Pillages et destructions

Le 26 février 2015, l’État islamique diffusait une vidéo de ses partisans détruisant d’antiques vestiges assyriens dans le musée de Mossoul, au nord de l’Irak. En quelques minutes, ils désintègrent au marteau-piqueur la face d’un taureau ailé vieux de 3 000 ans, et réduisent en poussière quatre statues des rois de Hatra vieilles de 2 000 ans. La même semaine, ils ont brûlé des milliers de livres et de manuscrits rares de la bibliothèque de Mossoul.

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Amr Al-Azm
Crédits : Twitter/Amr Al-Azm

Une semaine plus tard, Ahmad Salem, 28 ans, diplômé d’archéologie, franchissait la frontière syrienne et pénétrait dans le territoire contrôlé par l’EI avec pour seules armes une tablette, une caméra et un téléphone dont le contenu, s’il était découvert, pourrait lui coûter la vie. Sa mission : photographier les preuves des crimes perpétrés à l’encontre de l’héritage culturel de son pays. Salem – dont le nom a été changé pour protéger son identité – fait partie d’un réseau clandestin de militants qui documente la mise à sac des trésors syriens antiques. Les agissements de l’État islamique apparaissent souvent sur leurs photos. Lorsque le groupe extrémiste ne détruit pas les antiquités, il les dérobe pour les revendre au marché noir. Un commerce que certains experts estiment vital pour les finances de l’organisation. « Le pillage est bien plus intensif et criminalisé dans les territoires contrôlés par l’État islamique », souligne Amr Al-Azm, un archéologue travaillant pour le réseau depuis la Turquie et les États-Unis, son pays de résidence. Et ces zones sous contrôle de l’EI sont les plus risquées de toutes pour les défenseurs du patrimoine comme Salem. « Nous devons nous montrer extrêmement prudents, surtout avec l’État islamique », explique Amr Al-Azm. « Il y a beaucoup d’argent en jeu et il s’agit d’un véritable milieu criminel, pas d’une bande de geeks en quête de frissons. » Les défenseurs du patrimoine envoient leurs preuves à Amr Al-Azm, l’ancien responsable du service des recherches au département général des Antiquités et musées de Syrie. Avec ses collègues, il utilise ces images pour faire pression sur les organisations internationales chargées de réprimer le pillage et le trafic. En hommage aux soldats américains qui tentaient de sauver l’art européen des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, Amr Al-Azm surnomme son réseau d’activistes – qui compte plusieurs de ses anciens étudiants – les « Monuments Men ».

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Le Krak des Chevaliers
Gouvernorat de Homs, en Syrie
Crédits : Ed Brambley

Avec des reliques remontant à la Mésopotamie antique, la Syrie est connue pour être une des régions les plus riches du monde en matière de patrimoine archéologique. Parmi ces reliques, on trouve les premiers exemples d’écriture en langue sumérienne, les sculptures d’albâtre du royaume de Mari, et six sites classés au patrimoine mondial par l’Unesco, parmi lesquels les forteresses du Krak des Chevaliers et celle de Saladin (Qal’at Salah El-Din). Pendant que la guerre fait rage, criminels et groupes armés ont mis à sac nombre de ces sites fragiles pour alimenter un commerce parfaitement illégal mais très lucratif. La destruction du patrimoine culturel syrien est « la plus désastreuse que nous ayons jamais vu », estime France Desmarais, directrice des programmes au Conseil international des musées (ICOM). Et si l’État Islamique est sans doute le pire des coupables, aucune des parties impliquées dans le conflit syrien n’a les mains propres. En guise de dommages de guerre, les soldats du gouvernement ont autorisés le saccage d’Apamée, une cité antique désormais criblée de 15 000 trous creusés par les pillards. Les rebelles modérés, eux, ont échangé des objets volés contre des armes au Liban. Des brigades de Jabhat al-Nosra ou de l’Armée syrienne libre sont également connues pour amasser des vestiges et profiter de leur commerce dans les zones qu’elles contrôlent. « Les combattants de l’État islamique sont arrivés dans la région et ont découvert une situation qui existait déjà », confirme Asmr Al-Azm. « Ils l’ont exploitée et aggravée, mais ils ne l’ont pas créée. »

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Né au Liban d’un père syrien, cet homme de 51 ans a passé la plus grande partie de sa jeunesse à Damas. Il faisait partie de la vague de jeunes cadres expatriés qui étaient revenus en Syrie à la fin des années 1990, en espérant que Bashar al-Assad, fraîchement parvenu au pouvoir, incarnerait une force de changement. Il est devenu professeur à l’université de Damas et, plus tard, a rejoint le département des Antiquités. « Au début, tout allait pour le mieux », se rappelle-t-il. « Mais nous avons vite réalisé que ce n’était qu’une supercherie. Quand Bachar a pris la relève après la mort de son père, les projets de réforme ont été jetés par la fenêtre. »

Leur plus grand ennemi n’avait pas encore montré son visage : l’État islamique.

