La façon qu’il avait d’amener les malfrats à passer aux aveux était un véritable don. « Les bons inspecteurs, m’a t-il confié, naissent avec un sixième sens, une boule de cristal nichée au creux de l’estomac. Il ont cette capacité de pénétrer l’âme d’une personne par n’importe quel moyen, et de l’amener à dire ce qu’ils ont besoin d’entendre. » Comment l’expliquer autrement ? Certaines fois, une affaire débarque et une brigade entière d’enquêteurs la travaillent au corps. Mais après plusieurs mois : chou blanc. Alors, Louis Scarcella se pointe, trouve un complice, séduit un témoin, et en un clin d’œil, un meurtrier finit en taule. Beaucoup de meurtriers. Tellement, en fait, qu’on a du mal à suivre. « Je ne sais pas combien de cas d’homicides j’ai résolus, dit-il à présent. Certains disent 140, d’autres 170, d’autres plus de 200… Je n’en sais vraiment rien. » Mais cela n’a que peu d’importance. Quand vous comptez autant de meurtriers à votre palmarès, ils deviennent des statistiques. Ce qui importe, ce sont les compétences de l’enquêteur, et tout le monde s’accordait pour dire que Louis Scarcella était le meilleur. ulyces-scarcella-01_2 Durant l’année 1973, celle où Scarcella a prêté allégeance, 1 680 personnes ont été assassinées à New York. On a recensé presque autant de macchabées l’année suivante et celles qui ont suivi, durant les années 1970 et 1980. Mais ce n’est qu’ensuite que la criminalité a sévèrement empiré. Bernie Goetz a descendu ces gosses dans le métro, une joggeuse de Central Park a été violée, quasiment battue à mort, et le New York Post s’écriait dans sa une : « DAVE, FAIS QUELQUE CHOSE ! » – Dave étant le maire de l’époque, Dave Dinkins. Les cas d’homicides ont connu un pic en 1990 : 2 245, presque sept fois plus qu’en 2013, et n’ont commencé à baisser qu’à partir de 1995. Scarcella n’était plus qu’à cinq ans de la retraite.

