La scène se déroule sur la place du Triangle de l’Amitié à Chamonix, la veille du départ du Marathon du Mont-Blanc en juin dernier. Kilian Jornet, futur vainqueur de l’épreuve le lendemain, répond à nos questions assis sur un banc en bois, à quelques mètres du podium protocolaire où il vient d’être présenté à la foule quelques instants plus tôt. Souriant et affable, le Catalan de 27 ans, légende vivante dans le monde du trail et du ski-alpinisme, est heureux d’être présent à Chamonix, sa ville d’adoption. Mais en l’espace de quelques secondes, des dizaines de fans s’agglutinent autour de lui. Certains réclament un selfie avec l’idole, d’autres une dédicace de son autobiographie. Kilian Jornet demande une première fois à la foule de se disperser. Mais devant l’hystérie collective, le triple vainqueur de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (168 km, 9 600 mètres de dénivelé positif) s’échappe en courant. « Suivez-moi, on va continuer l’interview dans le salon de l’hôtel », a t-il tout juste le temps de nous glisser, avant d’enjamber un muret et d’allonger la foulée pour atteindre le hall d’entrée.

À l’abri

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Kilian Jornet
Attentif à son image
Crédits : Summits of my life

Loin des bains de foule, le royaume de Kilian Jornet se trouve en haute montagne. Depuis 2012, l’athlète catalan a entrepris de battre les records d’ascension et de descente des principaux sommets de la planète. Il a déjà conquis ceux du Mont-Blanc (4 810 m) et du Cervin (4 478 m) en 2013, puis le terrifiant Mc Kinley (6 186 m) début juin en Alaska, buttant toutefois sur le Mont Elbrouz (5 642 m) dans le Caucase, à cause du mauvais temps. Dans son viseur se dressent désormais le sommet des Andes, l’Aconcagua (6 959 m) qu’il grimpera en décembre, puis l’Everest en 2015. Cette quête, l’enfant de Sabadell, ville industrielle de Catalogne assoupie à l’ombre des Pyrénées, l’a entreprise après avoir tout gagné sur les sentiers en trail. Depuis sa victoire retentissante, à 20 ans, sur le mythique Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) en 2008, il domine la discipline. À son palmarès notamment, la légendaire Western States Endurance Run aux États-Unis, le Grand Raid de la Réunion et plusieurs titres mondiaux de skyrunning, le circuit de course de montagne. « Ma philosophie, c’est de partir du village pour monter au sommet », confie Jornet, qui dénote avec son bermuda dans le salon très chic de l’hôtel Mont-Blanc de Chamonix. Sa vie et ses pensées sont là-haut, à une altitude où seul le vent ose vous chuchoter à l’oreille. « Dans ma vie, j’ai besoin de 80 % de silence et de 20 % de vie en société, explique-t-il. Quand c’est comme ça, tout va bien. En revanche, si la balance penche d’un côté ou de l’autre, les choses commencent à se gâter. Mais je vis dans un endroit assez reculé… » Il sourit. Jordi Saragossa connaît bien Kilian Jornet, dont il est le photographe officiel depuis 2011. Catalan comme lui, il passe beaucoup de temps avec l’athlète sur les cimes enneigées, aux quatre coins du globe. « Je pense que tous les montagnards ont une part solitaire », juge Saragossa. L’hiver dernier, ils ont vécu une semaine ensemble en haute altitude, dans les Alpes. Les deux hommes passaient leurs nuits dans une cabane sans lumière ni eau courante. « Des moments qui construisent une relation forte », affirme le photographe. Ce n’est qu’en pénétrant son royaume qu’il est possible d’approcher celui qu’on surnomme « l’ultra-terrestre ». Grégory Vollet, responsable du team running chez Salomon, principal sponsor de Kilian Jornet, raconte sa première rencontre avec le Catalan, lors d’un stage du team trail de la marque. « Je l’ai d’abord trouvé très réservé. Comme c’était mon premier rassemblement, ce qu’on a fait, c’est qu’on a vite enfilé nos shorts pour sortir courir. Je savais qu’il était très fort en descente, alors quand j’en ai eu l’occasion, je suis allé me porter à l’avant, juste derrière lui pour le titiller. Au bout d’un moment, il s’est retourné vers moi en me disant : “Ah, mais tu descends pas mal !” C’était le meilleur moyen d’aborder la discussion avec lui. » C’est aussi dans ces moments que Jean-Michel Faure, en charge de l’athlète à son entrée chez Salomon, a appris à le connaître. « Il m’est arrivé de faire 70 bornes pendant une bonne partie de la nuit avec lui, alors qu’il en avait déjà 120 dans les pattes. C’est là qu’on se rend compte qu’il a quelque chose dans les jambes, dans la tête, dans le coeur… Même quand il se met dans le dur, il garde le sourire. Je ne l’ai jamais vu sans. » Le plaisir est son seul moteur, celui qui lui permet de vivre ses rêves au quotidien – même au beau milieu d’une épreuve extrêmement importante aux États-Unis. « Un jour, un lièvre qui l’accompagnait avait rallongé son parcours, raconte son ancien manager. Il s’en voulait. “Ne t’inquiète pas, plus de kilomètres, c’est plus de fun !” a simplement répondu Kilian. »

