Diamants verts

Sur les contreforts du pic Tancitaro, quelque part entre la capitale du Mexique et le Pacifique, un enchevêtrement de tuiles et de tôle affleure au milieu d’une épaisse forêt, tapis de verdure à l’orée des cimes. Cette ville baptisée comme la montagne, Tancitaro, n’est qu’un minuscule point, perdu dans l’État de Michoacan. À l’entrée, un globe terrestre cerclé par une bande métallique en forme de poire accueille les rares visiteurs. En réalité c’est un avocat, la fierté du coin. Chaque année, pour 1 million de dollars de ce fruit est vendu, en majorité aux États-Unis. Une manne qui suscite des convoitises.

Il y a encore peu de temps, chaque producteur mexicain devait verser
10 % des recettes aux cartels. Sans quoi, des enfants étaient séquestrés, des paysans démembrés et exposés sur la place publique, quand on ne retrouvait pas carrément des familles entières exécutées ou pendues. La production d’avocats avait des airs de trafic de drogue et de guerres de gang.

 

Tancitaro

En 2013, las de porter les stigmates d’une violence restée impunie par une police corrompue, les paysans se sont armés lourdement et ont réglé seuls leurs comptes avec le gang le plus puissant de la région : Los Caballeros Templarios. Ils se sont soulevés au cours d’une réunion organisée par Fernando Hernández, mi-shérif, mi-agriculteur, qui parvint à réunir 3 000 producteurs, bien déterminés à faire tomber les hommes de mains d’une mafia sur-puissante. Pendant un an, les habitants de la région du Michoacán ont ainsi été témoins des affrontements entre narcotrafiquants et producteurs, qui s’échangeaient des tirs en pleine rue, à toute heure du jour ou de la nuit.

Depuis, il faut montrer patte blanche pour pénétrer dans les rues. À la frontière de la ville, des hommes contrôlent chaque voiture, Kalachnikov au point, pour s’assurer qu’aucune n’abrite un narcotrafiquant avide d’or vert. Fernando Hernández veille au grain, fouille les habitacles un par un, pour protéger ce que la ville a de plus cher : ses champs d’avocatiers. Un calme relatif est revenu. Mais ce sont les milices qui font la loi.

À ce contexte tendu s’ajoute une pression sur les prix de la part des détaillants basés aux États-Unis. Là-bas, l’avocat est branché, surtout pendant le Super Bowl, la finale du championnat de football américain. Alors les récoltants ont fait grève pendant deux semaines, début novembre 2018, dans tout l’Etat du Michoacán. Un accord sur le tarif a été trouvé, mais les conditions de travail restent les mêmes : les travailleurs sont exposés à des pesticides, la déforestation continue et la violence n’est pas résorbée. Autrement dit, si l’avocat figure souvent dans les brunchs à la mode, des deux côtés de l’Atlantique, il n’est peut-être pas si cool.

Fruit défendu

Ces conditions poussent certains restaurateurs à faire de l’avocat un fruit défendu. Le 4 décembre 2018, JP McMahon, chef irlandais étoilé au Michelin, lance l’alerte et assure dans l’Irish Independent qu’en consommer n’est pas mieux que de se nourrir de « poulets élevés en batterie ».

JP McMahon

Aussi inquiet de voir la violence qui entoure la culture de l’avocat que de constater la catastrophe écologique qu’elle créée, le cuisinier a tout bonnement décidé de retirer l’avocat de ses menus, il y a plus d’un an. Car si le danger des cartels semble être jugulé, c’est désormais celui des pesticides et de la déforestation qui plane. « Parfois, nous oublions que l’agriculture industrielle est néfaste. La plupart du temps, lorsque nous pensons à un régime végétarien ou vegan, nous nous disons que c’est une manière plus durable et plus écolo de nous alimenter », nous explique cet ancien végétarien et supporter du « manger local ».

Au Mexique, les forêts de pins sont ainsi peu à peu disséminées au profit des avocatiers, qui consomment énormément d’eau et sont arrosés de produits phytosanitaires toxiques. « Je ne comprends pas pourquoi à cette époque de l’année, en plein hiver, tous les restaurants d’Europe ont besoin d’avoir leur avocado toast, alors qu’on peut contrôler sa consommation et cuisiner avec ce qui pousse autour de nous. Sur le long terme, la déforestation est extrêmement inquiétante, car elle engendre des problèmes bien plus importants, au niveau du réchauffement climatique », dénonce le chef, qui compare l’agriculture industrielle à « l’élevage intensif de bœufs ». 

« Les restaurateurs doivent être plus créatifs et arrêter d’aller toujours vers l’option la plus facile. Ils sont parfois fainéants et se contentent de servir ce qu’ils croient que les gens veulent, par opposition avec ce qui est mieux pour l’environnement ou pour le système de production alimentaire local », déplore JP McMahon.

Instavocat

Devenu la star des brunchs et des comptes Instagram des blogueuses cuisine, l’avocat a vu sa popularité exploser à la faveur d’une grande opération marketing. « Cela vient en grande partie des États-Unis, où il existe un héritage mexicain très important », analyse JP McMahon. C’est en effet en fouillant dans l’histoire du Mexique que l’on retrouve les preuves des premières consommations d’avocat, qui viendrait d’ailleurs du mot ahuacatl, en nahuatl, une macro-langue de la famille uto-aztèque. Cela signifie « testicule ». Mais jusqu’au début du XXe siècle, on appelle le fruit la « poire-alligator », un nom guère sexy. L’image du fruit doit absolument se réinventer, pour coller aux envies des Américains.

