal a pris la relève », m’explique Bordner. « On a toujours une salle d’exposition ouverte au public », ajoute-t-il, mais il admet que faire des tours pour quelques dollars est plutôt « un divertissement occasionnel ». La majorité de ses commandes vient d’hommes mûrs, nostalgiques de leur passion d’enfance. Bordner mentionne également une commande de 5 000 dollars de la part de Disney.

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Percy Abbott

Les bénéfices ne sont pas énormes. Ainsi, lorsqu’un magasin de magie concurrent s’est installé à Colon il y a onze ans de cela, Bordner a pris peur. Pire, les enfants de Percy Abbott, ne possédant rien de ce qui appartenait à leur père, sont venus apporter leur aide à Rick Fisher, ancien représentant pharmaceutique et magicien amateur, pour ouvrir sa nouvelle boutique. « J’ai du ressentiment », me confie Bordner. Colon est « la ville où j’ai grandi : j’ai joué dans l’équipe de football locale, avec un lapin en armes dessiné sur mon casque. Je connais chacune des personnes enterrées au cimetière. » Le magasin de Fisher, situé à quelques minutes à pied de celui d’Abbott, s’appelle FAB Magic Company, abréviation des noms Fisher et Abbott. « On ne veut pas déranger les gens », dit Fisher, assis dans sa boutique un après-midi, une pointe de sarcasme dans sa voix au ton amical. À dire vrai, la situation est perturbante, et la très grande ressemblance entre les deux boutiques n’aide pas, avec leurs vieilles vitrines en verre identiques et les mêmes accessoires éparpillés çà et là.

À l’origine, Fisher avait essayé de racheter la boutique d’Abbott, et échoué. Après quoi la nouvelle équipe Abbott a décidé de repartir à zéro. Pourquoi Fisher voulait-il sciemment chercher querelle ? « Mais enfin, Colon est la capitale mondiale de la magie ! » me répond-il. « Il faudrait un magasin de magie à chaque coin de rue ! » Pour Fisher, plus il y a de magie, mieux c’est, en particulier pour la ville. « Pendant un certain temps, nous avons coopéré avec Abbott, mais cette coopération n’est plus à l’ordre du jour, et c’est bien dommage. Tout le monde veut se développer, mais pour cela, il faut que la ville entière se développe elle aussi. » Bordner, le vendeur le plus âgé de la boutique, est plus modéré. « Si je ne gagne pas cinq dollars pour ce vase à balles, quelqu’un d’autre les aura, il faut donc que je sois courtois avec les gens. » Au milieu de l’animosité ambiante, John Sterlini se tient derrière le comptoir de Sterlini Magic Manufacturing, le troisième magasin de magie de Colon. À l’image d’un Elvis retraité, il porte une chemise de bowling monochrome, et ses cheveux teints en noir forment une grande banane sur sa tête. C’est le plus amical des trois vendeurs : il veut simplement que tout le monde s’entende bien. C’est aussi le magicien le plus actif des trois : il s’est produit au lycée de Colon en compagnie de Dan Sperry, même si Sterlini portait une tenue bien plus traditionnelle – à savoir un smoking. Sterlini n’est pas lié aux familles Abbott ou Bordner, même s’il avoue que le catalogue d’Abbott était « comme une Bible » pour lui dans sa jeunesse. Il a ouvert son magasin il y a trois ans, après avoir quitté Detroit et déplacé son entreprise de création d’accessoires de magie à Colon. Il se distingue des autres par l’apparence de son magasin, qui ne ressemble plus au sous-sol de papy et mamie mais à un donjon BDSM softcore : les murs sont recouverts de fausses pierres, il y a une palissade dans un coin, et un rideau de longs confettis étincelants brille derrière le comptoir. « Si Disney établissait un magasin de magie, à quoi ça ressemblerait ? » se demande Sterlini à voix haute en surveillant les inévitables présentoirs en verre qui renferment les marchandises durant le Get Together. « Je me suis dit que ça ressemblerait à ça. »