« Lorsque je fais la course et qu’il n’y a aucun coureur derrière moi, pourquoi est-ce que je continue de courir ?  »

Mais tout là-haut, Kilian Jornet demeure seul. Personne n’a son niveau physique pour l’accompagner dans sa quête des sommets. Comme lors de sa traversée des Pyrénées en courant au printemps 2010, où il avait relié la côté Atlantique à la Méditerranée en 113 heures, avalant 850 km de sentiers et 42 000 mètres de dénivelé. Si des membres de son staff l’accompagnaient sur certaines portions, le Catalan souffrait la plupart du temps seul en silence en franchissant les cols, parfois enneigés, à la nuit tombée, avec souvent plus de 100 km dans les jambes. Dans son second livre, La Frontière invisible, Kilian Jornet confie chérir une citation de l’alpiniste américain Mark Twight, qui en dit long sur sa façon d’être : « Lorsque vous regardez autour de vous et que trop de gens suivent votre chemin, c’est que quelque chose cloche. » Dans la volupté de l’hôtel Mont-Blanc, à travers les fenêtres duquel les cimes enneigées percent au loin la grisaille, le triple vainqueur de l’UTMB raconte son amour pour la solitude et les grands espaces. « J’adore aller courir aux États-Unis. C’est beaucoup plus simple qu’ici. Il y a moins de monde qui m’approche. Et puis dans les montagnes, il y a bien moins de densité humaine, donc beaucoup plus de terrains libres, de nature sauvage. Ici, tu sors et 20 kilomètres plus loin, tu es sûr de tomber sur quelque chose. Là-bas, tu peux faire 300 ou 400 kilomètres sans rien rencontrer. » Depuis ses débuts, Jornet a néanmoins évolué. Sa notoriété l’a poussé à s’ouvrir davantage. « Au sein du groupe, il était très introverti. Aujourd’hui, il a une place centrale dans la team. Tous les athlètes le respectent énormément », explique Grégory Vollet. Le Catalan n’a pourtant pas changé de peau. Il réfléchit toujours beaucoup à son rapport aux autres lorsque la montagne se dresse devant ses pas. Dans Courir ou mourir, son autobiographie, il pose ses pensées sur papier avec limpidité. « La montagne nous permet de disposer du temps et de l’espace pour nous retrouver seul avec nous-même. Mais paradoxalement, nous l’utilisons aussi pour partager et nous unir aux autres, avec des liens d’acier. Je n’ai jamais su dire si nous pratiquions un sport solitaire ou bien un sport d’équipe. […] La question que je me pose en courant est celle-ci : “Pour qui est-ce que je cours ?” Lorsque je fais la course de l’Ultra-Trail du Mont Blanc, que je monte le Grand Col Ferret et que je ne vois personne depuis plus de sept heures, qu’il n’y a aucun coureur derrière moi, pourquoi est-ce que je continue de courir ? »

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« Pour qui est-ce que je cours ? »
Jornet dévale une crête
Crédits : Summits of my life

