L’exercice

Entre les jardins déserts de Chandler, en Arizona, la route est aussi dégagée que le ciel. Tout semble si calme, dans la banlieue de Phoenix, en ce 1er août 2018, qu’on peut s’attendre à voir défiler des virevoltants, ces boules d’herbes baptisées tumbleweed dans les westerns américains. Quand soudain, à l’ombre d’un arbre planté sur la gauche, un homme chauve au torse nu brandit un colt. Derrière des lunettes de soleil, il fixe la voiture blanche surmontée d’une caméra en forme de gyrophare qui passe lentement à sa hauteur. Ses yeux se plissent imperceptiblement. Mais le véhicule continue pour finir sa route sans dommage.

Il a de la chance. Dans l’article qui illustre cette vidéo de la police relayée par la quotidien local The Arizona Republic le 14 décembre 2018, 21 agressions envers les véhicules autonomes Waymo en expérimentation dans la zone sont répertoriées. Certains ont eu les pneus crevés, d’autres ont été cabossés par des jets de pierre. Un employé de cette filiale d’Alphabet, la maison-mère de Google, a été menacé par un homme avec un tuyau en PVC. À six reprises, une Jeep a contraint un appareil à quitter la voie pour éviter l’accident.

Ça a commencé

Accident qui, en mars, a entraîné la mort d’une femme, dans la ville voisine de Tempe. Une des voitures sans chauffeur d’Uber avait oublié de freiner. Depuis, le chauve au revolver les « méprise ». C’est ce qu’il a déclaré à la police lors de son arrestation, le 8 août. Roy Leonard Haselton, 69 ans, déteste tant ces intelligences artificielles sur roues qu’il a trouvé un moyen de s’armer du pistolet que sa femme tient en général en lieu sûr afin d’éviter un drame. Il a des crises de démence, indique celle-ci, en prévision du procès qui devrait avoir lieu en février.

Le conducteur de la Jeep, Erik O’Polka, 37 ans, a quant à lui reçu un avertissement de la police en novembre. « Ils peuvent faire leurs tests à d’autres endroits », s’agace-t-il. Sa femme, Elizabeth, admet qu’il « s’amuse à freiner fort », devant les automobiles Waymo. Elle-même s’est déjà adonnée à ce petit jeu pervers afin d’inviter, avec une politesse toute relative, l’entreprise à mettre les voiles. Le couple ne décolère pas depuis que son fils de dix ans a failli être heurté par un de ces vans blancs, selon ses dires. « C’est peut-être un exercice grandeur nature mais je ne veux pas être une erreur grandeur nature », enfonce le père.

Expérimenté depuis avril 2017 à Chandler, le service de taxis-robots desservira aussi Tempe, Gilbert et Mesa, soit une zone moins étendue que prévue. La société craint tant les attaques qu’elle évite désormais les quartiers où des plaintes ont été exprimées. « Tout le monde déteste les conducteurs Waymo, ils sont dangereux », affirme Juli Ferguson en référence à ces employés qui demeurent pour le moment sur le siège arrière. L’un d’eux, selon le récit qu’elle a fait à la police, regardait des enfants jouer pendant près de 90 minutes. Depuis sa dénonciation, le secteur est contourné.

Cette haine n’est pas réservée aux véhicules. En avril 2017, un homme ivre a été arrêté pour avoir frappé un robot de sécurité à Mountain View, en Californie. En dehors des armées, où l’intelligence artificielle sert à développer des armes semi-autonomes, les machines se trouvent aussi en conflit. Un trentenaire est actuellement jugé dans le Dakota du Nord pour avoir non seulement agressé une femme au couteau mais aussi le robot envoyé par les forces de l’ordre en vue de son arrestation. À force de se répéter, ce genre de frictions risque de pousser les robots à s’armer pour se protéger, sinon pour répliquer.

Hors la loi

Un petit homme bedonnant s’avance sur le parking de l’entreprise Knightscope, à Mountain View, dans le sud de la baie de San Francisco, vers une machine blanche d’1,50 mètre pour 130 kilos. Ce K5 en forme d’ogive ne cesse de tourner sur lui-même, captant les mouvements autour de lui. Mais il reste de marbre quand Jason Sylvain le renverse. Au son de son alarme, l’agresseur prend la fuite. Il est retrouvé plus loin par un employé de cette société de robots de sécurité, les yeux rouges et vitreux. Ivre, ce 19 avril 2017, il prétend avoir voulu « tester » le K5. « C’est un incident assez pathétique car il montre la couardise de ces mecs bourrés de la Silicon Valley, prêts à attaquer une victime sans bras », tance un riverain, Eamonn Callon. « Je ne crois pas que ce soit une lutte équitable. »

