ulyces-dabincity-couv01-2 « On a entendu l’écho d’une bombe au loin, puis un proche nous a appelé et a dit : “Il faut partir, ils arrivent.” On n’a pas réfléchi, on a pris quelques affaires dans un sac et on a fui. » Depuis janvier 2014, l’histoire s’est répétée, encore et encore. Terrorisées à l’idée de finir entre les mains des hommes en noir de l’État islamique, des centaines de milliers de personnes sont parties en direction du nord de l’Irak. Entre juillet et septembre, alors que les températures dépassaient par moment 50°C, elles ont trouvé refuge partout où elles le pouvaient : dans les parcs, les écoles ou encore les innombrables bâtiments en construction de la région. C’est notamment le cas à Zakho, à quelques kilomètres des frontières turque et syrienne. Dabin City, du nom de son promoteur immobilier, est un groupe d’immeubles inachevés au cœur de cette ville de 350 000 habitants, où plus de 120 000 personnes se sont réfugiées en août dernier. Principalement originaires du Sinjar, elles ont fui l’horreur, laissé leur vie derrière elles et mené un incroyable périple à travers la montagne et la Syrie avant de retrouver le sol irakien. Au côté de l’ONG Action contre la Faim, je pars à la rencontre de ces familles quelques jours après leur arrivée. Des bâtiments en construction pour des vies détruites, tel est le premier sentiment que j’éprouve face à la détresse de ces femmes qui fixent l’objectif de l’appareil à la recherche de réponses. C’est la première fois que je viens à Dabin City. Une cinquantaine de personnes m’entourent et dans leurs regards règne une même angoisse, qui traduit leurs mots que je ne comprends pas.

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Des habitants de Zakho viennent distribuer des repas chauds
Ils sont poursuivis par des enfants gamelles à la main
Crédits : Florian Seriex

Le lieu accueillera jusqu’à 7 000 personnes avant que la majorité d’entre elles ne soient relogées dans des camps en lisière de la ville. En décembre, ils étaient encore plusieurs centaines à ne pas vouloir quitter les lieux, expliquant que les conditions de vie dans les camps sont encore pires. Le récit qui suit relate mois après mois l’histoire de Dabin City et de ses occupants, du soulagement des premiers jours à la crainte de l’hiver, autant de moments importants pour comprendre la crise humanitaire et ceux qui la subissent.

Août 2014 : le choc

Mohsen marche d’un pas rapide d’un bâtiment à un autre, se fait alpaguer par plusieurs personnes, multiplie les tapes dans le dos, s’excuse, repart. Un cahier à la main, il note les noms des nouveaux arrivants puis communique les listes aux autorités et aux organisations humanitaires afin que l’aide puisse parvenir aux plus démunis. Mohsen fait partie des premiers déplacés yézidis à avoir atteint Zakho au début du mois d’août. Ce jeune professeur a vu les familles arriver à Dabin City, de plus en plus nombreuses et éprouvées. En voyant leur désarroi, il a décidé de se mettre à leur service. À chacun de mes passages, je l’aperçois de loin, les traits tirés, multipliant les allées et venues. À ma vue, il s’arrête, parle des nouveaux arrivants, de cette vieille dame décédée la veille dans une des tours ou d’un employé de la compagnie de construction qui a fait une chute de plusieurs mètres quelques jours auparavant. Pendant des semaines, son soutien sera extrêmement précieux, au point de devenir lui-même un employé d’Action contre la Faim, pas peu fier d’avoir « rejoint ceux qui l’ont aidé ».

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Au cœur de la ville, cinq immeubles en construction se font face. Ils abritent depuis plus d’une semaine un nombre croissant de déplacés dans des conditions d’extrême vulnérabilité. En pénétrant dans un des bâtiments, une odeur nauséabonde prend le nez au milieu d’un ballet de mouches. Il faut marcher sur des planches bancales pour éviter de mettre les pieds dans l’eau à l’origine de ces relents. S’ensuit un escalier sombre aux marches de béton inégales. Du mur dépassent des morceaux de ferraille qui ne manquent pas de lacérer le bras inattentif.

