Dans chaque établissement correctionnel aux États-Unis, un réseau de drogue comme celui que je suis sur le point de décrire fonctionne et prospère. Vous pouvez me croire, je viens d’être libéré d’une prison fédérale après avoir passé 21 ans de ma vie derrière les barreaux. Tandis que beaucoup d’entre vous ont l’habitude de lire des histoires sur les trafics de drogue qui sont démantelés, vous avez peu de chances d’entendre parler des business florissants. Pour aider à expliquer l’un de ces systèmes, je suis entré en contact avec un homme que j’appellerai « Divine ». Afro-Américain, la cinquantaine, c’est un gangster à la voix suave, propre sur lui et éreinté par trop de muscu. Originaire de New York, ses prouesses en tant que trafiquant de drogue ont même été célébrées dans la tradition lyrique du hip-hop. Il purge une peine à vie dans une prison fédérale. Mais ce qu’il fait en prison lui rapporte de l’argent, du pouvoir, et le prestige d’être l’homme dont tout le monde parle. Il a accepté de me dévoiler de façon anonyme comment tout cela fonctionne.

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Un détenu en correctionnelle
Crédits : David Ross Smith

La mule

« Je fais transiter de la drogue dans le BOP [Bureau fédéral des prisons] depuis les années 1980 », commence Divine. Criminel de carrière, il a fait plusieurs séjours en prison fédérale et y passe du temps depuis ses 20 ans. Chaque fois qu’il en sortait, il recommençait son business dans les rues de New York. Il finissait toujours par enfreindre sa conditionnelle ou accepter un nouveau deal qui le conduisait à poursuivre sa vocation en prison, d’où il est devenu un opérateur de première classe : Il ne s’est jamais fait prendre pour ses trafics illégaux à l’intérieur du ventre de la bête. « Chaque fois que je rentre dans un établissement, la première chose que je fais est de repérer qui fait quoi », raconte Divine. « S’il y a une structure établie, je m’insère dedans. Sinon, je crée ma propre structure à partir de rien. Ce n’est pas si difficile. » Les substances illégales sont les articles de contrebande les plus recherchés dans les établissements correctionnels. En prison, où l’isolement, l’ennui et le stress sont monnaie courante, les mecs vendraient leur âme pour nourrir leurs addictions – et les hommes comme Divine jouent de ce besoin.

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Un détenu à l’isolement
Crédits : KPBS Online

Dans ce business, la priorité est de trouver des mules pour faire entrer la drogue à l’intérieur. « C’est souvent assez facile », me confie Divine. « J’ai juste besoin d’un blanc-bec qui reçoit pas mal de visites. De préférence avec une femme et des enfants qui viennent le voir tous les week-ends. Le meilleur moyen de trouver une mule, c’est d’avoir quelqu’un qui est au parloir régulièrement et qui a beaucoup d’activité autour de lui quand il y est. » « Pour être honnête, et je ne suis pas fier de dire ça », poursuit-il, « les enfants sont la meilleure couverture lorsque vous avalez des ballons. Ils distraient les gardiens parce qu’ils sont hyperactifs, et ça permet à la meuf du type de lui passer les ballons à avaler sans que personne ne s’en aperçoive. » Les ballons peuvent être transmis de bouche à bouche avec un baiser, ou cachés dans de la nourriture comme des sandwichs ou des paquets de chips. Mais pour en arriver là, un système élaboré doit être mis en place. Dès que Divine trouve un candidat approprié pour faire passer la drogue à l’intérieur, il doit tout mettre debout. C’est là qu’interviennent son expertise et sa réputation : Divine est réputé pour être un homme efficace quand il s’agit de ramener de la came en prison, même s’il n’y touche jamais lui-même.

Une fois que la drogue est dans l’établissement, les choses sérieuses peuvent commencer.

