Le palais

Il fait nuit à Paris, ce lundi 10 décembre 2018. Encadré par deux lampes en forme de chandeliers, Emmanuel Macron fiche ses grand yeux céruléens dans la caméra. Autour de lui, les dorures de l’Élysée sont intactes. Les gilets jaunes n’ont pas marché sur le palais comme certains le promettaient, mais ils ont vigoureusement ébranlé ses occupants. À tel point que, au deuxième plan, on se prend à voir du fluo dans les étoiles du drapeau européen, tronquées par la bannière française.

Assorti au crépuscule du dehors par son costume marine, le président de la République tient ses mains à plat sur le bureau. Elles s’agitent légèrement quand il ouvre la bouche, mais les coudes restent sur la table, sans doute retenus parla directive d’un conseiller. L’apaisement a aussi ses effets de manche. « Je n’oublie pas qu’il y a une colère, une indignation », glisse le chef des armées, comme si la chose était possible après pareils événements.

Pour éteindre la révolte, Emmanuel Macron décrète l’état d’urgence économique et social. « J’ai besoin », dit-il, « que les grandes entreprises, nos concitoyens les plus fortunés aident la nation à réussir. Je les réunirai et prendrai des décisions en ce sens dans les prochaines semaines. » Leurs numéros de téléphone ne devraient pas être trop difficiles à trouver. Après avoir refusé de revenir sur la suppression de l’Impôt sur la fortune (ISF), l’ancien ministre de l’Économie précise que « le débat national annoncé doit être beaucoup plus large. »

Le dialogue avec la représentation nationale ne suffit pas tant elle lui est de toute manière inféodée.« Le parlement n’a pas les rênes et il est englouti par la surabondance de députés La République en marche (LREM) », observe Sophie Wahnich, directrice de recherche en histoire et sciences politiques, qui travaille sur les transformations radicales des mondes contemporains au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Si les gilets jaunes se sont si souvent adressés directement à lui, c’est selon elle parce qu’il a fait fi des corps intermédiaires. Il faut maintenant reprendre langue.

« Je veux que soient posées les questions qui touchent à la représentation, la possibilité de voir les courants d’opinion mieux entendus dans leur diversité », poursuit Emmanuel Macron. « Une loi électorale plus juste, la prise en compte du vote blanc et même que soient admis à participer au débat des citoyens n’appartenant pas à des partis. » Réprouvant un fonctionnement « trop centralisé » du pouvoir au centre duquel il se trouve, le Président assure aussi que « chacun aura sa part [au débat], gouvernement, assemblée, partenaires sociaux et associatifs ».

Alors, Emmanuel Macron rencontrera les maires de France région par région. Quelle part sera donnée à cette consultation dans les arbitrages ? Mystère. En tous cas, « je veux en assurer moi-même la coordination, en recevoir les avis, prendre ainsi le pouls vivant de notre pays », indique-t-il. Autrement dit, conscient qu’il est un rien hors-sol, le dirigeant prête personnellement l’oreille aux représentants du peuple, comme le roi condescendait autrefois à réunir les états généraux.

« Dans un État monarchique où la volonté du souverain, quand elle est d’accord avec la constitution nationale, fait nécessairement loi, la convocation des états généraux doit être considérée comme un remède violent qu’on ne doit administrer que dans un moment de crise, où tout autre moyen paraît insuffisant », constatait le député du tiers état Julien-François Palasne-Champeaux. C’est bien la crise qui a poussé Emmanuel Macron au débat. Mais l’histoire montre que ce mode de gouvernement ne permet pas toujours de la résoudre sans heurt.