Burn-out

Depuis que la célébrité l’accompagne, Kilian Jornet voit souvent ses « 80 % de silence » fondre comme neige au soleil. Icône absolue de la course en montagne, autant pour ses résultats que pour sa philosophie minimaliste – courir au plus près de la nature avec le moins de matériel possible –, l’athlète catalan attire les foules à chacune de ses apparitions publiques. Et sa notoriété dépasse aujourd’hui les frontières du trail. En 2014, le magazine National Geographic l’a élu « aventurier de l’année ». Un trophée forcément glorifiant de la part d’une revue qu’il a toujours lue assidûment, mais vite oublié pour le Catalan. « Ce ne sont pas des choses qu’on recherche », clarifie-t-il, comme pour éloigner ce statut d’ambassadeur de toute une discipline, que les passionnés massés devant l’hôtel sont là pour lui rappeler. « Il a énormément de sollicitations de toute la planète, raconte Jean-Michel Faure, consultant marketing pour Salomon. Sur les courses, il répond présent. Et pourtant, c’est compliqué pour lui de se promener à Chamonix. Lors du dernier marathon du Mont-Blanc, la police a dû intervenir dans la rue du magasin Salomon, où il donnait une séance d’autographes. En trente minutes, tout était bloqué. C’était complètement fou ! » Parfois, certains fans zélés le poursuivent jusqu’en montagne, son espace intime. « Lors de sa dernière participation à l’UMTB, des gens ont réussi à tracer son GPS via ses publications sur Facebook. Plusieurs soirs de suite, ils se sont pointés à son chalet. Via les réseaux sociaux, il a été obligé de demander à ses fans de se calmer », poursuit Jean-Michel Faure. Kilian Jornet a un jour assisté en spectateur au trail des Templiers, une autre épreuve mythique. Pour échapper aux regards, il s’était habillé en esquimau, seuls ses yeux à découvert. Mais le speaker de la course avait fini par le repérer et l’avait invité à dire un mot. Jornet s’était alors contenté de déclarer hors-micro : « Le héros, ce n’est pas moi aujourd’hui. »

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En solitaire
Limone Extreme Skyrace 2014
Crédits : Summits of my life

Cette notoriété hors-norme écrase souvent l’athlète. Même s’il essaye toujours de répondre au maximum de sollicitations du public. « Nous en avons souvent parlé, surtout quand il a commencé à être célèbre, raconte Núria Burgada, sa maman. Je lui ai toujours rappelé qu’il devait se mettre à la place des autres, avoir de l’empathie. Qu’il comprenne bien que c’est le prix à payer pour avoir la vie qu’il a. La gestion de la popularité, c’est quelque chose de compliqué, et je crois que depuis le début, il se débrouille bien. Même si c’est parfois très dur de ne pas pouvoir se balader tranquillement dans un village, ou une ville. » En 2011, le coureur catalan, surmené, avait même plié l’échine. « La veille, nous avions annulé un déplacement prévu au Pérou car il était presque en burn-out », se souvient Greg Vollet à propos d’une Kilian Quest, web-série de quatre saisons sur ses exploits. « J’ai alors été le rejoindre chez lui, où on a passé deux jours ensemble. On a été au sommet du Mont-Blanc et on a longuement discuté. Le problème, c’était l’attraction médiatique. » Aujourd’hui, Kilian Jornet digère mieux cette reconnaissance et il est plus chouchouté que jamais. En guise de manager média, un ami proche, Jordi Lymbus, l’aide à tenir un planning de rendez-vous. Pour s’échapper de l’agitation du monde, le coureur espagnol vit aussi une partie de l’année en Norvège avec son amie suédoise, Emelie Forsberg. « Ils ont trouvé un terrain de jeu incroyable, se réjouit Grégory Vollet. Ils sont très bien là-bas. Ils rentrent à Chamonix pour faire des courses. » Núria Burgada, elle, ne voit pas rentrer souvent son fils à la maison familiale de Sabadell. « Pour le moment, il revient très peu en Catalogne, seulement quelques fois par an », confie-t-elle. Dans sa région natale, Kilian Jornet est un demi-dieu. Et à chacun de ses passages, l’hystérie qui l’entoure est peut-être encore plus forte qu’à Chamonix. « Il ne peut pas aller vivre en Espagne, insiste Grégory Vollet. Je me souviens d’une fois où il me racontait être allé au concert d’un de ses amis. Jusqu’à ce quelqu’un se rende compte qu’il était là. Il y a eu un énorme attroupement, et il n’a même pas pu voir le concert. Il était dégoûté ! » Pourtant, le coureur catalan aime partager son plaisir de la course avec le public quand cela lui est possible. « Sur le Grand Raid de la Réunion, avec la marge qu’il a, il peut s’arrêter manger des gâteaux de pomme de terre avec les mémés au bord de la route, dans les villages », rapporte le cameraman des documentaires de Kilian Jornet. « Il n’a pas de problème pour prendre le micro, mais il a plus de mal avec la foule et les autographes à signer, ajoute Sébastien Montaz. Il ne comprend pas qu’on puisse idôlatrer quelqu’un comme ça. » Presque une phobie, à en voir son visage se transformer face au public massé autour de lui, après la présentation des athlètes, en cette veille de marathon du Mont-Blanc à Chamonix.