« Dès que j’ai trouvé le type pour faire passer la drogue, j’appelle un vieil ami de la rue et lui fais savoir que les choses sont en marche », raconte Divine. Il transmet toutes les informations à son ami : la date de la visite, l’adresse où envoyer la drogue préemballée, et où envoyer l’argent pour payer la famille de la mule. Tout cela se passe en dehors de la prison et est géré en un coup de fil. Comme il est probable que les autorités le mettent sur écoute (à moins qu’il n’arrive à avoir accès à un téléphone de contrebande), l’information doit être transmise codée. « Tout est mis en place au préalable avec mes hommes à l’extérieur », explique Divine. « Ils savent que quand j’appelle et que je dis certains mots ou certaines phrases, c’est pour lancer le mouvement. Je fais ça depuis si longtemps que ça marche comme sur des roulettes. » Une fois que la date de la visite est établie, les hommes de Divine à New York se procurent la drogue – de l’héroïne, de l’herbe ou des Oxys –, l’emballent dans des ballons et l’envoient au visiteur, qui la fera passer à son ou ses proches à l’intérieur. Les avantages pour la mule ? De l’argent pour sa famille et pour lui du matos gratuit. Une fois que la drogue est dans l’établissement, les choses sérieuses peuvent commencer.

Les transactions

« Quand je sais que c’est sur le point d’arriver, je demande à mes hommes de se mettre en place pour vendre les paquets », dit Divine. D’autres sont recrutés pour collecter la drogue de la mule, la cacher et l’emballer avant la vente. Encore une fois, Divine lui-même ne touche jamais la drogue.

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Les hommes de l’ombre
Crédits : David Ross Smith

Il veut que ça reste un truc de new-yorker. Il utilisera des types de l’extérieur s’il le faut, mais il préfère employer ses homies. « Les gars de New York savent mieux faire », me fait-il savoir. « Et surtout ils savent la boucler quand les choses tournent mal. » Pour collecter en toute sécurité, Divin recrute également deux hommes de main, des voyous connus dans la prison pour faire peur à tout le monde, « des mecs vicelards qui voient tout en noir et blanc », comme il les décrit. « Il est facile de les trouver. Ils cherchent la moindre excuse pour écraser des gens, et je leur donne la justification dont ils ont besoin pour suivre leurs bas instincts. » Ses exécuteurs feront des pieds et des mains pour protéger Divine, parce qu’il les récompense dûment de lui permettre de faire ses affaires tranquillement. Si quelqu’un ne paie pas ou s’il y a un problème, il lui envoie ses sbires pour qu’ils lui mettent une raclée. Quand la drogue est vendue, les paiements sont collectés sous de nombreuses formes différentes. Les plus petites transactions sont effectuées via la cantine de prison. Cela signifie que Divine donnera à son client une liste d’articles à acheter le jour de la semaine où il pourra se rendre à la cantine. Le client lui achètera des chaussures, des sweats, des shorts, de la nourriture ou des produits d’hygiène en utilisant l’argent de son compte carcéral, pour ensuite lui amener la marchandise ou la confier à ses gars dans un sac à linge. Les timbres sont une autre méthode courante de paiement, car ils sont petits et qu’ils ont une importante valeur en grand nombre.

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Insider
Crédits : David Ross Smith

