L’explosion

Dans un champ de Tlahuelilpan, petite ville de 20 000 habitants au nord de Mexico, un geyser jaillit du sol. Autour de la longue gerbe argentée qui dépasse par moment la cime des arbres, une armée de femmes et d’hommes de tous âges avance précipitamment ses seaux ou ses bidons. C’est à qui se servira le plus de cette corne d’abondance. En revenant vers la route avec leur récolte, ils charrient une forte odeur d’essence. Peu avant 14 h 30, ce vendredi 18 janvier 2019, un trou a été percé dans l’oléoduc qui achemine 70 000 barils de carburant par jour à la raffinerie de Tula, à 14,5 kilomètres de là. Et les riverains entendent bien en profiter.

Informé de la fuite, la compagnie nationale Pemex alerte les autorités à 16 h 50. Sur quoi, 25 policiers tentent de convaincre les 800 personnes massées autour du jet. Elles sont appuyées à partir de 17 h 10 par la gendarmerie. Mais rien n’y fait : à la tombée de la nuit, l’attroupement ne s’est guère dissipé. À 18 h 52, il est soufflé par une violente explosion. Les flammes s’étendent sur plusieurs dizaines de mètres dans une cacophonie de cris déchirants. Au cours des trois jours suivant, 85 victimes périssent, selon les chiffres du ministère de la Santé mexicain.

Alors que les familles enterrent leurs morts, ce mardi 22 janvier 2019, le maïs grillé et la luzerne vendus au marché peinent à rafraîchir l’air empesé. Dans cette ville dont le nom signifie « le lieu où les terres s’irriguent » en nahuatl, chacun sait que la contrebande d’essence continue derrière les étals. Ces trois derniers mois, le pipeline a été percé à dix reprises selon Pemex. Le 13 janvier, trois soldats chargés de la lutte contre la contrebande de combustible ont été séquestrés à Santa Ana Ahuehuepan, une commune située à 20 kilomètres de Tlahuelilpan.

D’après un boucher de la cité meurtrie, près de 70 personnes versent dans ce commerce illégal depuis deux ou trois ans. Ils cèdent un litre de carburant contre 8 pesos, moins de la moitié du prix à la pompe. « Tout le monde le sait et tout le monde en profite », jure-t-il, « y compris la police municipale et nationale. » Ailleurs sur le marché, les chalands répètent pourtant qu’ils ne sont pas des huachicoleros, comme on appelle au Mexique ceux qui font commerce d’essence volée. Leur ville n’est ni très pauvre, ni très violente. Mais ce petit trafic gangrène tout le pays.

Les huachicoleros au travail
Crédits : Diario Basta!

En 2018, Pemex a dénombré 12 581 ponctions illégales contre 10 363 en 2017, un chiffre qui avait déjà doublé par rapport à l’année précédente. Alors que ses ventes ont chuté de 2012 à 2016, elles se sont redressées en 2017, année pendant laquelle l’ancien président Enrique Peña Nieto achevait de privatiser la compagnie. Les géants américain et britanniques Exxon Mobil, BP et Royal Dutch Shell sont donc entrés au Mexique au détriment d’Andrés Manuel López Obrador (Amlo), alors candidat de la gauche à la présidentielle.

Dans un clip de campagne tourné dans une station essence Pemex, dirigée selon lui par une « puissante mafia », il indiquait que pour un baril volé par les huachicoleros, dix sont subtilisés par les dirigeants de la compagnie nationale. « Nous devons punir les huachicoleros de haut rang mais aussi ceux en col blanc », préconisait-il. Une fois élu, Amlo a lancé un programme pour démanteler les réseaux de distribution illégale de carburant brassant environ trois milliards de dollars par an. Des vannes ont été coupées, ce qui a entraîné la fermeture de stations-service à Tlahuelilpan. Malgré des pénuries, la population soutenait ces mesures d’après les enquêtes d’opinion. Mais il en faudra beaucoup d’autres pour venir à bout du problème, tant il pollue la société mexicaine.