Neuf mois plus tôt, le même appareil de Knightscope a bousculé un nourrisson de 16 mois dans le centre commercial Stanford Shopping Center de Palo Alto, en Californie. « Il a heurté mon fils à la tête, l’a fait tomber le visage par terre et ne s’est pas arrêté d’avancer », a raconté la mère du petit Harwin, Tiffany Teng. Le robot est ensuite passé sur son pied gauche, lui causant une légère blessure. Il n’a « capté aucune vibration au moment de la chute et ne s’est donc pas arrêté », a précisé son constructeur. Ce faisant, il a violé la première loi de la robotique telle que définie par l’auteur de science-fiction américain Isaac Asimov : « Un robot ne doit pas blesser un être humain ou permettre par son inaction qu’il se blesse. »

Les lieux du drame
Crédits : Twitter.com/gregpinelo

Le K5 s’est-il senti coupable ? Le 17 juillet 2017, il est retrouvé flottant dans la fontaine d’un immeuble de bureaux à Washington. Sa chute a beau être un « incident isolé », selon l’entreprise, qui souligne que « personne n’a été blessé », elle n’en démontre pas moins quelques failles. « Nous espérons que les accidents seront rares mais ils sont inévitables », remarque Alan Winfield, professeur d’éthique des robots à l’université de Bristol, en Angleterre. « Partout où les robots et les humains se mélangent, il existe un terrain pour de potentiels accidents. » Certains scientifiques plaident pour l’installation de « boîtes noires éthiques » sur les robots afin de rendre compte de leurs responsabilités en cas d’accident.

Après avoir blessé, été blessé et s’être suicidé, le K5 est viré. En décembre 2017, un refuge pour animaux de San Francisco décide de se passer de ses services, ayant reçu de nombreuses plaintes. Des voisins et des sans-abri se plaignaient d’être harcelés par la machine. Excédé, l’un d’eux a même mis une bâche par-dessus, et a couvert ses capteurs de sauce barbecue. Selon une enquête de Business Insider, il était utilisé pour éloigner les sans-abri.

En chasse

Un an après avoir publié la première vidéo de sa voiture autonome dans les rues de San Francisco, le constructeur automobile américain General Motors tombe sur un os. Le 2 janvier 2018, alors qu’elle attendait que le feu passe au vert sur Valencia Street, la Chevrolet Bolt EV est attaquée. Un inconnu traverse la rue en hurlant et se met à frapper le pare-choc arrière gauche avec tout son corps. S’agit-il là aussi de l’œuvre isolée d’un déséquilibrée ? À peine un mois plus tard, un conducteur de taxi s’arrête devant le véhicule sans chauffeur pour tambouriner sur la vitre passager. Et, au mois de mars, une femme meurt après avoir été heurtée par un modèle de Uber sans chauffeur.

« Les gens ripostent à juste titre. »

La Californie a tout juste légalisé la circulation des véhicules autonomes sans humain à bord, en avril 2018, qu’une habitante de Chandler, Leah Bragdon, appelle la police pour signaler ce qu’elle pense être une vente de drogue dans une Waymo. Pour le moment, un employé du groupe veille toujours à ce que tout se passe bien. « Cette personne était à l’arrière du van », raconte-t-elle à The Arizona Republic. « J’ai pensé à un trafic de drogues et je me suis dit qu’il serait intéressant que l’employé à bord permette cela. » Le police ne procède à aucune arrestation mais continue de recevoir des signalements plus ou moins farfelus.

De leur côté, les membres de Waymo qui veillent au bon fonctionnement du service depuis les appareils se retrouvent agressés verbalement à de nombreuses reprises. En juin, l’un d’eux est suivi par un Chrysler PT Cruiser qui finit par piler devant lui. Sur quoi, l’homme au volant se répand en gestes menaçants. Quatre mois plus tard, une Kia Soul prend carrément en chasse le van sur une dizaine de kilomètres. Puis c’est une Hyundai noire qui, une heure durant, colle au train de la Waymo. « Où qu’elle allait, la Hyundai le suivait », écrit l’agent de police Thomas Wagstaff. Et le 24 octobre, les pneus d’une voiture autonome sont crevés.

« Les gens ripostent à juste titre », juge Douglas Rushkoff, auteur du livre Throwing Rocks at the Google Bus. Ce théoricien des médias s’élève contre la perte de pouvoir des travailleurs face à l’automatisation, la soumission des investisseurs aux algorithmes, la concurrence d’Uber aux taxis et l’hégémonie d’Airbnb dans des quartiers entiers. Il appelle donc à s’en prendre aux véhicules autonomes comme les ouvriers d’un autre siècle sabotaient les machines afin de défendre leurs conditions de travail. « Le sentiment que les grandes entreprises de ces technologies sans chauffeurs n’ont pas notre intérêt à cœur progresse », estime-t-il. « Regardez ces hommes dans ces voitures qui entraînent l’intelligence artificielle à les remplacer… »

Pour l’heure, les dégradations de robots restent souvent sans réponse. Mais maintenant qu’elle a été bafouée par erreur, la loi d’Asimov paraît déjà dépassée. Or, la méfiance humaine envers les algorithmes pourrait d’autant mieux se transformer en rage que les machines sont déjà accusées de ravir des emplois. À moins que ces robots finissent par tant nous ressembler qu’ils se fondront dans le paysage.


Couverture : KABOOM.