Dans les années 1990, les producteurs d’avocats s’associent donc à la société internationale de conseil en relations publiques Hill & Knowlton, pour faire de l’avocat le nouveau produit à la mode. Encore perçu comme un fruit exotique compliqué à manger, il change de nom au profit de l’avocado, et va ainsi puiser dans ses racines hispaniques, un brin plus vendeuses. L’avocat est ensuite présenté comme un super aliment, riche en bienfaits et le personnage Mr. Ripe Guy est même inventé, pour apprendre aux consommateurs quand et comment manger le fruit encore si mystérieux.

https://www.youtube.com/watch?v=ijVLdH5dt-c

En 1992, loin des collines d’avocatiers encore tranquilles, les Américains se réunissent devant le Super Bowl, qui n’est plus qu’un simple événement sportif, mais l’occasion de consommer… principalement de la nourriture. 
Hill & Knowlton a tout prévu. Des joueurs de chaque équipe de la NFL présentent leurs recettes de guacamole, préparé en famille, et invitent les téléspectateurs à voter pour leur préférée. Des échantillons de guacamole sont distribués et l’avocat devient alors un snack du quotidien, accessible, cool, et excellent pour la santé. Depuis, chaque année au moment du Super Bowl, les ventes d’avocats explosent, le public américain étant désormais conditionné à arroser le fruit de citron et de coriandre pour le déguster devant le match.

Si le Super Bowl a donc joué un rôle important dans l’essor de l’avocat, les chefs n’y sont pas totalement étrangers. Bars dédiés dès le début des années 2010, invention de l’avocado toast en 2013 et smoothies verts en tous genres ne font qu’accroître sa côte de popularité. Le fruit devient même un symbole de la pop culture, qui s’imprime sur les chaussettes, s’étale en masque sur le visage, ou se fait tatouer sur de jeunes mollets.

Cette opération marketing porte encore ses fruits. En 2018 la population américaine a ainsi dévoré 65 millions de tonnes d’avocats sous forme de guacamole en une seule soirée : celle du Super Bowl. En 2017, aux États-Unis, le prix de l’avocat a augmenté de 125 %, tandis que la déforestation du Michoacán se poursuit à un rythme de 2,5% par an. 

Éthique

Pour assurer une offre constante, les agriculteurs mexicains arrachent des forêts entières de pins, remplacées par des avocatiers assoiffés d’eau et nourris aux pesticides neurotoxiques. « Ces produits tuent les insectes en empoisonnant leur système nerveux, mais le problème, c’est que ce mécanisme est le même par lequel ces insecticides intoxiquent l’homme », nous explique le professeur de toxicologie Alfred Bernard de l’Université catholique de Louvain, en Belgique.

Dans les champs, ces produits ultra-nocifs sont souvent maniés comme de simples engrais par les paysans qui ne portent pas de protections. Aspergés à proximité des écoles et des habitations, ils finissent par contaminer des villages entiers. « Ce sont des substances qui doivent être manipulées avec beaucoup de précautions car il y a des risques d’intoxication aiguës et chroniques. On estime que ces produits phytosanitaires sont responsables de 200 000 décès dans le monde, en particulier dans les pays en voie de développement », confirme le professeur.

 

S’il n’existe pas de consensus au sujet de l’impact direct des pesticides sur les grossesses, Albert Bernard affirme qu’ils s’agit de produits qui « passent la barrière placentaire, et qui représentent donc des risques pour le fœtus, surtout en cas d’exposition professionnelle, ou para-professionnelle, c’est-à-dire pour les familles des producteurs ». Maladie de Parkinson, malformations, maladies cognitives ou neurodégénératives : les populations exposées risquent leur vie, contrairement au consommateur, pour qui l’avocat reste un produit sain. 

« Les bienfaits dépassent largement les risques, qui se trouvent en amont, dans ces pays où les conditions de travail sont telles qu’il existe un danger réel pour ceux qui les manipulent, mais aussi pour l’environnement », confirme Albert Bernard, qui précise qu’en « aucun cas les pesticides sont assez présentes pour annihiler les effets bénéfiques des fruits et légumes » que nous consommons en Europe. « Les marges de sécurité sont très importantes par rapport aux seuils de toxicité et les concentrations maximales permises sont très basses en Europe », explique le professeur, qui se dit « rassuré » d’un point de vue sanitaire, mais « inquiet » pour l’environnement.

Car en plus de la déforestation et de la consommation astronomique d’eau, la production d’avocat empoisonne les nappes phréatiques, où les pesticides peuvent résider pendant des décennies. Comme le chef JP McMahon, le chercheur exhorte donc les consommateurs à acheter bio, pour « préserver la faune, la flore et les sols ».

« Je ne dis pas que l’avocat est mauvais en soi, on peut en trouver de bons lorsque c’est la saison en Europe, sur les îles Canaries par exemple. Je voudrais juste que les gens réfléchissent un peu plus à la saisonnalité et qu’ils se demandent si les producteurs ont reçu un prix juste », déclare le chef irlandais. « En consommant bio, vous protégez l’agriculture qui ne manipule pas ces produits toxiques, mais aussi l’environnement », encourage de son côté le chercheur belge, déplorant que les « alternatives non nuisibles et efficaces, notamment pour les grandes cultures, soient encore difficiles à trouver ».

Malgré tout, Albert Bernard a bon espoir et pense voir une diminution progressive du « nombre de produits préoccupants et des molécules actives ».
« Un jour, nous auront des produits phytosanitaires totalement biologiques, mais ce n’est pas pour maintenant. Quant au Mexique, la priorité serait des mesures de prévention, car l’impact sanitaire est bien présent, sur les travailleurs qui ne bénéficient même pas d’un suivi médical ». Dit autrement, ils sont plus surveillés par les milices que par les médecins.

Couverture : 青 晨/Ulyces