Tâche d’huile

Le mot « huachicoleros » évoque une infinité d’histoires à Diego. Dans un café tranquille de Puebla, au sud-est de Mexico, ce militaire à le retraite de 50 ans se souvient en particulier de sa rencontre avec des membres de Los Zetas, un cartel connu pour sa participation au trafic. En 2011, alors qu’il travaillait à Veracruz, Diego a été affecté dans la région montagneuse de la Sierra Madre Orientale. Là, en pleine zone contrôlée par le cartel, le soldat a vu débarquer d’improbables marines américains. En fait, a-t-il réalisé en s’approchant d’eux, ces hommes vêtus de faux uniformes étaient là pour vendre de l’essence de contrebande.

Des membres des Zetas

« Los Zetas », explique au téléphone Guadalupe Correa-Cabrera, chercheuse à l’University of Texas-Rio Grande Valley et autrice d’un livre sur le cartel, « ont commencé comme forces supplétives du puissant Cártel del Golfo. Ils s’occupaient de protéger son chef Osiel Cardenas Guillem. Peu à peu, leur pouvoir s’est consolidé à Nuevo Laredo, une ville collée à la frontière américaine où transite une grande part de la drogue. » Arrêté en 2003, Osiel Cardenas Guillem parvient au départ à garder le contrôle sur ses hommes dans l’État de Tamaulipas depuis la prison. Mais à son extradition vers les États-Unis, en 2007, Los Zetas prennent leur distance avec ceux qu’ils sont chargés de protéger. En tout indépendance, ils étendent leur pouvoir vers l’ouest.

De groupe paramilitaire, Los Zetas deviennent une véritable mafia, voire, pointe Guadalupe Correa-Cabrera, une entreprise : « Parce qu’ils avaient des armes, ils pouvaient imposer la terreur et acheter la protection des autorités. Des policiers ont ainsi commencé à prendre part à leurs activités. » En plus de la vente de drogues, ces hommes opèrent dans le trafic d’être humains ou la prostitution. Le territoire est d’autant plus sous contrôle qu’une diversification des activités digne des plus glorieuses multinationales est enclenchée. Pour nommer leur organisation, dans laquelle la hiérarchie reste relativement lâche, Los Zetas disent « la compañía ».

La compagnie qui les intéresse justement s’appelle Pemex : il n’y a qu’à puiser dans ses immenses réserves de pétrole. Stupéfait par cette ascension, le Cártel del Golfo se met à copier ses anciens hommes de main. Le modèle se propage dans l’État de Michoacán où affluent Los Zetas. Pour lutter contre les groupes criminels dominants, ils s’allient avec de petits groupes dont la réunion scelle la Familia Michoacana. Laquelle marque également son empreinte sur le territoire en multipliant les enlèvements et en se constituant une rente grâce à des taxes imposées aux petits commerçants. Puis, l’élève dépassant le maître, elle chasse carrément Los Zetas.

Il y a de grandes chances pour que les cartels disposent des plans des oléoducs.

Avec ou sans eux, le business model fait tâche d’huile. Le Cártel de Jalisco Nueva Generación (CJNG) s’en inspire et le monde de l’entreprise légale n’est pas épargné. De petites structures montées comme les filiales d’un grand groupe blanchissent l’argent d’activités criminelles. Dans ces rouages bien huilés, le pétrole devient un carburant moteur mais aussi explosif.

De flic à huachicolero

Le ciel de San Martín Texmelucan s’ouvre en deux ce 19 décembre 2010. À 5 h 30, une forte explosion suivie par un crépitement pareil à celui du pop-corn a réveillé cette localité située au nord de Puebla. Désormais, l’horizon est blanc d’un côté, noir de l’autre. Un immense nuage ourlé de orange ne cesse de croître, comme alimenté par des cheminées venant du sol. Il est si vaste que la NASA peut le voir depuis l’espace. Au total, 29 personnes dont 13 enfants sont terrassés dans la déflagration causée par un atelier clandestin de pompage d’essence attribué aux Zetas. D’après un de leurs anciens porte-flingue surnommé El Polkas, le groupe commence à vendre du carburant à cette période.