Le revers de la médaille

L’homme a désormais 62 ans, le sourcil épais et le cheveu hirsute – il commence à peine à les perdre. Il est au mieux de sa forme, sec et musculeux, et laisse apparents les tatouages qui noircissent ses bras. Il garde dans sa poche un double de son badge d’officier de police, qui porte le même numéro que celui de son père. Il n’a pas l’air du voyou que décrivent les journaux. Quand il a pris sa retraite, il était aussi célèbre qu’un flic peut espérer l’être, après avoir résolu certaines des affaires les plus viles perpétrées dans une ville où le crime passe par toutes les nuances de l’horreur. Il se souvient de ces affaires, celles qui ressortent tapageusement du ronronnement quotidien des massacres. Celles qu’il affiche sur son CV. Comme cet employé du métro, brûlé vif par des jeunes qui l’ont arrosé d’essence à travers la fenêtre de son guichet. L’histoire avait fait la une des journaux de tout le pays, car elle rappelait une scène du film Money Train. Ce qui avait donné l’opportunité à Bob Dole, en pleine campagne présidentielle, d’expliquer comment Hollywood était la ruine de l’Amérique. Il se rappelle aussi de ce danseur mondialement célèbre, poignardé trois fois en pleine poitrine par un cambrioleur, symbole grotesque du chaos qui régnait à New York. Cela lui avait pris quelques mois, mais lui aussi, il l’avait arrêté. ulyces-scarcella-05_3Et le rabbin. L’affaire qui a rendu Scarcella célèbre. Chaskel Werzberger a survécu à l’holocauste pour mourir assassiné d’une balle dans la tête dans le quartier de Williamsburg, à Brooklyn, en 1990. Un braquage qui tourne au vinaire, un braqueur qui panique et vole le break de Werzberger pour prendre la fuite. Il l’a tué en pleine rue. Des dizaines d’enquêteurs se sont cassés les dents sur l’affaire pendant des semaines. Six mois plus tard, Scarcella et son coéquipier ont mis la main sur deux hommes qui disaient être complices, qui ont désigné un type nommé David Ranta comme étant le meurtrier. Scarcella a passé des heures à cuisiner Ranta. « Tu es italien, je suis italien », a fini par lui dire Scarcella. « C’est l’occasion de te confesser. Dis-moi ce qui c’est passé. » Scarcella a rédigé les aveux de Ranta sur le seul support dont il disposait : une chemise cartonnée. Scarcella a reçu le Prix du meilleur officier de police pour son travail d’enquête exceptionnel sur chacune de ces affaires. « C’est l’un des meilleurs pour faire parler même la pire des crapules », écrivait le journaliste vainqueur du prix Pulitzer Mike McAlary dans le Daily News, en 1996. « Les bons inspecteurs sont comme ça. Leur capacité à parler aux gens les rend légendaires. Sur les grosses affaires, ils font appel à Scarcella. » Scarcella était une légende. Il a pris sa retraite en étant une légende. Et il serait probablement mort en légende. Mais au printemps 2013, il s’est passé quelque chose d’imprévu : on a laissé David Ranta sortir de prison. Ce qui rendait sa libération si extraordinaire résidait dans le fait que le parquet lui-même avait demandé au juge de le libérer. En mars 2013, après vingt ans passés à combattre ses demandes d’appels, les procureurs de Kings County ont ré-évalué sa condamnation. Et il en est sorti que non, il n’aurait jamais dû passer vingt-trois ans en prison, il n’aurait pas dû être arraché à sa famille et privé de sa jeunesse pour un crime avec lequel il n’avait très probablement rien à voir. Vingt-trois ans après les faits, un témoin a déclaré qu’un enquêteur (il n’a pas dit lequel) lui avait ordonné de désigner « le type au gros pif » lors d’une séance d’identification. Un des supposés complices, un violeur récidiviste, a déclaré qu’il avait menti pour alléger ses propres ennuis avec la justice. D’après lui, un autre prétendu complice – un junkie avec cinq affaires de vol en cours –, a menti lui aussi. Faites abstraction de ces deux témoins et tout ce qu’il reste, ce sont des aveux que Ranta a toujours nié avoir prononcé. Il dit avoir signé le dossier comportant sa soi-disant déclaration alors qu’il était encore vierge, pensant qu’il s’agissait d’un formulaire qui lui permettrait de passer un coup de fil.

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Crédits : Alan Zale

La libération de Ranta a fait les gros titres, peut-être plus encore que son arrestation par Scarcella. La ville de New York lui a offert 6,4 millions de dollars de dédommagement avant même qu’il ait eu l’occasion d’intenter une action en justice. Et Ranta n’était qu’un début. D’autres détenus ont affirmé qu’eux aussi n’avaient jamais fait les aveux que Scarcella leur attribuait. Des journalistes du New York Times se sont alors plongés dans des archives judiciaires poussiéreuses, pour découvrir que plusieurs des aveux commençaient par des formes de langage curieusement similaires, telles que « Vous avez vu juste » ou « J’étais là ». Ils ont également retrouvé la trace d’une prostituée accro au crack qui avait été un témoin clé –souvent le seul témoin – de six affaires classées par Scarcella. En mai 2013, devant ces révélations, le bureau du procureur du district a annoncé devoir qu’il réexaminerait cinquante-sept condamnations de détenus arrêtés par Scarcella. Scarcella était sous le choc. Il avait pris sa retraite depuis près de quatorze ans et menait une vie paisible à Staten Island. Et là, tout à coup, des procureurs – des gens qui avaient pris son parti ! –, rouvraient des affaires qu’il avait menées dans un New York lointain, que la plupart des gens ne pouvaient se figurer ou préféraient tout simplement oublier. Il a juré n’avoir jamais piégé personne et n’avoir jamais falsifié la moindre confession. Techniquement, il n’avait d’ailleurs jamais envoyé personne en prison : les procureurs présentaient des preuves, les juges veillaient au respect des procédures et les jurés rendaient leurs verdicts. « Je dois être un type sacrément intelligent pour réussir à boucler quelqu’un, le faire inculper par le parquet, le faire juger au tribunal par un juré et obtenir sa condamnation », a-t-il déclaré au Times. « Je ne suis pas si malin. On n’est pas au Louis Scarcella show. »