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Des centaines de personnes se réunissent auprès des tours pour recevoir de l’aide
Crédits : Florian Seriex

Les deux premiers étages sont inoccupés tant l’odeur est forte. Au troisième, des enfants sont assis dans la pénombre à côté d’un trou grillagé qui donne directement sur le rez-de-chaussée. Des familles se sont aménagées de petits espaces à l’aide de briques ramassées ça et là. Certaines ont récupéré un matelas ou deux, une natte, un bidon d’eau. On trouve rarement davantage que ces quelques effets. Au quatrième et cinquième étage, les murs sont terminés mais des trous béants demeurent un peu partout, un danger permanent pour les centaines d’enfants qui tentent d’échapper à l’ennui dans des jeux toujours plus dangereux. Ahmed Saoud, un avocat originaire du Sinjar, vit dans l’une de ces pièces avec sa famille. « Nous sommes ici depuis cinq jours maintenant. Il n’y a rien, pas de toilettes, pas d’eau, il faut descendre à chaque fois. » Au-delà des besoins immédiats, une question revient sans cesse : « Où pouvons-nous aller ? Nous ne pouvons pas rester ici, il n’y a plus rien pour nous en Irak. » Dans le bâtiment d’en face, le même dénuement et encore plus de risques. Il n’y a même pas de mur pour protéger du vide, et de petites paires de jambes se balancent à quinze mètres du sol, insouciantes du danger. Un peu partout, des paillasses étendues au sol sur lesquelles reposent des corps éprouvés aux regards las.

Du haut des immeubles, des milliers d’yeux se posent sur le contenu des camions qui se vident au fur et à mesure que les noms sont appelés.

La route a été longue jusqu’ici, et elle n’a fait qu’amener de nouvelles questions. Mosha, une femme d’une trentaine d’années originaire d’un village à proximité de Sinjar, raconte sa longue marche jusqu’à Zakho. Elle fond en larmes en évoquant la mort de ses proches, tués par les djihadistes de l’État islamique. Elle se retourne et s’en va, incapable de poursuivre son récit. À l’extérieur, la foule s’agite. Des distributions vont commencer. Deux premiers camions déboulent. Une foule d’enfants leur court après, assiettes à la main. La générosité locale a permis d’organiser la livraison de repas chauds, une aide importante mais précaire. Un peu plus tard, des rations alimentaires familiales et des kits d’hygiène sont acheminés et d’énormes boudins d’eau sont installés au premier étage de l’un des bâtiments. Ils viendront suppléer les réservoirs métalliques disposés en plein soleil qui délivrent une eau bien trop chaude. Le petit marchand assis sur son congélateur à l’entrée de cette étrange cité l’a bien compris. Il est devenu un point de ravitaillement pour ceux en mesure de s’acheter de l’eau qu’il vend par petites bouteilles de 50 cl. Pour les autres, il faudra attendre encore un peu que l’eau soit acheminée jusqu’aux réservoirs. Il est 17 heures, la distribution commence. Les camionnettes arrivent dans un tourbillon de poussière. Deux véhicules s’arrêtent au pied de chaque immeuble. Un référent a été identifié à chaque fois afin de recenser les besoins et les bénéficiaires. Malgré le nombre, tout s’organise peu à peu. Du haut des immeubles, des milliers d’yeux se posent sur le contenu des camions qui se vident au fur et à mesure que les noms sont appelés. Des seaux, du savon, des éponges, du thon en boîte, du thé, du sucre, des rations pour cinq personnes et trois jours qui n’effacent pas le désarroi et la colère, mais permettront de pallier aux besoins les plus impérieux.

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Des occupants de Dabin City regardent arriver l’aide humanitaire
Crédits : Florian Seriex

Septembre 2014 : et maintenant ?

