À deux jours d’intervalle en ce mois de novembre 2020, Charli d’Amelio a dépassé les 100 millions d’abonnés sur TikTok et Marlene Schiappa s’est lancée sur la plateforme avec une vidéo qui fait référence à un meme YouTube de l’été dernier. Coïncidence ? Oui totalement, mais ce sont là les deux extrêmes d’un même spectre : TikTok est devenu incontournable (d’ailleurs avant d’aller plus loin, abonne-toi à notre chaîne).

Ces derniers mois, les choses se sont accélérées pour le réseau social chinois. Menacé d’être banni aux États-Unis – une histoire restée lettre morte –, le succès incroyable de TikTok a mis la dernière pelletée de terre sur Snapchat et lui permet de sourire en coin 😏 en voyant Instagram copier ses fonctionnalités sans parvenir à en saisir l’essence.

Haut lieu de la danse, de la créativité visuelle et de l’humour absurde, ce fils spirituel de Vine compte aujourd’hui plus de 800 millions d’utilisateurs actifs à travers le monde et trône en tête des applications les plus téléchargées sur l’Apple Store, loin devant YouTube, Instagram, Facebook et Snapchat. Voilà comment tout a commencé.

Au carrefour des contenus

Un iPhone vibre sur la table du salon, dans un appartement de Pékin baigné par une lumière encore jeune. Assis devant un ordinateur, Zhang Yiming saisit l’appareil, consulte le message et replonge ses pupilles noires dans le grand écran. L’homme de 35 ans a les cheveux en brosse, les sourcils discrets, le nez beaucoup moins. Deux autres ordinateurs sont à portée de main et, à côté d’une lampe de bureau surplombant une plante, des téléphones ont été étrangement empilés. On dirait un cairn, cet amas de pierres réalisé par les alpinistes. L’entrepreneur a le goût de la construction : en huit ans, il a bâti un groupe qui concurrence aujourd’hui les géants Snapchat et Facebook.

Son application, TikTok, a été téléchargée 1,65 milliard de fois sur Android et iOS, dont 738 millions de fois en 2019 contre 663 en 2018. Malgré son interdiction en Inde en avril, où se trouvaient 40 % des nouveaux utilisateurs il y a deux ans, le réseau social de vidéos a permis à la société ByteDance d’empocher 177 millions de dollars (161 millions d’euros). La Chine, où il s’appelle Douyin, ne représente plus que 7 % de ses téléchargements contre 16 % en 2019, signe d’une popularité grandissante à l’étranger.

Crédits : Zhang Yiming

Selon le bilan du site d’analyse du marché des mobiles Sensor Tower paru mi-janvier 2020, seul WhatsApp fait mieux (849 millions). Instagram, Snapchat et YouTube sont battus. Lors de la Digital Life Design Conference organisée à Munich le 19 janvier 2020, le patron de Snapchat, Evan Spiegel a avoué être un « grand fan » de TikTok. D’après lui, l’application chinoise est en capacité de terrasser Instagram. Le propriétaire de cette dernière, Facebook, a d’ailleurs tenté de lui barrer la route, sans succès, en créant Lasso. Aujourd’hui, le groupe de Mark Zuckerberg expérimente Reels, une fonctionnalité qui copie TikTok pour marcher sur ses plates bandes. Mais c’est désormais le contraire qui pourrait advenir.

Le 3 février 2020, la journaliste du New York Times Taylor Lorenz a annoncé que TikTok expérimentait une nouvelle interface, très similaire à celle d’Instagram. « Nous sommes toujours en train de chercher des moyens d’améliorer l’expérience utilisateur », a admis un porte-parole à The Verge. « Nous testons actuellement un design et une fonctionnalité pour donner aux utilisateurs plus de possibilités de personnalisation et d’interaction. » Pour le moment, ByteDance est « ce qui arrive après Facebook », juge Zhang Yiming. Mais il pourrait bientôt prendre la tête.