Que justice soit faite

Par un radieux après-midi d’avril, Derrick Hamilton se tenait au pied des marches de la mairie de New York. Hamilton a été condamné deux fois, l’une pour homicide involontaire et l’autre pour meurtre non-prémédité. Derrière lui sur les marches, agglutinés jusqu’aux portes de l’édifice, se trouvaient d’anciens détenus, aux côtés d’amis et de proches de détenus en train de purger leur peine. Ils portaient pour la plupart des casquettes qu’Hamilton leur avait distribuées juste avant. Noire, elles portaient sur le fronton l’inscription « condamné à tort » en lettres blanches, et « victime de l’inspecteur Scarcella » sur le côté droit. Toutes les affaires représentées sur les marches n’étaient celles de Scarcella, mais c’était l’unique nom sur les casquettes. Ce 9 avril a été une journée difficile pour Scarcella. Ce matin-là, le Times appâtait ses lecteurs avec une autre histoire affichée en première page, concernant une autre de ses arrestations – la trente-quatrième publication du journal au sujet de Scarcella depuis mars 2013. Organisé par Lonnie Soury, un conseiller spécialisé dans les erreurs judiciaires et les faux aveux, le rassemblement était sensé inciter les procureurs de Kings County à accélérer la procédure de réexamen des affaires de Scarcella, ainsi qu’une trentaine d’autres.