La situation au nord de l’Irak demeure extrêmement confuse. Si l’avancée de l’État islamique a été contenue par les forces kurdes, de nombreuses zones sont occupées. Les acteurs humanitaires se sont principalement déployés dans les gouvernorats de Dohuk, Erbil et Sulamaniyah. Il n’y a plus de déplacement massif de population comme on l’observait au mois d’août, où 15 000 personnes arrivaient chaque jour dans le gouvernorat de Dohuk, mais les besoins n’en sont pas moins immenses. À Dabin City aussi, la population s’est stabilisée. Près de 6 500 personnes occupent les lieux et il n’y a plus beaucoup de places libres. Alors que je suis encore à une cinquantaine de mètres des lieux, je suis frappé par l’odeur qui en émane, l’odeur de milliers de personnes coincées dans des bâtiments dépourvus de système d’assainissement. À leurs pieds, quelques latrines d’urgence devant lesquelles des dizaines de femmes font la queue. En l’absence d’installations adéquates, les occupants des lieux balancent les déchets et les eaux usées du haut des tours et il vaut mieux éviter de marcher trop près des murs au risque de se faire assommer. Au sommet d’un des bâtiments, l’odeur est pestilentielle, la cage d’escalier s’est transformée en toilette géante. Mohsen m’explique que de nuit, femmes et enfants évitent d’aller aux latrines dont l’accès est difficile et viennent ici satisfaire leurs besoins. Il est inquiet de voir à quelle vitesse la situation se dégrade sur place. Après de longues discussions avec le promoteur, celui-ci a accepté qu’ACF construise une cinquantaine de latrines, de nouveaux points d’eau et déblaye les tonnes de gravats et d’ordures qui transforment peu à peu Dabin City en décharge. Mais s’il a donné son accord pour ces installations, le propriétaire a également instauré un ultimatum aux occupants. Ces derniers doivent quitter Dabin City le 15 septembre. L’angoisse est palpable dans les tours, les gens veulent savoir où aller. Beaucoup rêvent d’Europe, d’Amérique, « comment peut-on obtenir un visa ? », rentrer chez eux est exclu. Certains comprennent immédiatement qu’ils ne quitteront probablement jamais le sol irakien et se moquent de ceux qui continuent d’espérer : « Appelle Obama, je suis sûr qu’il va t’aider ! »

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Une famille observe le travail des équipes d’ACF
Crédits : Florian Seriex

Les équipes psychosociales des organisations humanitaires font face quotidiennement à ces mêmes questions et les récits des déplacés sont terrifiants : proches assassinés, enfants kidnappés, des histoires toutes plus horribles les unes que les autres. Par binômes, les équipes sillonnent les bâtiments, s’assoient avec les familles, écoutent et conseillent quand c’est possible, réfèrent les cas nécessitant une prise en charge spécifique de la part de professionnels de la santé. Parmi les personnes qu’elles rencontrent, il y a Yousef. Je le vois souvent errer dans la poussière de Dabin, il a du mal à communiquer et nécessite une vraie prise en charge psychiatrique. Il me suit régulièrement quand je rencontre des familles, tout le monde le connaît ici et se moque de son sourire benêt. Vers la fin du mois de septembre, je le croise à nouveau : toujours le même pantalon et la même chemise sur laquelle les tâches et la crasse s’accumulent. Son visage aussi est marqué, et un détail me frappe : Yousef sourit, quelle que soit la situation. Ses dents blanches des premiers jours ont changé de teinte, elles sont jaunâtres, recouvertes d’une épaisse couche de tartre. Elles illustrent ce que vivent les gens ici : les corps souffrent à Dabin, du manque de soin qui leur est apporté, de la température, de l’insalubrité des lieux et les personnes très vulnérables, comme Yousef, sont les premières victimes. Il me tire doucement par la manche et pointe une fenêtre du doigt : sa famille est quelque part là-haut, dans l’immense masse de béton qu’on appelle pudiquement tour numéro 5. Il m’entraîne dans le dédale d’escaliers de sa tour. Passée la puanteur marécageuse du rez-de-chaussée, on gravit les marches un peu au hasard. S’ensuit un long couloir au bout duquel il soulève un drap accroché au mur. Dans la petite pièce qui se trouve derrière, toute la famille est réunie, dix-sept personnes dans une pièce qui n’excède pas 15 m2. Yousef s’assoit entre ses deux frères aînés, Hatou et Ralaf Bro Mrad. Je m’assoie avec eux sur un matelas fleuri qui détonne au milieu du béton. Les deux frères commencent le récit de leur fuite : « Nous avons quitté Qanasour dans le Sinjar. Nous avons marché, sans rien, comme toutes les autres personnes qui se trouvent ici. » À leur arrivée, la population leur vient immédiatement en aide. « Les gens nous apportaient de tout, de la nourriture, des matelas. On ne les connaît pas bien mais ils tentent de nous aider. Mais voilà, au final, tout ce qu’on a ici vous pouvez le sentir. » Même au cinquième étage du bâtiment, l’odeur vous rattrape, un parfum de mort dont seules les mouches semblent s’accommoder. « Depuis qu’on est ici, on erre dans la poussière sans savoir de quoi la suite sera faite. Retourner dans le Sinjar et se cacher dans les montagnes ? Attendre que des camps soient ouverts ? Tout ce qu’on voit, c’est le panneau qui nous dit de partir. » D’ici à l’ultimatum, Hatou et sa famille espèrent ne plus être sur place. « Peut-être l’Europe ? » demande-t-il sans trop se faire d’illusion.