« Je préfère sortir à couvert et me dire que la course remettra chacun à sa place. »

De nombreux organisateurs d’épreuves et sponsors font évidemment le commerce de cette notoriété et l’affichent en tête de gondole. « Quand Kilian est présent, il attire les journalistes et les médias comme le miel attire les abeilles », glisse Catherine Poletti, co-fondatrice de l’UTMB, épreuve référence dans le milieu. Aux quatre coins du monde, Jornet passe environ quatre-vingt jours par an à répondre aux sollicitations de médias ou de sponsors pour des séances photos, des interviews… Dans Courir ou mourir, il raconte ce costume de l’icône, parfois trop lourd à porter. « À 18 h, la place Balmat de Chamonix est une vraie fourmilière. Il est impossible de marcher dans les rues et les gens se penchent aux fenêtres, aux portes des bars et sortent sur les balcons. J’essaie de me dissimuler dans la foule et de passer inaperçu entre les photographes et les fans. […] Certains en profitent pour me demander un autographe ou faire une photo avec moi, d’autres me félicitent et me souhaitent bonne chance pour les vingt heures qui viennent. Mais nous n’avons pas commencé à courir, pourquoi me félicitent-ils ? […] Peu à peu, je m’éclipse et en sautant les barrières, j’arrive à la zone de départ. Je regarde autour de moi. Tous sont de grands coureurs qui m’inspirent le respect, rien qu’en entendant leurs noms. […] Mais je regarde en arrière, où des milliers de coureurs attendent aussi le coup de feu du départ, les bras levés. […] Je suis au premier rang et cela ne me plaît pas : je me déplace au cinquième. Je préfère sortir à couvert et me dire que la course remettra chacun à sa place. »

L’artiste

Si le garçon, introverti de nature, se retrouve parfois à subir son statut d’idole dans le monde du trail et du ski-alpinisme, il est pourtant le premier, par moments, à cultiver sa notoriété. De par ses publications quasi-quotidiennes sur sa page Facebook, suivie par plus de 425 000 personnes, ses deux ouvrages autobiographiques ou encore ses documentaires – dont le dernier s’intitule Dejame Vivir –, Kilian Jornet participe largement à la consolidation de l’image d’icône qui lui colle à la peau. Une posture un brin paradoxale pour celui qui vit dans un monde de silence, en haute altitude.

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Le skyrunner
À l’assaut des plus hauts sommets
Crédits : Summits of my life

L’athlète de 27 ans, pour sa part, n’est pas dupe. Il sait que son exposition est nécessaire pour l’autoriser à vivre ses rêves sur les plus belles et plus inaccessibles crêtes du globe. « Les explications sont diverses. D’un côté, il faut vivre, manger, payer le loyer », tranche-t-il. Face aux demandes de ses sponsors, le Catalan a su s’adapter au mieux, bien s’entourer et s’habituer  malgré tout au jeu médiatique. « Il connaît l’importance de la communication dans le monde dans lequel il vit », enchaîne Jordi Saragossa, qui en tant que photographe, fait attention à l’image du champion. « C’est pour lui le moyen d’avoir tout son temps pour s’entraîner, pour s’adonner à sa passion, et pour exprimer ce en quoi il croit. » Son image, justement, Jornet ne la confie ni à n’importe qui, ni à n’importe quel prix. « Pour lui, ses sponsors ne sont pas de simples sponsors », indique son ami, habitué à immortaliser ses foulées de chamois. « Il connaît parfaitement les valeurs des différentes marques. C’est peut-être pour cela qu’il est coureur chez Salomon et non chez Red Bull, qui pourrait peut-être pourtant mieux le payer. » À l’aise pour crapahuter sur les parois les plus pentues, l’Espagnol sait aussi adapter son mode de communication. « Les réseaux sociaux et les livres permettent de rester au loin », explique-t-il à Chamonix, où se promener à pied lui est devenu impossible. En utilisant les réseaux sociaux ou en écrivant, Jornet maîtrise entièrement sa relation avec le monde extérieur, et tient physiquement ses fans à distance. Ce besoin de tranquillité, son sponsor principal sait parfaitement le respecter. « La marque ne lui impose rien en fait », clame Grégory Vollet, qui encadre l’athlète au sein du team trail de Salomon, dans les bons comme dans les mauvais moments. « Elle lui demande plutôt quels sont ses rêves et l’aide à les réaliser, en s’arrangeant pour médiatiser les choses. » Conscient du poids représenté par certaines sollicitations, pas question pour Jean-Michel Faure d’imposer un cadre trop rigide au discret surdoué. « Quand il est aux Mondiaux, il fait trente minutes de dédicaces, mais on ne lui en demande pas plus. S’il le faut, on peut aussi tout annuler. » Même la veille d’un départ pour l’Amérique du sud dans le cadre d’une Kilian Quest éprouvante. Et le consultant en marketing sportif pour la structure spécialisée de couper : « Mais il joue le jeu quand il faut. Et cela fonctionne bien, puisqu’il nous donne exactement ce qu’on veut. »