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Crédits : Jason DeCrow

« L’ancien officier de police de Brooklyn Louis Scarcella, a dit Soury à la tribune, est le symptôme d’une maladie mortelle. » Le problème n’était pas le policier, expliquait-il, mais bien le système qui l’avait soutenu et récompensé. Quand il a eu fini, Soury a présenté Hamilton. « Ils nous demandent d’attendre », a déclaré Hamilton au pied des marches. « Mais combien de temps devons-nous attendre pour que justice soit faite ? » Hamilton aura attendu plus de vingt-trois ans, depuis son arrestation par Scarcella en mars 1991. Hamilton admet volontiers qu’il n’était pas un citoyen modèle. « Je n’étais pas seulement un sale type, m’a-t-il confié, j’étais un type stupide. » Il était en conditionnelle pour homicide involontaire – rejeté en appel pour homicide non-prémédité – car il avait fait le guet lors d’un braquage qui avait mal tourné dans la cité de Lafayette Gardens – LG, comme on l’appelle. Le 3 janvier 1991, il a violé sa conditionnelle en quittant l’État. Il était co-propriétaire d’un salon de coiffure de New Haven, dans le Connecticut, et devait participer à la soirée d’adieu d’un ami qui allait en prison pour une affaire de stupéfiants. Le lendemain matin, un homme du nom de Nathaniel Cash a été abattu à Brooklyn. Un autre type, Money Will – potentiellement un des assassins – a raconté à tous ceux qui étaient venus voir le cadavre que c’était l’œuvre de Hamilton. La petite amie de Cash a fait de même. Et ce malgré le fait que huit témoins – parmi lesquels un ancien policier de New Haven – ont juré que Hamilton se trouvait encore dans le Connecticut. La petite amie a tenté de revenir sur sa version des faits (elle avait d’abord déclaré à la police qu’elle n’avait pas assisté au meurtre), mais elle a été menacée d’être accusée de parjure et envoyée en prison. Elle a alors dit à un grand jury que Hamilton avait tué Cash. Onze semaines plus tard, Scarcella et son coéquipier se sont rendus dans le Connecticut. La police de New Haven avait passé les menottes à Hamilton dans son salon de coiffure et lui avait ordonné de se tenir debout face au mur. D’après Hamilton, Scarcella s’est placé dans son dos, s’est approché pour l’embrasser sur la joue et lui murmurer à l’oreille : « LG, enculé. » Hamilton ajoute qu’une fois au commissariat, Scarcella lui a annoncé qu’il disposait de cinq témoignages solides. « Je me fiche de ce que vous avez, lui a-t-il répondu. Je n’ai rien fait. » « Je me fous que tu l’aies fait ou pas, lui aurait répondu Scarcella. Tu retournes en taule. T’y es pas resté assez longtemps la première fois. » D’après à un rapport rédigé à l’époque par Scarcella, la conversation s’est déroulée tout à fait différemment. Dans cette version – qui n’est qu’affabulations selon Hamilton –, Hamilton dit qu’il songeait à se rendre. Ce faisant, il aurait même complimenté l’homme l’ayant arrêté pour un crime qu’il n’avait pas commis. Scarcella rapportait ainsi les propos de Hamilton : « Vous et votre coéquipier, vous êtes des hommes sacrément déterminés. » Hamilton a été condamné presque entièrement à cause du témoignage de la petite amie de Cash – qui n’a eu de cesse d’abjurer depuis – à une peine de prison à perpétuité, assortie de 25 ans de sûreté. Il avait 27 ans quand il a été renvoyé en prison, dans des cellules d’Attica, Auburn, Wende et Shawangunk. S’il avait de la chance, il n’en sortirait pas avant la cinquantaine. Il a passé ses années d’incarcération dans les bibliothèques des centres pénitentiaires, à préparer son appel et à aider d’autres détenus avec le leur. ulyces-scarcella-08_1 Le nom de Scarcella revenait souvent. « Les prisonniers ont du temps à tuer, m’a-t-il expliqué. On discutait, on comparait nos notes : “Qui est ton flic ? Le type qui t’a chopé ?” Comme par hasard, c’était toujours le même. » « Une fois que Scarcella t’a dans sa ligne de mire, c’est fini, tu vas à l’ombre, dit-il. S’ils pensent que tu es un sale type, tu finis en taule quoi qu’il arrive. »

Témoins merdiques

Scarcella ne s’adresse plus beaucoup aux journalistes. Oh, il racontera bien qu’il n’a rien fait de mal s’il en trouve devant chez lui, avant de leur demander de partir. Mais il ne tournera pas les talons, laissant un photographe le prendre de dos comme s’il cachait quelque chose. En l’état, son nom n’apparaît plus dans les journaux sans être entaché des mots « déshonoré » ou « voyou ». Pourquoi donnerait-il autre chose en pâture aux chacals ? Il a pourtant accepté une invitation à dîner en avril, dans un resto de Tribeca appelé Walker’s. Ses deux avocats étaient aussi de le partie, car les choses en sont au point où Scarcella a besoin de deux avocats. Il a surtout raconté des anecdotes de boulot. Comme cette fois où il a poussé une jeune mariée à dénoncer son mari dans une affaire de double homicide après que Scarcella lui a offert un bonbon au chocolat. Ou cette autre fois, où le type qui avait descendu le laitier est passé aux aveux pendant qu’il pissait. C’est très curieux, ce qui peut décider quelqu’un à se livrer. Et il ne parle pas de brutalités, que Scarcella n’utilisait pas de toute manière. « Je n’ai jamais tapé dans les couilles d’un suspect, dit-il. Je n’ai jamais pulvérisé qui que ce soit. Et je vais même vous dire un truc : je pleurais avec ces gens. Je priais avec eux. » Il parle délibérément sur un ton théâtral, et répète ses phrases avec emphase. Il emploie volontiers « pour faire court », quand bien même ses histoires sont toujours longues. « On s’identifiait facilement à Louis, m’a raconté un jour un avocat, parce qu’il vous appréciait tout de suite. »