Sterlini prend le parti de Fisher dans la querelle. « Quelle meilleure endroit y a-t-il pour ouvrir un nouveau magasin de magie ? » interroge-t-il. « Moi, je préfère contribuer à la construction d’une communauté. » Bordner, bien sûr, ne voit pas les choses du même œil. « Eux, ce sont les nouveaux, ils marchent sur les platebandes des autres, si on veut, mais ça a pris trop d’ampleur et je ne peux plus rien faire. La magie est plus importante qu’on l’imagine. » En réalité, la magie est à la fois grande et petite. En tant qu’art, elle attire évidemment un public d’élite. Mais en dépit des protestations de Bordner, j’ai vu à Colon une communauté qui accueillait à bras ouverts la diversité, et offrait un espace plus que suffisant pour coexister. Cette variété se ressent particulièrement dans les spectacles.

Versus technologie

Dans le lycée où Dan Sperry faisait la tête d’affiche, on trouvait aussi un numéro traditionnel, avec une balle en lévitation et la disparition d’une colombe, réalisé par Alexander Boyce, jeune homme de 18 ans venant du nord de l’État de New York et se produisant dans un élégant costume gris. « J’adore le Rat Pack, Frank Sinatra, tous ces types, et aussi des séries comme Mad Men », me confie-t-il dans les coulisses à la fin du spectacle. « La magie des années 1980 est géniale, celle des années 1990 aussi », mais il a préféré se tourner vers le minimalisme raffiné des années 1960 et de magiciens comme Channing Pollock (Pollock était si élégant dans ses tours qu’il est devenu acteur par la suite : regardez donc son apparition dans le film European Nights de 1959, où le magicien est aussi digne qu’une star de film muet). Je demande à Boyce si ses aptitudes l’aident avec les filles, à la Don Draper. « La magie ne fait pas de mal », me répond-il. « À son niveau le plus élémentaire, c’est une démonstration de puissance, donc si c’est ce qu’elles recherchent… »

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Greg Bordner dans sa boutique
Crédits : Abbott Magic Co.

À Colon, la magie la plus stupéfiante ne se produit pourtant pas sur scène, mais juste sous vos yeux. Face à quelqu’un comme Boyce, il y a des magiciens comme Ron Jaxon, avec son bouc et sa chemise large, ses jeans et son Borsalino. Jaxon s’arrête à ma table au Colon American Legion, une taverne en bois très appréciée des membres du Get Together pour ses cheeseburgers, mais aussi pour ses pichets de bière à sept dollars, où les magiciens se promènent et s’arrêtent pour faire des tours. Jaxon jette des pièces d’une main à l’autre, mais de façon incompréhensible elles disparaissent en plein air. Il déplace aussi le dessus d’un jeu de cartes avec l’ombre de sa main. Un des principes du commerce de la magie est : « On ne dit rien si on ne vend rien », comme le dit Greg Bordner. Pourtant, une simple recherche sur Google vous révèle que le tour peut être fait avec du Silly Putty et du fil invisible de magicien. Malgré cela, le tour reste incroyable à voir. Jaxon s’est tourné vers la magie durant son adolescence, pour ne plus songer à la mort de son frère. Puis il est devenu complètement sourd. La magie lui a permis de supporter son handicap et d’interagir avec les gens en public. « Si je n’étais pas devenu sourd, je ne serais probablement pas magicien à présent », me dit-il. Il y a deux ans, il s’est fait poser un implant cochléaire, et aujourd’hui, Jaxon est un magicien sourd qui entend. Même si Jaxon a besoin de la technologie pour entendre, il fait preuve d’un certain mépris envers ceux qui dépendent d’elle pour la magie. « Plein de jeunes magiciens apprennent le métier sur YouTube », dit-il, désolé qu’ils fassent de la magie « avant tout pour se vanter ». Pour Jaxon, ce ne sont pas les accessoires qui importent, mais la façon dont on se produit. Un bon magicien devrait pouvoir « acheter un tour pour cinq dollars… participer à une compétition et, s’il ne la gagne pas, au moins obtenir une réaction positive du public ». De l’autre côté, Sean Bogunia, que j’ai approché à l’extérieur de l’American Legion, est peut-être le magicien le plus calé en technologie de Colon, et ses tours coûtent bien davantage que cinq dollars. Après avoir abandonné l’école en quatrième, Bogunia a appris tout seul l’ingénierie électrique, la CAO et, plus tard, l’impression 3D, qui lui permettent de mettre au point des prototypes de nouveaux tours en une journée ou en plusieurs semaines. « J’ai choisi l’art parfait », me dit-il, « car la magie, c’est de la science. » Lorsque je l’ai croisé, Bogunia portait une énorme bombonne en plastique fermée par un bouchon de liège, avec un mouchoir blanc à l’intérieur. « Voici le Mouchoir dansant de Blackstone, créé par Sean Bogunia », dit-il fièrement en montrant l’objet à un groupe de personnes. Le mouchoir à l’intérieur commence à sautiller tout seul, à flotter puis à faire le mort quand les passants prétendent lui tirer dessus. Le tour, d’abord inventé par Harry Blackstone dans sa forme de base, ne peut exister sans la technologie de Bogunia. Il refuse de révéler comment le tour fonctionne exactement, même si je m’aperçois qu’il tient une manette sans fil de sa main libre. « Beaucoup de magiciens de la vieille école refusent d’avoir recours à la technologie », mais les plus jeunes « font des tours avec leur iPhone, ou des choses dans le genre », dit Bogunia. « Ça ne me plaît pas vraiment, car le téléphone est déjà un objet très magique. La meilleure façon d’utiliser la technologie pour la magie, c’est de la cacher pour qu’elle devienne insoupçonnable, comme je le fais. »