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Yousef, un déplacé yézidi
Crédits : Florian Seriex

Yousef est silencieux depuis que nous sommes arrivés. Son frère le regarde longuement : « Il ne sait pas quel âge il a, il ne sait pas non plus ce qu’il fait ici. » Selon sa famille, il a un peu plus de 30 ans et le sourire qu’il arbore en permanence ne permet guère de savoir ce qu’il éprouve. « Il est fou », dit un de ses frères en anglais. Personne ne sait vraiment ce qu’il a, mais tout le monde s’occupe de lui. Yousef fixe le ciel. Ralaf l’observe et s’exclame : « Quand on est arrivés ici, Yousef a regardé par la fenêtre et a dit : “C’est joli l’Allemagne. ”»

Octobre 2014 : la vie doit reprendre son cours

Dans le gouvernorat de Dohuk, les organisations humanitaires s’affairent. Le constat est le même pour tous, ces gens vont rester ici plusieurs mois et les semaines qui viennent seront cruciales. Les principales installations en terme d’assainissement et d’hygiène sont terminées à Dabin City. Les distributions de nourriture en urgence ont été remplacées par des rations mensuelles. Les équipes en santé mentale continuent de sillonner les lieux entre séances de relaxation et activités pour les enfants. Médecins sans Frontières intervient également sur place et a installé une clinique mobile, une nécessité vu les difficultés d’accès pour rallier l’hôpital le plus proche. La coordination entre les différents acteurs humanitaires est une nécessité dans un tel environnement afin d’éviter que des populations ne soient lésées. Sur le terre-plein central, quelques étals et de petites tentes ont fait leur apparition. On peut y acheter des légumes, des chips, des cigarettes et quelques autres denrées de base. Peu à peu, une micro-société précaire se développe à Dabin. Un coiffeur s’est installé dans un coin au pied de la tour 3. Une cagette atterrit à quelques mètres de lui, elle est accrochée à une corde, moyen le plus simple pour remonter l’eau et les autres produits vers les étages les plus élevés. Souvent, ce sont les enfants, privés d’école, qui restent assis derrière les étals et vont faire les courses. Des enfants à Dabin, il y en a des centaines, souvent livrés à eux-mêmes dans le désarroi et l’ennui. Pas d’école, peu d’activité à l’exception de celles organisées de manière ponctuelle par les organisations humanitaires. L’arrivée d’une personne extérieure est toujours un événement et il suffit de quelques minutes pour qu’une dizaine d’enfants me courent après et se ruent devant l’objectif. À mon passage, certains répètent le même mot en boucle, mimo. Au début, je n’y prête pas trop attention, et puis, intrigué, je profite de la présence de mon traducteur pour lui en demander le sens. « Ça veut dire “tonton” », me répond-il. Les enfants sont partout : dans la noirceur des cages d’escaliers aux marches inégales et dépourvus de rampes, sur des tas de briques branlants de plusieurs mètres de haut, courant pieds nus entre bouts de verre brisé et ferraille rouillée. La plupart ont vu des choses qu’aucun enfant ne devrait jamais avoir sous les yeux. C’est le cas de Rahat et Mahdi, qui sont assis, graves, au milieu du terre-plein et surveillent leur étal dans l’attente d’un hypothétique client.