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Scarcella a grandi à Bensonhurst et passé ses vingt-six ans de carrière à Brooklyn. Sa première affectation était au commissariat de la 66e rue, à Borough Park. Il a été limogé un court moment en 1975, alors que la ville était au bord de la faillite, puis a été réintégré dans le 71e, à l’extrémité sud de Crown Heights. À l’époque déjà, il avait un talent inné pour se donner bonne presse : Nicholas Pileggi, l’auteur de Wiseguy – qui serait plus tard adapté au cinéma sous le titre Les Affranchis –, a fait des rondes avec Scarcella et son coéquipier pour l’article-vedette du numéro de janvier 1981 de New York Magazine. Pileggi y écrivait que Scarcella et son coéquipier étaient « deux des flics les plus actifs de la ville dans la lutte contre le crime » qui avaient, l’année précédente, « procédé à  plus de deux-cents arrestations de voleurs, d’agresseurs, de braqueurs armés et de meurtriers ». Untitled-2Il est passé inspecteur à la fin de l’année 1981. « J’ai toujours voulu être inspecteur, dit-il aujourd’hui. C’était la seule chose que je désirais vraiment. À cause de mon père. C’était mon idole… Mon père était un grand inspecteur. » Quand son père a pris sa retraite, quelques années plus tard, Scarcella a utilisé son numéro de badge, le 92, comme le sien. « Je ne me suis jamais senti aussi fier. » En juillet 1987, il a été assigné à la brigade homicide de Brooklyn North, où il a fait équipe avec Stephen Chmil, qui deviendrait lui-même une légende discrète, un peu comme Robin vis-à-vis de Batman. Physiquement, ils étaient mal assortis, Chmil bedonnant et perdant ses cheveux, Scarcella le cheveu sauvage et toujours bien sapé, mais ils étaient très proches. Quand ils n’étaient pas en service, ils couraient ensemble et participaient à des marathons. Ils ont fait modifier leurs cartes professionnelles du NYPD : dans un coin, au-dessus de leurs noms, on pouvait lire « aventuriers, marathoniens, types normaux, alpinistes ». Ces cartes ont beaucoup tournées, peut-être accompagnées d’un ou deux billets pliés. Prostituées, gamins des rues, petits magouilleurs… c’étaient les sources idéales pour un policier, un petit témoignage de reconnaissance ne pouvait faire de mal à personne. Surtout qu’à l’époque, il n’y avait pas de tests ADN, pas de médecine légale high-tech, et les cadavres s’empilaient si vite qu’il n’y aurait de toute façon pas eu le temps d’y recourir. « On s’estimait déjà chanceux de trouver des douilles, dit Scarcella. La technologie de pointe de l’époque, c’était de ratisser les égouts pour y trouver un flingue. » Bien des affaires ont été résolues avec des bouts de ficelle et des informateurs – ce qui, au vu de la nature du quartier, des bourreaux et des victimes, donnait souvent des informateurs douteux. « À l’époque, tout reposait sur les inspecteurs et leurs témoins merdiques, et sur leur capacité à convaincre les jurés que ces témoins avaient beau être merdiques, on pouvait néanmoins se fier à ce qu’ils disaient », raconte Joel Cohen, ancien procureur de Brooklyn devenu l’un des avocats de Scarcella. « Ils arrivaient chargés d’infos, le jury écoutait ce qu’ils avaient à dire, et il arrivaient à un verdict. » Un des meilleurs témoins merdiques de Scarcella était une prostituée camée du nom de Teresa Gomez. Une nuit, un type est passé à travers une fenêtre, et Scarcella menait l’enquête dans l’immeuble. « Elle était au lit avec un micheton, se souvient-il. Je rentre dans l’appartement, elle me toise, j’avais un cigare au bec – je fumais des cigares à l’époque, plus maintenant – et je recrachais beaucoup de fumée. Elle me dit : “Pour qui tu te prends, Gunsmoke ?” Je lui demande son nom et elle me répond : “Teresa.” » « Je l’amène alors au commissariat de la 77e, et je commence à la cuisiner, dit-il. Cette fille avait beaucoup à raconter, sur beaucoup de choses. »