« J’ai filmé beaucoup d’athlètes, et c’est un des seuls à être venu voir les images. » — Sébastien Montaz

Dans l’entourage du coureur, tous désignent rapidement chez le Catalan une notion primordiale d’échange. Sur la question du paradoxe, le principal intéressé reprend : « D’un autre côté, c’est toujours un plaisir de partager les choses qu’on apprend, qu’on vit. » Sa réalité, sur les sentiers montagneux des Alpes ou du comté de Troms en Norvège, l’Espagnol adore ainsi la faire découvrir à ses amis. L’athlète, dont l’esprit se niche dans les nuages, insiste : « Partager ces moments, là-haut, avec quelqu’un, c’est toujours fort. » Un besoin que Grégory Vollet, autre traileur aguerri, a eu l’occasion de vivre à plusieurs reprises. « Dans son sang, s’il n’avait pas été athlète, il aurait été guide », estime ce dernier, en charge du Catalan au sein du team Salomon. « C’est plus que du simple plaisir, il est réellement excité à l’idée de montrer ces endroits. » Dans la vraie vie comme à travers les nouvelles technologies. Logique alors que cet « ultra-terrestre » livre à ses fans de superbes clichés de sommets qu’il est souvent le seul à pouvoir atteindre, de par son niveau physique. Une communication directe dont raffole l’Espagnol. Et plus encore car ce partage à distance ne le ronge pas, à la différence des bains de foule tant redoutés. « Il garde un espace à lui, mais il est aussi heureux de partager avec ses fans sur Facebook, Twitter ou Instagram », ajoute Jordi Saragossa, suivi par Vollet : « C’est un si bon guide que tout le monde accroche à sa page. » Cette réussite s’explique par l’importance majeure accordée par le Catalan à ces échanges. « Parce qu’il a beaucoup de respect pour ceux qui le suivent », justifie l’ancien cycliste. Pour sa part, Jean-Michel Faure est presque impressionné par son implication personnelle. « Ça l’éclate. Il y passe parfois des soirées entières. Il n’y a personne derrière, c’est lui qui gère. Quand il peut répondre, il le fait. Cela lui permet de faire de la proximité en gardant une marge. » Un énorme travail de réponse à ses fans dans des langues différentes, qui lui permet au passage d’exprimer ses convictions et de véhiculer sa philosophie, pour démocratiser le trail comme le ski-alpinisme. « C’est un aspect très positif de la chose, tenter de tirer vers le haut ce sport que j’aime et qui m’a tant apporté », avoue Kilian Jornet. « Et cela sans chercher à en mettre plein les yeux à tout le monde. Tout reste construit, en accord avec lui-même :introverti au possible », complète Faure. Kilian dispose également d’un certain talent dans ses écrits ou ses clichés. Un œil aiguisé que son photographe et son cameraman ont vite repéré. Sébastien Montaz a remarqué cette attirance pour l’image et la création. « J’ai filmé beaucoup d’athlètes, et c’est un des seuls à être venu voir les images », raconte-t-il. De son côté, Jordi Saragossa souligne sa capacité à se mettre à la place du preneur d’images. « Quand je suis en train de le shooter, il imagine la photo immédiatement et m’aide à trouver les bons cadrages, explique-t-il. Avec lui, un déclenchement est suffisant pour obtenir le cliché parfait. C’est rare ! »