Il est pourtant délicat de combiner technologie et magie de façon convaincante et invisible. C’est peut-être la raison pour laquelle le domaine de la technologie magique est si risqué. Bogunia est une des stars de ce domaine. Une fois que celui-ci a terminé sa démonstration, un participant au Get Together l’aborde discrètement pour lui proposer de lui acheter un de ses tours avec un mouchoir – il n’y en aura que cinquante – pour plusieurs milliers de dollars en liquide. « Je voulais que vous sachiez que je suis sérieux », lui murmure-t-il. Tout acheteur potentiel se doit d’être sérieux. Bogunia a été contacté par celui qui est probablement le magicien vivant le plus célèbre, David Copperfield, pour l’acquisition de ce tour. « Il m’offre un beau paquet de billets, mais à la condition que je ne fasse plus jamais [le tour] moi-même, il n’y a que lui qui pourra, et il y a de grandes chances pour que mon tour reste dans son entrepôt sans être utilisé. Parfois, il achète un tour juste pour que les gens ne le fassent plus », me révèle Bogunia. « J’ai failli céder, et puis j’ai refusé. » En observant la danse du mouchoir, je ne pouvais pas m’empêcher d’abonder dans le sens de Bogunia sur la place de la technologie dans son métier : nos téléphones font apparaître et disparaître des choses tout le temps comme par magie, mais un iPhone est censé être un outil, pas un accessoire pour la scène. La magie que l’on trouve à Colon, celle que je voyais tout autour de moi, inspire l’émerveillement parce qu’on sait qu’il s’agit d’une illusion. Les colombes n’apparaissent pas vraiment de nulle part, elles sont cachées dans des manches ou dans des poches. La pièce ne disparaît pas vraiment : elle est toujours dans la main, mais on ne regarde plus celle-ci. Pour Bogunia, la technologie aide simplement à tromper nos perceptions. Toutefois, les magiciens de demain se moquent des lignes arbitraires tracées entre les magasins de magie, les styles de magie ou les philosophies derrière le métier. Trino (c’est son nom de scène), 19 ans, et son partenaire Trent James, 17 ans, répètent leur spectacle « Partners in Deception » (« Complices d’artifices ») au petit théâtre rattaché au magasin de Sterlini. Ils font entrer des cartes dans des ballons sans les percer, et s’échappent de camisoles de force. Lorsque les querelles ont commencé à se développer à Colon, « on n’était pas encore nés, donc on ne penche d’aucun côté », me dit James. Eux s’intéressent d’abord à la survie : ils veulent simplement que la magie ne meure pas. « En tant qu’art, la magie ne va pas disparaître, mais elle s’amenuise : de moins en moins de jeunes en font », continue James. « La génération qui nous précède nous aide bien plus que les générations antérieures, car nous sommes très peu de jeunes magiciens », ajoute Trino.