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La silhouette d’un champion
Louis Scarcella au travail
Crédits : Jim Hugues

Elle en savait long sur six affaires de meurtre, oui, six, dont elle jurait avoir été témoin, dont deux impliquaient le même dealer présumé, Robert Hill, et un autre qui impliquait les demi-frères de Hill, Alvena Jennette et Darryl Austin. Teresa n’était pas le témoin le plus respectable qui soit, elle s’emportait parfois ou s’embourbait dans ses récits, quand ce n’était pas les deux. Neil Ross, un ancien procureur qui avait officié sur les deux affaires Hill, a écrit sur Internet en 2000 que Gomez était « ravagée de la tête aux pieds par le crack et la coke… Il fallait être fou pour penser que quelqu’un la croirait pour quoi que ce soit, sans compter le fait qu’elle disait avoir vu le même type tuer deux personnes différentes. » Mais si la police l’avait crue, et que le procureur l’avait crue, pourquoi ne l’auraient pas fait douze jurés ? Le seul fait de la citer comme témoin lui conférait une certaine crédibilité. Hill a été acquitté pour un des meurtres, mais condamné pour l’autre. Ses demi-frères, Jennette et Austin, ont également été condamnés et envoyés derrière les barreaux. « Scarcella était remarquablement doué pour convaincre les procureurs, les juges, les jurés et les cours d’appel », déclare le célèbre avocat en droit civil Ronald Kuby. « Il faut dire qu’il suffisait de peu. C’étaient des gens qui ne demandaient qu’à être convaincus. Mais Scarcella était néanmoins une force de la nature. Beaucoup faisaient comme lui, mais lui y mettait un tel panache… » Kuby est convaincu que c’est la raison pour laquelle Thomas Malik – son client depuis vingt ans – a été mis au trou pour l’attentat à la bombe incendiaire du métro en 1995, causant la mort d’un employé du métro. Malik a soutenu pendant vingt ans que Scarcella l’avait contraint (physiquement et psychologiquement) à faire des aveux. En 2013, le dossier a été rouvert pour être réexaminé. « L’idée était de faire quelque chose contre le crime, dit Kuby. Ou du moins de donner l’impression que vous faisiez quelque chose contre le crime. » Dès lors, si votre meilleur témoin s’avérait être une junkie incohérente, ou si des aveux apparaissaient comme par enchantement, il était parfois plus facile pour tout le monde de laisser le scepticisme à la porte. « Dans le système pénal, la responsabilité est si morcelée que personne ne se sent coupable de quoi que ce soit, dit Kuby. Excepté l’accusé. »

L’affaire Ranta

Scarcella ne croit pas qu’il y a des règles à respecter durant un interrogatoire. Un flic doit respecter la loi, bien sûr – on ne passe pas à tabac, on n’affame pas, on ne prive pas d’avocat –, mais la loi est généreuse avec lui. Un inspecteur est en droit d’intimider, de duper et de mentir à propos, disons, de la façon dont il a obtenu cinq témoins et une belle série d’empreintes digitales. « Les malfrats ne respectent pas les règles lorsqu’ils abattent papa et maman d’une balle dans la tête et qu’ils détruisent des familles », a-t-il expliqué en 2007 lors d’une émission de Dr. Phil. « Moi non plus je ne respecte pas les règles. » Avant d’ajouter plus tard : « Je crois que tout le monde veut se confesser, et c’est aux inspecteurs de faire en sorte de le leur permettre. »

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Scarcella et ses coéquipiers
Commissariat de la 90e
Crédits : Alan Zale