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Rahat et Mahdi derrière leur étal
Crédits : Florian Seriex

Une planche posée sur quelques briques supporte toute la richesse de Rahat et Mahdi : une vingtaine de paquets de cigarettes, des chips et quelques confiseries. Les deux adolescents, âgés de 13 et 14 ans, ne sont pas à l’école, comme des centaines de milliers d’enfants déplacés au nord de l’Irak. Au lieu de cela, ils tentent de survivre mais comme l’explique Rahat, « le business n’est pas très bon ». Difficile de vendre des choses à des gens qui n’ont rien. Les deux gamins n’ont guère eu le choix et sont devenus les principales sources de revenu de leurs familles respectives. « C’est quand même étrange de faire ça ici, au lieu d’aller à l’école. » Rahat aimerait devenir professeur, Mahdi docteur. Même s’ils préféreraient être dans une salle de classe, les deux adolescents ne se plaignent pas. « On n’est pas si mal ici, on était si tristes dans la montagne, il y avait tellement de morts. »

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Ane Farhan s’appuie sur l’épaule de sa belle fille. Ensemble, elles gravissent lentement les marches irrégulières de l’interminable escalier de la tour 4. Au quatrième étage, la vieille dame s’arrête, reprend son souffle et termine sa marche voûtée jusqu’à l’espace qu’elle et sa famille se sont appropriées. La pièce fait une dizaine de mètres carrés avec un trou béant pour toute fenêtre et un drap en guise de porte. Elle s’assoit à côté de son mari Abdallah. À eux deux, ils cumulent 165 années d’une vie de labeur loin des atrocités de ces dernières semaines. Les longs doigts d’Abdallah tracent des lignes sur le sol de ciment, il se souvient de la route vers la montagne et de la faim. « J’ai marché tantôt debout tantôt à quatre pattes, au-delà de la fatigue. D’horribles histoires nous parvenaient sans cesse, mais nous avons continué d’avancer. Je n’avais même pas de vêtements, je suis parti en pyjama, ce sont des gens qui m’ont donné ce que j’ai sur les épaules. »

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Ane Farhan et son mari
Crédits : Florian Seriex

Arrivés à Zakho, quelques échanges avec des proches les conduisent jusqu’à Dabin City et ses tours en construction. Ils ont échoué là, sans aucune perspective : « On attend qu’on nous donne du pain, on mange, on dort, c’est tout ce qu’on peut faire », explique Ane Farhan. Toute la famille est rassemblée autour des aînés. Ils sont vingt-deux à vivre dans deux pièces où l’intimité n’est plus qu’un lointain souvenir. Un nouveau-né dort, il a 26 jours. Sa mère balance machinalement le berceau du bout des doigts. « Son nom est Beijiman, ça veut dire ‘apatride’, comme nous. » L’enfant est né à l’hôpital de Zakho. Le soir même, sa mère était priée de quitter les lieux, son bébé dans les bras. Les autres enfants défilent, jettent un coup d’œil curieux au petit dernier. « Ici, ils ne trouvent rien à faire », explique Abdallah. « Ils ne peuvent pas aller à l’école et leur comportement a changé. Ils ont vu tant de choses que personne ne devrait jamais voir. »

Novembre 2014 : la peur de l’hiver

Plus d’une quinzaine de camps doivent ouvrir dans les semaines qui viennent dans le gouvernorat de Dohuk. Leur construction prend du temps, les gens s’inquiètent. Comment affronter le froid et la neige avec un tee-shirt sur les épaules ? La plupart des déplacés ont quitté leurs maisons sans rien prendre avec eux et les immenses besoins pour l’hiver qui s’annonce nécessitent la mobilisation de la communauté internationale. Plus de deux millions de personnes sont déplacées en Irak et près d’un tiers d’entre elles vit dans des habitations précaires. Si les températures estivales sont caniculaires, elles chutent de manière drastique à la fin de l’automne, tout particulièrement dans les régions montagneuses du nord du pays.