Puis il y a des transactions de rue à rue. C’est lorsque vous demandez à un membre de votre famille ou à l’un de vos amis en dehors de la prison d’envoyer de l’argent à l’adresse fournie par le dealer. Disons que vous me devez 800 dollars. Je peux vous donner l’adresse de ma copine, vous appelez vos potes et leur dites de lui envoyer ou de lui transférer 800 dollars. Le trafic a beau avoir lieu en prison, la majeure partie de l’argent change de mains à l’extérieur, soit pour enrichir les membres de la famille du dealer, rembourser ses associés, ou amasser un pécule pour quand il sortira de prison. Vous pouvez également envoyer ou transférer de l’argent à quelqu’un directement à partir de votre compte carcéral. En prison, beaucoup de gens ont des dizaines de milliers de dollars sur ces comptes. Tout ce qui dépasse 500 dollars est censé être signalé et étudié, mais vous pouvez tout simplement dire que vous envoyez l’argent à vos enfants, ou quelque chose comme ça. Peu importe la forme que prennent les paiements, compte tenu des règles de l’offre et de la demande dans un environnement contraint, Divine se fait un sacré paquet de blé. « À partir d’un gramme d’héroïne, qui coûte entre 75 et 100 dollars dans la rue, je peux faire 1 200 dollars », me dit-il. « Un gramme se découpe en 12 parts à 100 dollars pièce. C’est ce que j’ai en retour. Mes gars à l’intérieur gèrent la cantine et les timbres, les transferts et les transactions de rue à rue avec mes gars à l’extérieur. Voilà comment je suis payé. »

Encaisser

Tout ceux qui s’investissent dans le deal sont récompensés – avec de l’argent, de la drogue, des produits, des timbres ou juste en gagnant une réputation. « Il y a des mecs qui veulent être impliqués pour l’argent, d’autres pour la drogue, mais certains veulent juste faire partie du business pour être associés avec moi », assure Divine. « Quand vous avez une réputation et que vous êtes bien établi, les mecs savent qui vous êtes et il est facile d’amener des gens à se placer sous vos ordres. Je ne suis pas un mauvais mec, un tyran ou même le type le plus dur des alentours, mais je suis juste et ferme. Si vous travaillez pour moi, je fais en sorte que vous soyez payé. Si vous avez fait entrer de la drogue, alors vous avez fait votre part. Tout le monde est payé quand je fais un deal. Ça marche mieux de cette façon et ça me permet de continuer à faire ce que je fais. »

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« Tout le monde peut se faire prendre »
Crédits : David Ross Smith

Tout le monde peut se faire prendre. Tout le monde peut se relâcher ou devenir complaisant. Dans le commerce de la drogue en prison, vous devez toujours être sur le qui-vive et trouver de nouveaux moyens. Car pendant que vous pensez à votre argent et que vous faites des plans avec, quelqu’un d’autre est aussi en train de penser à votre argent et faire des plans avec… Quelqu’un peut toujours moucharder. Mais Divine se tient à carreau. Il a des gars pour gérer à la fois la drogue et les circuits, des gars pour le protéger de ses rivaux en prison, et une personnalité de diplomate qui le maintient au-dessus de tous soupçons. Il est presque impossible d’obtenir des preuves qui le lient à la drogue, et si les autorités savent qui il est, c’est seulement par ouï-dire. Oh bien sûr, on a enquêté sur lui, mais il a toujours été en mesure de résister à la pression. S’il est jeté au trou, expédié dans une autre prison ou harcelé, il s’en sort tout simplement, agit comme si de rien n’était et recommence de zéro. Même s’il était pris, il prendrait un peu plus de temps derrière les barreaux, mais il est déjà condamné à vie.

Des hommes comme Divine existent dans chaque cour de prison.

Dans le système de Divine, tout le monde a un intérêt dans la préservation du business : les toxicomanes dans l’établissement, les revendeurs, ceux qui emballent et ceux qui cachent, les mules, les exécuteurs et évidemment Divine, qui supervise toute l’opération et empoche la majorité des profits. Tout est orchestré par la ruse et la personnalité d’un seul homme. Peut-être que le pied que Divine prend à être cet homme est une façon pour lui de compenser le fait d’avoir à passer le restant de ses jours derrière les barreaux. Et des hommes comme Divine existent dans chaque cour de prison.


Traduit de l’anglais par Sophie Cartier d’après l’article « How to Run a Drug Dealing Network in Prison », paru dans Substance. Couverture : Une cellule dans un complexe carcéral américain, par KPBS Online. Création graphique par Ulyces.