À en croire le consultant en nouvelles technologies américain Michael Spencer, la société a tout pour doubler le groupe de Mark Zuckerberg, voire pour concurrencer Google. Non contente de dominer l’immense marché asiatique, elle devient dorénavant populaire ailleurs. « ByteDance est méconnue en Occident », observe-t-il. « C’est la start-up média qui grandit le plus vite à l’heure actuelle parce que son intelligence artificielle (IA) est au carrefour des contenus. Toutes les applications qu’elle lance sont un succès car elle sait les rendre virales », observe-t-il. Son modèle a l’avantage de ne guère reposer sur la publicité et de faire un savant usage des algorithmes, grâce à quoi il offrirait une meilleure expérience.

Partenaire d’Intel, avec qui il a lancé un laboratoire pour développer des IA, ByteDance est capable de traiter 50 millions de gigabytes de données chaque jour, selon son vice-président, Yang Zhenyuan. Cela lui permet d’analyser les 500 millions de vidéos de ses utilisateurs et d’en tirer des recommandations, des compétences en matière de reconnaissance d’objets et, selon Michael Spencer, d’exercer de la surveillance. Or, toutes ces données proviennent pour une large part de jeunes voire de très jeunes individus. « C’est sans conteste la plateforme la plus jeune qu’on ait jamais vu », pointe Gary Vaynerchuk, patron de l’agence spécialisée dans les réseaux sociaux VaynerMedia. « Il y a beaucoup d’adolescents sur Snapchat et Instagram mais avec TikTok, on parle d’élèves de CE1 ou CE2. »

Pour avoir siphonné les informations personnelles d’enfants de moins de 13 ans, le groupe a été condamné par la justice américaine à payer une amende de 5,7 millions de dollars le 27 février dernier. « Les gérants de Musical.ly – désormais connu sous le nom TikTok – savaient que de nombreux d’enfants utilisaient l’application, mais ils n’ont pas demandé l’accord parental avant de collecter les noms, adresses emails et d’autres informations personnelles d’utilisateurs de moins de 13 ans », a constaté le président de la Federal Trade Commission (FTC), l’agence veillant au respect des droits des consommateurs américains.

« Cette sanction record doit rappeler à tous les services en ligne et sites internet qui ciblent les enfants que nous prenons le Children’s Online Privacy Protection Act (COPPA) très au sérieux, et que nous ne tolérerons pas que des entreprises l’ignorent éhontément. » Pour Zhang Yiming, cette amende ne représente pas grand-chose. Car les données qu’il amasse comme on empile les pierres d’un cairn valent des milliards.

L’alternative

Chaque jour, avant de s’asseoir à la table de son salon puis de rejoindre les bureaux de ByteDance, à Pékin, Zhang Yiming est réveillé par les messages de son téléphone. « Mes collègues commencent leurs discussions sur Weixin », confie-t-il. Lancée en 2011, l’application de messagerie chinoise offre aujourd’hui des services de paiement, de navigation et de rencontre. C’est un empire dans l’empire du Milieu. Les autorités s’en servent d’ailleurs pour épier les citoyens. Une version internationale a été lancée par le groupe Tencent sous le nom WeChat. Bytedance a imité le mouvement en déclinant Douyin en TikTok. Puis, il y a deux mois, la société de Zhang Yiming a carrément donné naissance à une application de conversation vidéo faisant concurrence à Weixin : Duoshan.

« Nous voyons de plus en plus d’utilisateurs de Douyin partager leurs vidéos sur d’autres réseaux sociaux, plateformes et canaux », a expliqué un responsable de ByteDance, Zhang Nan. « Avec le lancement de Duoshan, nous créons notre première application de messagerie vidéo pour leur permettre d’exprimer leur créativité et d’interagir directement avec leur famille et leurs amis. » Autrement dit, ByteDance marche sur les plates-bandes de Tencent. Rien ne l’arrête.

Lorsqu’il se réveille au son des messages qui arrivent sur son compte Weixin, Zhang Yiming constate que ses collègues échangent avant tout des nouvelles locales. C’est à partir de ce constat qu’il a créé Toutiao, une plateforme regroupant les informations quotidiennes de manière personnalisée grâce à une batterie d’algorithmes. Son ambition était de concurrencer Baidu, le moteur de recherche qui dispose d’un quasi monopole en Chine, mais dont les résultats sont d’après lui insatisfaisants, notamment à cause de la censure et de la publicité qui y règnent. Le cas de Wei Zexi en démontre d’ailleurs le danger : trompé par du contenu sponsorisé, ce patient atteint d’un cancer est mort en 2016 parce qu’il a suivi de mauvais conseils trouvés via Baidu.