Il n’y a plus de poussière à Dabin City, elle a été remplacée par une boue épaisse et collante qui s’infiltre partout.

J’ai vu Mohsen ce matin, il avait les traits particulièrement tirés. Il est inquiet pour sa femme et ses deux enfants et les journées sont longues, pour lui encore plus que pour la plupart des employés d’ACF. Chaque matin, Mohsen vient de Zakho en taxi ou en minibus et chaque soir, il effectue le voyage inverse. Un trajet aller-retour de deux heures après de longues journées qu’il passe à aider des gens qui comme lui ont tout perdu. Heureusement, grâce à son travail, les vêtements ou la nourriture ne sont plus une préoccupation majeure pour sa famille, mais lorsque le vent s’engouffre entre les strates de béton de Dabin City, la précarité de leur situation se rappelle à lui, vive, humiliante. Il n’y a plus de poussière à Dabin City, elle a été remplacée par une boue épaisse et collante qui s’infiltre partout. Les sandales que la majorité des occupants ont aux pieds s’enfoncent dans le sol. Une enfant pleure, les pieds dans la boue. Elle a perdu une de ses sandales et reste là, immobile. Ses sanglots redoublent lorsque je m’avance pour l’aider et son frère vient à la rescousse. Dans les étages, on entasse des briques entre lesquelles on coince des morceaux de carton. L’odeur a changé à Dabin, c’est désormais celle du feu qui domine : bois, carton, plastique, tout y passe. Une fumée grasse colle à la gorge, les gens toussent et des nuages s’échappent par les flancs des bâtiments. Hassan Khalaf est assis sur une natte au troisième étage de la tour 1, il me regarde alors que j’observe le feu dans lequel sa femme jette de petits bouts de cartons. Il m’invite à le rejoindre dans l’espace qu’il a aménagé pour les siens, délimité par quelques morceaux de bois. Elias a 43 ans, son frère aîné, Hassan en a 59 ans. Adossés contre les planches qu’ils ont fixées entre les piliers du quatrième étage, ils regardent leur horizon de béton. Ils sont arrivés tard à Zakho, vers le 20 août. Avant ça, ils ont fait le choix de rester près de deux semaines dans les montagnes du Sinjar, attendant qu’un chemin sûr leur permette de fuir. Parents, grands-parents, jeunes et moins jeunes, toute la famille a ensuite pris la route. Pas moins de cinquante personnes à marche forcée.

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Hassan Khalaf
Crédits : Florian Seriex

Khalaf caresse machinalement sa barbe fournie : « Lorsque nous sommes arrivés ici, nous nous sommes enfin sentis en sécurité, nous n’étions plus sous la menace des armes, les gens nous sont immédiatement venus en aide. Mais maintenant l’hiver approche, il pleut, il y a du vent, bientôt il va faire froid. On a vu des familles qui ont reçu des vêtements, mais ce n’est pas notre cas. Nous n’avons même pas de couvertures ! On ne sait pas comment on va survivre quand la température va baisser. Le gouvernement a promis de l’argent mais là encore nous n’avons rien reçu. Tout ce que nous avons en ce moment provient des distributions de nourriture. » L’épouse d’Elias partage son inquiétude. À quelques mètres de là, elle fait bouillir de l’eau entre des briques. Elle ne dispose pas d’un réchaud à gaz qui lui faciliterait la vie et part régulièrement ramasser du combustible avec les enfants. Plusieurs voisins font de même et la fumée des autres étages s’engouffre par les escaliers. Les yeux piquent, l’atmosphère devient irrespirable jusqu’à ce qu’un coup de vent balaie tout sur son passage. Autour d’Elias et Khalaf, les enfants sont nombreux. Il les regarde longuement avant d’ajouter : « Le plus important, c’est de trouver de quoi les habiller pour les mois qui viennent. » Toute la famille espère pouvoir regagner le Sinjar, même si la chose leur paraît encore difficile pour le moment : « Ce que nous avons vu, nous ne l’oublierons jamais, jusqu’à notre mort. »