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Le cliché parfait
La conquête de l’Everest est prévue pour 2015
Crédits : Summits of my life

« Il a une approche artistique dans son sport », synthétise Grégory Vollet. Une facette qui lui donne encore plus envie de partager ses expériences, notamment grâce aux outils actuels. « Il aime créer, ajoute Seb Montaz. C’est une envie de sa part de se mettre en images. » Et en mots, une autre passion sur laquelle il revient en introduction de La Frontière invisible : « J’ignore si c’est parce que la neige efface les traces laissées derrière soi et que je ne suis pas en mesure de faire demi-tour que j’ai ressenti le besoin d’écrire. Ou peut-être parce que je ne fais pas confiance à ma propre mémoire. Je voudrais expliquer ce que mes yeux voient pour ne pas oublier les détails à mon retour.»

L’enfant des cimes

À seulement 27 ans, Kilian Jornet dispose de centaines d’histoires que ses livres ne peuvent pas toutes accueillir. Loin de la vallée de Chamonix qui a fait sa gloire, c’est sur les arêtes et les pics des Pyrénées catalanes que le gamin s’est forgé une carrure que son mètre soixante-et-onze cache parfaitement. Né d’un père guide de montagne et d’une mère institutrice et entraîneur de ski de montagne, son quotidien n’a jamais été celui d’un enfant comme les autres. Ses rêves les plus fous sont nés dans le refuge de Cap del Rec que gardait son père, à 1 986 m d’altitude en Cerbagne catalane. Le petit Kilian y a fêté son premier anniversaire et y a grandi. Avant de grimper, très tôt, ses premiers sommets, comme l’Aneto, point culminant des Pyrénées, avant même ses cinq ans. En passant de longues journées au milieu des bouquetins et des rapaces, Jornet a rapidement développé cet amour pour la nature si frappant aujourd’hui. Une des caractéristiques qui a immédiatement marqué son cameraman, Sébastien Montaz, à ses côtés depuis 2011. « Dès qu’il est assis, il a besoin de toucher l’herbe, les cailloux… J’ai voulu capter ce rapport à la nature, ce côté instinctif, primitif. »

D’abord vu comme un extraterrestre, le Catalan n’a pas mis longtemps à impressionner.

Outre les montagnes, les livres ont toujours entouré Kilian Jornet, jusque dans ses voyages dans les Alpes ou les Dolomites italiennes. « Tous les jours avant d’aller dormir quand il était petit, on avait l’habitude de lire tous les trois, avec sa sœur Naila, se souvient sa mère sur le ton de la confidence. On se mettait au lit et chacun lisait un chapitre. On le faisait même quand on était en montagne, sous la tente. » Sa curiosité ne se limitant pas aux ouvrages retraçant les exploits des plus grands alpinistes, elle lui a vite donné des envies d’ailleurs. Son épanouissement dans la nature a aussi forgé sa personnalité. Dès son plus jeune âge, Kilian a pris l’habitude de relever des défis un peu fous. Ces récits improbables, les responsables de la branche espagnole du team Salomon en ont vite eu vent. Grégory Vollet raconte : « Vers ses 11 ans, il a tenu absolument à participer à une course cycliste professionnelle qui passait devant chez lui. Comme il n’avait évidemment pas l’âge, il a pris son vélo et a roulé dans le sillage des cyclistes, sans rien dire à personne. Il a suivi le parcours et s’est retrouvé face à la douane à la frontière, 60 kilomètres plus loin. Il a dû faire le chemin inverse pour rentrer à la maison. » Mais l’adolescent n’a pas attendu d’obtenir l’autorisation de prendre le départ des courses pour battre des records. En se chronométrant sur le même parcours au lendemain de plusieurs épreuves pour adultes, il a vite pris la mesure de sa suprématie naissante. « Quand les gens du team Salomon ont entendu ces histoires, ils ont compris que ce gamin était en dehors de la réalité », dit Vollet. Hors de question pour eux de lâcher la perle rare qui débute alors tout juste la compétition en ski-alpinisme. Après un contact pris via son père, à ses 14 ans, la marque décide ainsi de lui fournir l’équipement pour ses performances afin de nouer un lien avec lui. Mais sa jeune notoriété, il l’a acquise, selon sa mère, lors d’une victoire en Coupe d’Europe de ski-alpinisme à Grindelwald, en Suisse. Encore junior, il se fait alors remarquer dans le milieu. « Mais auprès du grand public, seulement lorsqu’il a gagné son premier Ultra-Trail du Mont-Blanc », remarque Núria Burgada. Une victoire vécue, en 2008, comme un véritable choc, de par ses 20 ans, inhabituels dans la discipline. Avant de bousculer tous les repères, sa participation n’était pourtant pas gagnée. « Au moment des inscriptions, Kilian était en Coupe du monde de ski-alpinisme, il n’a pas pris le temps et ensuite, on a bataillé pour l’inscrire », rappelle Jean-Michel Faure, en charge de l’Espagnol à cette époque chez Salomon. « L’organisation n’en voulait pas. » Avec, comme autre frein, sa volonté d’aborder cette épreuve reconnue avec une approche minimaliste. « C’est vrai que lors de son premier UTMB, Kilian ne portait rien sur lui, pas de réserve d’eau ou de coupe-vent, il a été arrêté cinq minutes à chacun des huit contrôles, se remémore la co-organisatrice Catherine Poletti. Il a ensuite fait évoluer le règlement de l’épreuve. »