À la différence de la drogue, les hydrocarbures n’ont pas nécessairement à passer la frontière et ses embûches. Elles sont du reste utilisées par tout le monde. En général, avance El Polkas, un policier sans grade est désigné pour surveiller les huachicoleros, qui reçoivent entre 500 et 1 000 pesos par jour pour effectuer la basse et périlleuse besogne. Aucune fuite n’est tolérée. À l’autre bout de la chaîne, Pemex suspecte des entreprises américaines de bénéficier des vols en envoyant des camions récupérer de l’essence au Mexique. Une plainte est déposée contre deux filiales de Royal Dutch Shell basées au Texas. Elle sera rejetée en 2016.

Le visage caché sous un foulard rouge et or et une casquette, un huachicolero qui souhaite rester anonyme admet avoir commencé à ouvrir les oléoducs en 2014, après avoir quitté son emploi de policier. « Je connaissais déjà les gens du milieu », confie-t-il. « Quand vous êtes sans emploi, c’est difficile de résister à de l’argent facile. J’ai cherché les bonnes personnes, je leur ai demandé un emploi et elles me l’ont donné. Elles m’ont offert 15 000 pesos et une camionnette et m’ont dit que j’allais travailler pour elles. » Cette année-là, 337 ponctions sont détectées dans l’État de Puebla, soit 60 % de plus que l’an passé. On en dénombre 1 533 en 2016.

Après avoir débuté comme guetteur pendant huit mois, le témoin anonyme réalise ensuite la rapine lui-même, aidé par une petite équipe. Il se familiarise avec les différents capos du trafic. El Bukanas règne sur la zone qui va de Palmar de Bravo à Veracruz alors qu’El Toñín, tout comme El Loco Téllez, hésite entre Veracruz et Puebla. À Guanajuato, le plus connu des huachicoleros s’appelle El Marro. Et il existe même un empire passant par les États de Jalisco, Michoacán, Guanajuato, Nayarit, Colima, Veracruz, Querétaro, Puebla et México, régi par le patron du Cártel de Jalisco Nueva Generación, El Mencho.

Il y a de grandes chances pour que tout ce petit monde dispose des plans des oléoducs. Après une explosion lors de travaux, Pemex a été contraint de les donner aux différentes municipalités afin d’éviter que cela ne se reproduise. Ils ont tôt fait d’être récupérés par quelques clans mafieux. À en croire l’homme au foulard rouge et or, du personnel de Pemex les aurait aidés à forer convenablement au départ. « Je l’ai vu », assure-t-il. « Le tube est très épais et il contient une pression impressionnante. Pour perforer, il faut faire un trou le plus petit possible. »

D’après lui, El Bukanas est flanqué d’une milice de 80 personnes. En une fois, son groupe peut vendre 600 camions de 4 000 litres chacun, soit 12 000 pesos par véhicule. « En une bonne nuit, j’imagine qu’ils peuvent gagner 10 millions de pesos, soit un demi-million de dollars », évalue-t-il. Des enfants sont parfois impliqués en dépit des risques. En mars 2016, un camion-citerne de contrebande s’est renversé, tuant 20 personnes. Et une vanne percée illégalement a contaminé la rivière Aculco, a nord-ouest de Mexico, en juillet 2017. Chaque année, les huachicoleros s’arrogent pour 1,5 milliard de dollars d’essence et Pemex en perd 19 milliards en moyenne.

Le président Lopez Obrador estime pour sa part que « 80 % des vols sont commis avec un appui au sein de Pemex ». Autant dire que son défi est monumental.


Couverture : Un feu d’oléoduc orchestré par les cartels.