Décembre 2014 : départ et retrouvailles

J’ai reçu un appel de Mohsen : Dabin City doit être vidée de ses occupants. Nous sommes début décembre, déjà presque quatre mois que des milliers des personnes vivent là. Il est 23 h 46, l’aéroport Rania de Jordanie d’Amman fonctionne au ralenti. Une femme passe devant la porte vitrée du fumoir dans lequel quelques hommes agitent frénétiquement leurs pouces sur leurs téléphones portables. Un écran affiche les vols en partance : Beyrouth, Bagdad, Erbil. Erbil, principale ville du Kurdistan irakien où des centaines de milliers de personnes ont trouvé refuge en quelques semaines. À deux heures de vol, on flâne entre les flacons de parfum et les fioles de liqueur. Une femme déambule, un téléphone couvert de pierres scintillantes collé à l’oreille. Tant de clinquant, tant de misère et entre les deux, juste le temps d’écouter les consignes de sécurité, d’avaler un plateau repas, enregistrement, contrôle, tampon, décollage, atterrissage.

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Les dernières lueurs du jour sur Dabin City
Crédits : Florian Seriex

La température a drôlement baissé à Erbil. Sur la route qui mène à Zakho, de grosses gouttes de pluie frappent le pare-brise du pick-up. Les collines sont vertes et le ciel bien sombre. Mohsen m’explique que plusieurs bâtiments ont été vidés de leurs occupants, ils sont désormais dans le camp de Berseve 1, à quelques kilomètres de là. Les lieux ont bien changé ces dernières semaines. Le rez-de-chaussée de la tour 1 a été déserté, laissant place à d’immenses flaques d’eau. Des enfants s’amusent dans une carcasse de voiture, des femmes préparent le pain et l’enfournent sous la protection d’un parapluie régulièrement léché par les flammes. Quelques tentes plantées entre les immeubles continuent de vendre des produits de base. Mohsen m’emmène là où il vit avec ses deux frères. Sa femme et ses enfants sont désormais à Berseve 1. « C’est plus sûr », m’explique-t-il. J’ai du mal à comprendre pourquoi certaines familles refusent de partir, et il me propose d’en rencontrer une. Kazal et l’une de ses amies expliquent leur situation en quelques phrases. « Nous aimerions vivre dans d’autres conditions, mais la situation dans le camp où les autorités veulent nous envoyer est très mauvaise. Nous savons qu’ici c’est dangereux, mais c’est quand même mieux que le Berseve 2 car au moins nous avons un toit au-dessus de la tête. Si on nous propose un autre camp, on partira. On connaît des gens qui sont là-bas et ils nous ont dit comment c’était. » S’il semble avoir définitivement abandonné son ultimatum, le promoteur n’en a pas moins relancé la construction de certains bâtiments. Ouvriers, déplacés et travailleurs humanitaires se croisent dans un étrange ballet. L’atmosphère est pesante, la vie grouillante des premières semaines a disparu, les gens se terrent, se calfeutrent derrière des bâches et des couvertures. L’occupation de Dabin City touche sans doute à sa fin. Mohsen m’accompagne au camp de Berseve 1 où se trouvent désormais de nombreux anciens occupants de Dabin City. Il veut me présenter une famille, il me dit que, malgré tout, « il y a de belles histoires ».