Le rassemblement

Après la deuxième soirée de spectacles à l’auditorium du lycée de Colon, les magiciens se retrouvent en ville pour manger une pizza ou un burger. La tension devient palpable quelques minutes avant la compétition de magie qui va clôturer le Get Together et se produire au Curly, le bar aux allures de grange qui est le plus récent et le plus grand de toute la ville. La liste d’inscription pour assister à l’équivalent magique d’un battle de rap n’a pas cessé de s’allonger au fil de la soirée. Le concours est présenté par Dynamike, homme imposant au costume rouge vif célèbre pour ses tours avec un lapin albinos. Le programme ahurissant inclut des gobelets, du mime, un homme appelé Maniacal Mike (Mike le Maniaque – aucun rapport avec Dyna) avec son tour complexe de télépathie, qui échoue dans la cacophonie du bar, un mauvais tour où l’on scie un bras, Ron Jaxon faisant apparaître une carte dans une bouteille de bière, et Dynamike lui-même faisant léviter un spectateur sur une chaise. Un jeune magicien de 15 ans, Tyler Nygren, avait placé des cartes dans la poche arrière de deux membres du public avant le début de son tour, et attendait de voir avec impatience si ses victimes avaient compris le truc. « Ce tour-là me donne une crise cardiaque à chaque fois », me confie-t-il avant d’entrer en scène.

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Un été magique
Crédits : magiccapitol.com

Son tour a tout de même fonctionné (« les gens étaient fascinés », me dit le jeune magicien après coup), et Nygren se tient à présent aux côtés de Jaxon et de plusieurs autres dans le cercle des vainqueurs tandis que Dynamike les félicite chaleureusement. Les magiciens comme les spectateurs sortent progressivement du bar pour se rendre vers plusieurs boîtes de vieux jeux de cartes, une autre tradition de Colon. Les magiciens commencent à lancer des cartes dans la rue, agitant vivement le poignet et faisant filer les rectangles blancs à toute vitesse dans l’obscurité, ceux-ci allant s’aplatir sur le trottoir d’en face, entrant parfois en contact avec des lampadaires, des voitures, voire des passants innocents. Tous les magiciens prennent part à la fête, qu’ils travaillent chez FAB ou Abbott, jeunes ou vieux, gothiques ou ingénieurs. La communauté du Get Together est unie dans une seule action pleine de joie. Dan Sperry rejoint la foule, des marques de maquillage toujours sur le visage. Boyce lance des cartes quand il n’est pas en train d’amuser les jeunes femmes de Colon. Des petits courent pour attraper les cartes les plus proches et pour les lancer à nouveau. Même un des policiers de la ville projette des as. La scène est belle, irréelle, surprenante – en un mot, magique. La magie, c’est « la capacité d’attirer l’attention des gens et de la garder, de faire rire ou pleurer, ou de transmettre n’importe quelle émotion que l’on veut faire passer », me dit Jaxon. « C’est comme un film, mais cette fois, on est dedans. » La scène de cette nuit-là est précisément cinématique, avec ces cartes recouvrant la rue comme une couche de neige.

Je quitte Colon sans savoir si le tour élémentaire (le prototype de l’homme en smoking faisant apparaître des lapins d’un chapeau) a toujours sa place dans le monde de YouTube, Snapchat et des iPhone. Pourtant, en dépit de mon incertitude, cette obsolescence s’évanouit dans cette ville endormie du Midwest, ne serait-ce qu’une semaine par an. En réalité, le tour le plus réussi de Colon, s’il n’y en avait qu’un, doit être le rassemblement d’une communauté sur ce trottoir ce soir-là. « Si le Get Together était annulé, on viendrait quand même à Colon une semaine en août », me dit Trino. « Ce sont les gens qu’on voit à la télé, des gens qui parcourent le monde entier, et avec qui on peut se retrouver à manger une pizza le soir. Ça n’arrive pas par magie. »


Traduit de l’anglais par Juliette Dorotte d’après l’article « Welcome to Colon, Magic Capital of the World », paru dans The Verge. Couverture : Un arbre décoré de nuit, par Parker Miles Blohm.