Il a quitté la Syrie en 2006 pour enseigner à l’université Brigham Young, avant de s’établir à l’université d’État de Shawnee, dans l’Ohio. À mesure que la Syrie s’enfonçait dans la guerre civile, il assistait à la mise à sac du patrimoine qu’il avait autrefois cherché à préserver. Amr Al-Azm et ses « Monuments Men » ont été poussés à agir à la fin de l’année 2012. La ville de Maarat, au nord de la Syrie, était assiégée et détruite par les obus des rebelles ou par les barils d’explosifs jetés depuis les avions de l’armée du gouvernement. Aux abords du centre-ville se dressait le musée centenaire qui abritait l’une des collections de mosaïques les plus importantes du pays. Certaines, datant des époques romaine et byzantine, évoquaient la légende de Romulus et Remus, d’autres représentaient des loups et des lions attaquant leurs proies ; d’autres encore dépeignaient des vues de bazars surpeuplés et de capitales antiques. Al-Azm connaissait bien ce musée, pour avoir aidé à en répertorier les trésors au début des années 2000, et il savait qu’il était en danger. Dans une ville voisine, les pillards venaient de dérober dix-huit mosaïques antiques représentant des scènes de l’Odyssée d’Homère. Il a alors organisé une rencontre avec ses hommes à Gaziantep, en Turquie, afin d’élaborer un plan de sauvetage des mosaïques. La direction du musée avait préservé les œuvres en les enfermant dans du béton, aussi ont-ils décidé de les protéger par des sacs de sable – une méthode pratiquée en Europe au cours des deux guerres mondiales. « L’idée était de les dissimuler afin qu’elles soient invisibles si des extrémistes venaient à pénétrer dans le musée », explique-t-il. Mais leur plus grand ennemi n’avait pas encore montré son visage : l’État islamique.

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Une vidéo de l’État islamique

Ghanima, prise de guerre

Contrairement à Al-Qaïda, qui dépend grandement de soutiens financiers extérieurs, l’État islamique est presque entièrement autofinancé. Ses sources de revenus sont multiples et vont de la contrebande du pétrole au kidnapping, en passant par l’extorsion. En septembre 2014, les gains de l’organisation s’élevaient en moyenne à 2 millions de dollars par jour, selon Charles Lister du Brookings Doha Center. Aux yeux de l’EI, l’islam autorise ses leaders à prélever et vendre la ghanima, les « prises de guerre ». L’organisation les encourage et va jusqu’à employer des habitants pour piller et revendre du matériel archéologique en guise d’impôt. Appelé khums, cette taxe est fondée sur la charia qui exige des fidèles qu’ils paient à l’État un pourcentage sur la valeur de tout trésor tiré du sol. Les objets de l’ère islamique du XIVe au XVIe siècles ainsi que les métaux précieux sont les plus taxés, et parfois intégralement confisqués. L’État islamique prélève de larges parts sur les antiquités de toutes sortes dérobées sur des propriétés publiques. Personne ne connaît le montant exact des profits réalisés grâce au trafic, mais ils sont assurément importants. Un haut responsable des renseignements irakiens a confié au Guardian que la vente des pièces d’art volées dans la région d’al-Nabuk, à l’ouest de Damas, avait rapporté 36 millions de dollars à l’État islamique.