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Étape nocturne
Limone Extreme Skyrace 2014
Crédits : Summits of my life

Sa nature discrète ne l’a jamais empêché d’imposer ses propres idées. Même lorsqu’il a débarqué, à 19 printemps, à son premier rassemblement international du team trail de Salomon, quelques mois avant sa victoire sur l’UTMB. Jean-Michel Faure en était. « Venu du ski-alpinisme, il ne pensait qu’à avoir le moins de poids possible sur lui, se remémore-t-il. Du coup, à nos côtés, se promener avec un litre d’eau ne l’intéressait pas, et lorsque nous pensions en termes de stabilité concernant les chaussures, lui ne voulait entendre parler que de souplesse et de légèreté. » Un discours détonnant de la part d’un tout jeune adulte, au milieu des pontes de l’ultra-trail, comme Jonathan Wyatt ou Thomas Lorblanchet, connu pour sa prévoyance méticuleuse. « Kilian disait peu de choses, mais tout l’inverse de ce qu’on pensait, reprend Faure. Il fallait oser ! » Un minimalisme naturel pour Jornet, « pas du tout formaté par les magazines », dixit Faure. Et un véritable renouveau pour toute une discipline. D’abord vu comme un extraterrestre de par ses réactions lors de son premier stage avec les meilleurs mondiaux, le Catalan n’a pas mis longtemps à impressionner. « Les autres pensaient apprendre la vie au gamin, éclaire Grégory Vollet. Sauf qu’au fur et à mesure de la semaine, ils se sont posés beaucoup de questions en réalisant qu’il était déjà très au-dessus, même s’il leur semblait venir de nulle part. » Ses deux victoires consécutives à l’UTMB, où il a livré de belles leçons de gestion intuitive de course, n’ont pas tardé à faire de lui un modèle sur la planète trail. Ce que Salomon a rapidement cerné. « C’était d’autant plus intéressant que des bureaux d’études nous entourent, et qu’il leur a permis de bosser sur l’idée du “plus vite et plus léger” », explique Jean-Michel Faure.

Death zone

Depuis, Kilian Jornet enchaîne les succès comme l’hiver revient blanchir les sommets chaque année, doté de capacités le rendant presque inusable et d’une assurance quasiment insolente. Sans stress, car l’athlète a décidé, un jour, de s’en débarrasser. Grégory Vollet en a eu l’explication, il y a quelques années : « Jeune, il était tellement stressé qu’il loupait tout. Alors il a décidé d’arrêter. “Si la performance est si importante, autant penser d’abord au plaisir puisque sans ça, il n’y a pas de résultat”, s’est-il dit. Partir pour jouer est vachement plus excitant. » Ce retournement de mode de pensée explique aujourd’hui le sourire dont l’Espagnol se départit rarement. Dans sa quête de plaisir, les plus grandes compétitions de trail ne suffisent aujourd’hui plus. Kilian Jornet a déjà tout gagné, participé à toutes les courses les plus mythiques. Ses nouveaux challenges passent désormais par les plus hauts sommets de la planète, dans le cadre de ses Summits of my life. Pour franchir de nouvelles barrières et tutoyer un nouveau monde, à très haut risque. Un danger que recherche ardemment le Catalan, et relaté par de nombreux alpinistes dans les livres qui l’ont marqué. « C’est notre vie », dit-il, assis dans son fauteuil du salon de l’hôtel avec, en tête, les 8 848 mètres de l’Everest.