Zhang Yiming

Né en 1983, un an avant Mark Zuckerberg, dans une famille modeste de la province de Fujian, sur la côte donnant sur Taïwan, Zhang Yiming a « toujours été un gros consommateur d’information ». Passionné par les ordinateurs, il a obtenu un diplôme d’ingénieur en logiciels à l’université de Nankai, puis a participé à la création de plusieurs start-ups, dont la plateforme immobilière 99fang. Sa volonté de mieux délivrer l’actualité a fini par séduire le Susquehanna International Group, qui lui a apporté les fonds pour lancer ByteDance en 2012. Afin d’offrir une alternative à Baidu, Toutiao étudie les recherches des utilisateurs et construit une hiérarchie de l’information en fonction de leurs habitudes. À l’été 2014, leur nombre s’élève à plus de 13 millions, attirant de nouveaux investisseurs. Cela tombe bien : plus ils sont nombreux, mieux les nouvelles sont référencées. « Nous mettons en avant l’information en fonction des recommandations, pas en fonction des requêtes », explique Zhang Yiming.

Fort de ce succès, le patron entreprend de lancer une de ces applications de streaming qui plaisent tant aux Chinois, déjà nombreux à se filmer en train de danser ou de chanter par l’intermédiaire de Kuaishou, l’outil de Tencent. À partir de septembre 2016, Douyin propose de partager des séquences de 15 secondes, un format court mais néanmoins plus long que celui de l’Américain Vine. Plébiscité par les jeunes, elles se répandant sur Weibo et Weixin à telle enseigne que Tencent finit par leur bloquer l’accès direct. Un an plus tard, ByteDance rachète l’application de Shangaï Musical.ly pour 800 millions de dollars, afin de devenir le spécialiste des vidéos de musiques créées par des amateurs. Les deux entités seront bientôt fondues en une.

Partenaire de MTV à l’occasion des Video Music Awards, Musical.ly commence à se faire remarquer aux États-Unis. « L’application attire une jeune audience de manière subtile et évidente. Ses utilisateurs créent de courtes vidéos dans lesquelles il peuvent faire du play-back, danser ou s’amuser sur des chansons populaires, des scènes de film ou d’autres sources audio, pour publier le tout sur des plateformes comme Instagram », note le New York Times en septembre 2016. Non seulement les artistes qui alimentent ces improvisations ne sont guère rétribués, mais ByteDance esquive la loi sur la protection des mineurs de moins de 13 ans en plaidant l’ignorance, pointe Denise G. Tayloe, spécialiste de la législation en la matière.

Comment ByteDance s’assurera-t-il de l’âge des utilisateurs ?

En Chine, l’entreprise a tôt fait de se conformer au désir des autorités. Jugé coupable d’avoir laissé du contenu sur ses plateformes, au printemps 2018, Zhang Yiming s’est empressé de publier un message sur Weibo pour reconnaître sa faute. Il a aussi accepté sans broncher de payer 5,7 millions de dollars. « Bien que nous ayons toujours considéré TikTok comme un lieu pour tous, nous comprenons les préoccupations concernant les jeunes utilisateurs », a indiqué l’entreprise dans un communiqué. « En collaboration avec la FTC, nous avons mis en œuvre des modifications de manière à proposer aux jeunes Américains une expérience différente comprenant des protections supplémentaires adaptées en matière de sécurité et de confidentialité. »

Comment ByteDance s’assurera-t-il de l’âge des utilisateurs ? Cela reste un mystère. Or, les version d’applications destinées aux enfants comme Vine Kids ou YouTube Kids n’ont jamais véritablement fonctionné. Et TikTok n’est semble-t-il pas prêt d’abandonner la collection de données personnelles. Ni ses chiffres stratosphériques.


Couverture : TikTok a raflé la mise à Instagram et Snapchat.