Emmanuel le Gaulois

Emmanuel Macron agite sans cesse les mains, ce mercredi 29 août 2018, devant le théâtre royal du Danemark. Le dos aux canaux de Copenhague, le président français flatte son hôte, la reine Margrethe II. La fléxisécurité nordique lui plait. « Ce qui est ici possible est lié à une culture, un peuple marqué par son histoire, et ce peuple luthérien qui a vécu les transformations des dernières décennies n’est pas exactement le Gaulois réfractaire au changement. Mais… encore que. » Déjà critiqué pour avoir pensé tout haut que les Français « détestent les réformes », à l’été 2017, en Roumanie, l’homme qui avait fait ses premiers pas de président devant l’ancien palais royal du Louvre s’est retrouvé de nouveau contesté.

Dans un sourire ironique remonté d’un haussement d’épaule, le chef d’État s’est expliqué dès le lendemain : « Je n’ai pas le sentiment que ce soit un scoop que la France ait été composée de tribus gauloises et c’est pour moi une très grande fierté. » C’est même parmi leurs rangs que sont nés les ancêtres des états généraux. Dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules, César constate que les Gaulois organisent des conseils populaires pour éclairer leurs décisions politiques. L’empereur romain décide d’ailleurs se s’appuyer sur ceux-ci de manière à en faire des rouages d’une immense administration.

« Les assemblées connues sous le nom de Conventus ou Commune conciulium », relate le juriste Georges Picot dans son Histoire des états généraux, « se réunirent fréquemment pour s’occuper des affaires locales, régler l’assiette et la répartition de l’impôt, émettre des avis, formuler des remontrances, jouissant en un mot d’attributions consultatives assez étendues, à la condition de ne jamais se mêler de la politique générale » Au début du Ve siècle, les magistrats et les propriétaires fonciers se retrouvent à Arles, à la fin du mois d’août pour délibérer sous l’égide du préfet des Gaules, témoigne l’historien Augustin Thierry dans Lettre sur l’histoire de France.

Sous l’effet des inégalités, à en croire l’historien François Guizot, les assemblées ne sont après la chute de l’empire romain plus composées que de grands propriétaires, de la haute aristocratie et du clergé. Aussi, les rois mérovingiens viennent-ils s’y faire acclamer plus que délibérer. Après Pépin le Bref (714-768), Charlemagne(742 ?-768) les réactive. Pour ces deux empereurs, il s’agit de bénéficier de l’appui du peuple, malgré leur appartenance à la noblesse, et de centraliser un territoire encore relativement composite. Son morcellement postérieur sonnera au demeurant le glas de ces assemblées. Ne subsistent que des cours féodales où les vassaux prêtent allégeance au suzerain.

Fort d’un fief recomposé, Philippe Auguste (1165-1223) se veut à la fois juge et médiateur. « Plus les cités seront riches et puissantes, plus tes ennemis et adversaires douteront de t’assaillir », explique son successeur, Saint Louis, à son fils. « Ainsi, au XIIe siècle, la délibération n’existait-elle pas encore comme un droit, mais déjà elle servait d’appui et de conseil », constate Georges Picot. « En ce sens Saint Louis prépara admirablement les éléments qui allaient former les états généraux. » C’est finalement Philippe le Bel qui les institue. Ulcéré par la papauté, qui s’est engagée en 1302 « à la réformation du royaume, à la correction du roi », le souverain convoque les barons et les prélats qui exercent son territoire pour obtenir leur soutien contre l’Église.

« Par un étrange contraste, ce fut le souverain engagé le plus hardiment dans la voie du despotisme qui réunit le premier de véritables états généraux », résume Georges Picot. Il est encore question d’impôts et de succession au cours des éditions suivantes. En 1614, réunis sous la bannière du tiers états, les participants qui ne représentent ni la noblesse ni le clergé consacrent la toute-puissance du roi « ne tenant sa couronne que de Dieu seul ». La monarchie n’aura plus à rassembler les états généraux avant 1789.