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« On pensait qu’on ne pourrait jamais se marier. » Pendant deux mois, ils ont perdu la trace l’un de l’autre, deux mois de fuite et d’angoisse, deux mois de courtes nuits entre immeubles en construction et camps de fortune. C’est l’histoire de Dilven et Sadown, celle d’un amour qui a failli se perdre dans les montagnes du Sinjar à l’été 2014. Dilven a 22 ans mais n’en a que 12 lorsqu’elle fait la connaissance de Sadown, son aîné de deux ans. Ils tombent rapidement amoureux et les années passent, renforçant leurs sentiments. À sa majorité, le jeune homme demande la main de son amie, mais c’est trop tôt pour le père de Dilven, qui attend du futur époux qu’il ait une meilleure situation. Plutôt que se décourager, Sadown prend les choses en main et part travailler pour une compagnie pétrolière à Sulaymaniyah, à plusieurs centaines de kilomètres. Il vient en aide à sa famille, met de l’argent de côté et espère bien ne pas essuyer un nouveau refus. Tout bascule le 3 août 2014. Dilven est dans la maison familiale lorsque l’annonce tombe, l’État islamique prend village après village, massacre, enlève. Dans la précipitation, Dilven ne part qu’avec le strict minimum et lorsque Sadown tente de la joindre, la ligne est coupée. « J’ai essayé par tous les moyens d’avoir de ses nouvelles, car cela fait dix ans que je l’aime et je ne peux pas me faire à l’idée de la perdre. » Sans réponse. Les échos des atrocités défilent sur toutes les chaînes de télévision et Sadown enrage, ne sachant que faire.

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Les mariés dans leur tente
Crédits : Florian Seriex

Mais il n’y a pas que Dilven. Les parents du jeune homme aussi sont obligés de fuir, d’abord dans les montagnes, puis à travers la Syrie pour finalement trouver refuge à Zakho, dans les bâtiments en construction de Dabin City. Leur fils les rejoint immédiatement et tente sans succès de retrouver la trace de sa bien-aimée. Personne ne sait où elle se trouve. De son côté, la jeune fille a traversé la frontière turque avec sa famille. C’est là qu’elle va finalement retrouver la trace de Sadown, grâce aux réseaux sociaux, grâce à internet. Nous sommes début octobre, soit deux mois après qu’ils se soient perdus de vue lorsqu’il reçoit un message sur Facebook, elle est vivante, elle va bien. Et dans les jours qui suivent, lorsque Sadown réitère sa demande en mariage auprès du père de Dilven, ce dernier y accède enfin. C’est une cérémonie singulière qui s’est tenue dans le camp de déplacés de Berseve 2 à quelques kilomètres au nord de Zakho. Dans une des centaines de tentes d’un blanc immaculé, Dilven et Sadown se sont enfin dits oui. Pas de grande cérémonie ni de repas gargantuesque comme l’explique la jeune fille : « Pour le mariage, on a fait la cuisine le premier jour et on a appelé quelques personnes pour partager ce moment, mais dans une telle situation, c’est très difficile. » Pour preuve, ses parents n’ont pas assisté à la cérémonie, restés de l’autre côté de la frontière turque. Assis l’un à côté de l’autre dans la tente qui accueille également la famille du jeune homme, les nouveaux mariés ne perdent que rarement leur large sourire : « On pensait qu’on ne pourrait jamais se marier avec tout ce qui arrive aux Yézidis. Maintenant, nous sommes prêts à faire face car nous sommes réunis. » Et la prochaine étape ? « On va faire notre lune de miel dans cette tente », déclare Sadown dans un éclat de rire.

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Hassan Khalaf
Crédits : Florian Seriex

La nuit tombe sur Dabin City. Autour d’un feu de fortune, quelques personnes tentent de se réchauffer. Des ombres longent les murs de béton, se cachent derrière des bâches. Mohsen est parti retrouver ses frères. Ils n’espèrent qu’une seule chose, regagner au plus vite le Sinjar et fermer la parenthèse douloureuse de la misère et de la faim. Il est temps de partir. Je regarde une dernière fois Dabin, représentation miniature de la terrible crise qui a frappé le pays. La fureur des premiers jours a laissé place à la torpeur, la colère à la lassitude. Je pense aux petits vendeurs, au coiffeur, à Mohsen et Yousef. Les tas de briques diminuent de jour en jour. La vie ne s’arrête pas.


Couverture : Dabin City, par Florian Seriex.