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Des pillards à l’œuvre
Crédits : United States Department of Defense

Cette pratique a causé d’énormes dommages. Six mois après la conquête de Mossoul par l’EI, des archéologues américains, syriens et européens ont examiné des images satellite de Mari, un important site de l’Âge du bronze passé sous contrôle des islamistes. Entre novembre et mars 2014, cette zone autrefois préservée a été dévastée par plus de 1 200 trous creusés dans le sol. Sur un autre site, près de Racca, capitale de son califat auto-proclamé, l’État islamique a envoyé des ouvriers de terrassement et des bulldozers pour fouiller les lieux et enlever des artefacts, explique Amr Al-Azm : « Vous pouvez voir les cicatrices dans la terre », dit-il en observant les clichés pris par satellite. « C’est de la destruction à grande échelle. » Michael Danti est membre de la Syria Cultural Heritage Initiative, une organisation soutenue par le département d’État américain : « Avec le pétrole, le pillage est le secteur le plus lucratif pour les civils qui travaillent avec l’EI à Racca », affirme-t-il. Selon lui, les voleurs ciblent souvent les plus petits objets tels que des sceaux cylindriques, des bijoux ou des pièces de monnaies, « autant d’articles de grande valeur qu’on peut cacher dans ses poches et qu’il est facile d’acheminer en Turquie ». En juillet, un reporter allemand se faisant passer pour un conservateur de musée a rencontré des vendeurs liés à l’EI près de la frontière turco-syrienne. Ils lui ont montré une statue dont l’âge était estimé à 5 000 ans, ainsi que des sceaux, des amulettes, des perles et une chaîne aux maillons d’or probablement dérobés dans le musée de Deir ez-Zor, en Syrie. Les intermédiaires, explique Amr Al-Azm, « achètent des pièces en Syrie qu’il revendent à un autre acheteur, qui les vend à son tour à un troisième, et ainsi de suite. » Au bout de la chaîne, les objets volés sont achetés par des « gros poissons », qui ont les moyens de les dissimuler pendant plusieurs années. Ils attendent ainsi que la pression retombe afin qu’ils puissent leur inventer de nouvelles origines, un nouveau pedigree. « C’est comme le vin : plus vous le conservez longtemps, plus sa valeur augmente », ajoute Amr Al-Azm. Certaines histoires évoquent également des objets vendus par Internet, sur e-Bay, quand des rumeurs prétendent que d’autres sont proposés sur des sites clandestins du darknet, tels que Silk Road.

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Le site archéologique de Mari avant et après la prise de l’EI
En rouge, les excavations des pillards
Crédits : American Schools of Oriental Research

Bien qu’ils soient parvenus à sauver le musée de Maarat, les Monuments Men d’Al-Azm ne peuvent accéder qu’à une petite partie des sites syriens menacés. En septembre dernier, Amr Al-Azm a écrit une lettre ouverte pour pousser le Conseil de sécurité de l’ONU à imposer l’interdiction du commerce des vestiges en provenance de Syrie. Signée par plus de 250 universitaires, la lettre disait que les pillages avaient transformé le patrimoine du pays en « une arme de guerre entretenant le conflit ». Cinq mois plus tard, l’ONU interdisait la vente des antiquités syriennes. En novembre, deux membres du congrès américain, l’un républicain, l’autre démocrate, ont tenté en vain de faire adopter un décret qui aurait interdit l’entrée aux États-Unis des biens de contrebande en provenance de Syrie et d’autres pays en guerre. Lorsqu’elles s’appuient sur la « liste rouge » des objets « à risque » que dresse le Conseil international des musées, ces interdictions ont déjà montré leur efficacité par le passé selon France Desmarais. Ainsi, une liste établie en Afghanistan et au Pakistan a abouti au retour de 1 500 vestiges archéologiques au musée de Kaboul.

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Jusqu’à présent, tous les Monuments Men d’Al-Azm sont encore en vie, mais il craint pour leur sécurité : « S’ils sont découverts sur le territoire de l’EI, ils peuvent être tués ou emprisonnés à tout moment », dit-il. Les activistes risquent aussi d’être faits prisonniers ou tués par le régime d’al-Assad et d’autres groupes armés. Malgré ces dangers, le réseau est animé par sa foi en une histoire commune incarnée par ces inestimables trésors syriens. Car pour Amr Al-Azm, « détruire ce patrimoine culturel, c’est détruire la seule chose qui puisse aider le pays à panser ses plaies, lorsque la guerre sera finie ».

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Le théâtre de Palmyre
Crédits : Guillaume Piolle


Traduit de l’anglais par Pierre Sorgue d’après l’article « Meet the “Monuments Men” Risking Everything to Save Syria’s Ancient Treasures From ISIS », paru dans Mother Jones. Couverture : L’antique cité syrienne de Palmyre.