Le danger

Les yeux rivés dans l’objectif, les mains collées au bureau, Emmanuel Macron égrène les mesures à venir, faisant peu de cas des consultations qu’il vient juste d’annoncer. « Vous le voyez, nous répondrons à l’urgence économique et sociale par des mesures fortes, par des baisses d’impôts plus rapides, par une meilleur maîtrise des dépenses plutôt que par des reculs. » Il a en maintenant fini de cette allocution, ce lundi 10 décembre 2018. « Mon seul combat c’est pour vous, notre seule bataille c’est pour la France. Vive la République, vive la France », conclue-t-il. « Qui veut le bonheur du peuple, qui veut le roi », se terminait le discours de Louis XVI, le 22 février 1787, à Versailles.

À cette période, le royaume de France est exsangue. « Les finances étaient donc encore dans un grand dérangement quand sa majesté est montée sur le trône », indique le roi à l’Assemblée des notables. « Elles restèrent à peu près au même état jusqu’en 1776, époque à laquelle le déficit fut estimé être de 37 millions. » Pensant profiter de la guerre d’indépendance des États-Unis pour récupérer les territoires nord-américains cédés à l’Angleterre en 1763, la France entre en conflit contre la « Perfide Albion. » Elle continue ainsi de creuser son déficit, empruntant 440 millions pour mettre en état sa flotte jusqu’en mai 1781. Au total, de 1776 à 1786, 1 250 millions sont empruntés. « Il est impossible de laisser l’État dans le danger imminent auquel l’expose un déficit tel que celui qui existe », se lamente le roi.

Louis XVI n’a, pense-t-il, d’autre choix que de créer un nouvel impôt, alors que les mauvaises conditions climatiques poussent déjà les paysans à de continuelles révoltes. Afin de passer outre l’avis des parlements régionaux qui enregistrent les actes du roi, il institue des assemblées provinciales par l’édit du 26 juin 1787. À Bordeaux, Grenoble et Besançon, les représentants du tiers état s’y opposent. L’année suivante, le garde des Sceaux, Lamoignon convainc le souverain de décimer les parlements moyennant une série d’ordonnances. En représailles, le parlement de Paris proclame le 3 mai 1788 « les libertés fondamentales du royaume ». Il exige le droit de conserver le contrôle des lois, l’abolition des lettres de cachet et la convocation des états généraux, sur le modèle de ce qui se faisait des siècles auparavant.

Faute de soutien, tant parmi la noblesse que dans le clergé, Louis XVI prétend être d’accord sur le principe mais souhaite d’abord convenir des conditions : « Sa Majesté cherchera toujours à se rapprocher des formes anciennement usitées ; mais lorsqu’elles ne pourront être constatées elle ne veut suppléer au silence des anciens monuments qu’en demandant, avant toute détermination, le vœu de ses sujets, afin que leur confiance soit plus entière, dans une assemblée vraiment nationale, par sa composition, comme par ses effets. » Le 27 décembre 1788, acculé, le roi finit par convoquer les états généraux. Dans cette optique, les assemblées chargées d’élire ceux qui les y représenteront rédigent des cahiers de doléances, de manière à s’assurer que leurs intérêts soient défendus.

Le 5 mai 1789, dans la salle des Menus-Plaisirs, à Versailles, quelques regards noirs sont tournés vers un certain Emmanuel-Joseph Sieyès. Avant de venir siéger ici, l’abbé a fait publier un pamphlet intitulé Qu’est-ce que le Tiers-État ? Au nom du peuple, ce grand bourgeois recommande de se dissocier du clergé et de la noblesse. Surtout, « si nous manquons de constitution, il faut en faire une : la nation seule en a le droit », écrit-il. « Les états généraux, fussent-ils assemblés, ils sont incompétents à rien décider sur la constitution. Ce droit n’appartient qu’à la nation seule. » Les trois corps ne pouvant s’entendre sur le mode de scrutin, l’abbé Sieyès réunit une assemblée nationale dans la salle du Jeu de Paume, elle aussi à Versailles.« 

« Nous ne sortirons que par la force des baïonnettes », y aurait déclamé le comte de Mirabeau. L’Ancien régime est sur le billot. Le nouveau monde d’Emmanuel Macron, lui, tient encore bon.