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Arpenteurs des cimes
Kilian Jornet et sa compagne, Emelie Forsberg
Crédits : Summits of my life

L’Himalaya, Kilian Jornet y retourne pour la seconde fois de sa vie cet automne, pour y poursuivre son apprentissage – accompagné, cette fois, de sa compagne Emilie Forsberg. Et pour tenter d’apprivoiser ce que les alpinistes nomment la death zone, ce territoire au-delà de 7 600 m où les organes du corps humain s’abîment à grande vitesse à cause du manque d’oxygène. « Habituellement, lorsque tu fais des attaques d’ascension très rapides, tu as beaucoup moins de chances de tenir, comme tu es très fatigué là-haut », explique-t-il à propos de la stratégie de sa tentative de record d’ascension, prévue pour 2015. « Sauf qu’en Himalaya, beaucoup de grimpeurs avec qui j’ai discuté m’ont dit que si tu restes moins de huit heures au dessus de 8 000 m, tu ne peux rien attraper. Donc commencer vite permet d’éviter cela. » Mais sur le toit du monde, il n’est pas uniquement question de record. Sur les arêtes de l’Everest, tout faux pas, le moindre écart de lucidité, peuvent vous envoyer valser plusieurs milliers de mètres plus bas. Au fil de son second livre, La Frontière invisible, il revient sur sa relation avec la mort. « Et si la montagne était en fait un jeu où les balles ne seraient pas en caoutchouc mais en plomb ? Et si la compétition continuait de m’amuser mais ne satisfaisait pas pleinement mon désir d’exploration et de combat ? J’avais besoin de toucher quelque chose de plus proche qu’un numéro de dossard derrière lequel on se protège, avec des règles humaines et des dimensions limitées, que je pouvais accomplir mais aussi rater. » Tutoyer la mort au plus près pour repousser ses limites et trouver un sens plus profond encore à sa vie, dans un style qu’il a nommé l’alpinrunning, qui mélange rapidité et légèreté. « Votre vie dépend de vos pieds, des bords de vos skis ou de votre façon de vous tenir sur la neige », écrit-il plus loin. « C’est la liberté absolue, chercher le contrôle maximum sur votre corps, sans ingérence artificielle ou matérielle. »

« Stéphane se précipite dans le vide quand la corniche cède sous ses pieds. »

Certains fragments de sa personnalité solitaire sont enfouis profondément. « Il est très secret, confirme Sébastien Montaz, qui le côtoie depuis trois ans. Je ne connais toujours pas toutes ses facettes. J’ai encore beaucoup de lui à découvrir. Il est doté d’une personnalité assez complexe, quant à son rapport à la vie et à la mort. » Mort qu’il a côtoyée de très près lorsque son ami, le skieur-alpiniste Stéphane Brosse, a chuté dans le vide sous ses yeux à proximité de l’aiguille d’Argentière, sur les flancs du Mont-Blanc en juin 2012. « Perdre des copains, c’est le plus dur… », insiste l’Espagnol, conscient de ce fil sur lequel il vit. « Mais on l’a en soi. On doit le faire », se justifie-t-il, confortablement installé. De ce coup du sort, Jornet a mis du temps à se remettre. Il revient dessus dans La Frontière invisible. « Stéphane, l’idole, le mentor, l’ami, Dieu, se précipite dans le vide quand la corniche cède sous ses pieds. Mais il ne disparaît pas, telle la course du soleil du matin au soir, comme la chaleur du printemps ou les étoiles filantes qui traversent le ciel. Non, les gens ne disparaissent pas. Ils restent là. Toutefois, nous nous noyons dans leur absence, c’est elle qui nous maintient. » Dans le salon de l’hôtel Mont-Blanc, une fan ramène Kilian Jornet à une autre réalité. La jeune femme écoutait, un peu à l’écart, notre conversation depuis plusieurs minutes. À l’instant même où nous remercions l’athlète catalan qui rentre tôt dans son chalet en vue de prendre des forces du marathon du Mont-Blanc le lendemain, elle se précipite sur lui pour une photo. « C’est la rançon de la gloire », nous rappelait justement Jean-Michel Faure. Un grand écart entre deux mondes.


Couverture : Kilian Jornet, pour Summits of my life.