Comme ce type qui a descendu un môme pour un dollar. « Pour un dollar », répète Scarcella, pour qu’on prenne bien la mesure des raisons minables pour lesquelles on pouvait se faire tuer à l’époque. « J’ai oublié son nom. Joe Truc. Je ne sais plus quel était le nom de ce sale type. La première chose que j’ai fait, c’est que je suis allé au commissariat pour le rentrer dans l’ordinateur. » Il se trouve que le type était déjà en prison dans le nord de l’État. Scarcella et Chmil sont alors montés à bord d’un coucou, cap sur le nord. « En chemin, on est passé dans des zones de turbulences », dit-il en remuant sur sa chaise pour illustrer l’effet. « Et puis on a chopé le type, on est remonté dans l’avion, et là j’avais dans l’idée de lui causer, de le cuisiner un peu. J’ai pris l’hôtesse de l’air à part pour lui demander si on allait repasser dans une zone de turbulences. Elle m’a répondu : “Évidemment !” Et je lui ai dis : “Voilà ce que j’aimerais que vous fassiez : quelques minutes avant les turbulences, vous venez me voir et vous me chuchotez quelque chose à l’oreille. N’importe quoi.” » « Elle est venue et m’a murmuré à l’oreille. Je me suis tourné vers le type, et lui ai dit : “On doit t’ôter les menottes, il y a des turbulences et si l’avion se crashe, tu dois être en mesure de… enfin, je dois m’assurer que tu seras capable de nager.” » Scarcella marque une pause pour laisser à l’ambiance le temps d’infuser. « Il a tout avoué. J’ai rédigé ses aveux sur une serviette à cocktails. L’hôtesse était témoin. Quand nous avons atterri, on est allé direct au bar. J’ai bu un coup, il a bu un coup, et on est rentré. C’est la pure vérité. Il a pris perpète. » Il ne raconte pas aussi bien comment David Ranta a atterri en prison. Scarcella se montre quelque peu irritable sur le sujet, en découle une succession de réfutations de propos de journalistes et d’avocats. Mais voici ce qui s’est passé : des mois après le meurtre, deux complices supposés – dont aucun n’a été accusé – ont confié à Scarcella que Ranta avait tué le rabbin (en réalité, ils ont d’abord désigné un certain Steve comme étant le coupable, mais l’intéressé était en Yougoslavie à l’époque des faits). L’instinct de Scarcella lui a signifié qu’il tenait le coupable, aussi le type devait-il avoir secrètement envie d’avouer, et c’était son travail que de l’y aider. Il l’a donc couvert de honte, à en croire les aveux notés par Scarcella mais réfutés par Ranta. C’est une section curieusement intime de ces supposés aveux, une confession qu’on n’imaginerait pas qu’un coupable puisse faire à un policier. « C’est quand vous avez dit être incapable de me regarder que vous m’avez fait le plus de mal », aurait soi-disant déclaré Ranta. « Vous avez dit que je ne valais rien. Je vous le dis parce que cela m’a fait du mal. » Dans ces prétendus aveux, Ranta nie avoir tiré sur qui que ce soit, mais admet qu’il était présent sur les lieux du crime et qu’il est parti en entendant les coups de feu. À la question de la fabrication de ces aveux, Scarcella répond désormais : « Si j’étais un sale type, j’aurais écrit qu’il lui avait tiré dessus. Hors il ne dit pas lui avoir tiré dessus ! Vous voyez ce que je veux dire ? » Quoi qu’il en soit, Ranta a été jugé coupable du meurtre.

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Crédits : Alan Zale

Michael Baum était l’avocat de Ranta au procès, et sa ligne de défense était simple : Ranta n’était pas coupable, ce qui n’était tant une stratégie qu’une conviction. « David n’était pas assez malin pour monter un coup pareil, assure-t-il désormais. Je ne pense qu’il avait les burnes de pointer un flingue sur quelqu’un. La pire chose qu’il ait faite, c’était de voler une voiture. C’était un minable. » Sans compter que la victime initiale du braquage raté ayant conduit au meurtre du rabbin avait témoigné être sûre à 100 % que Ranta n’était pas celui qui avait utilisé l’arme contre lui. Le dossier contre Ranta semblait fragile : deux complices non-inculpés, une séance d’identification bancale et des aveux discutés. Même le juge Francis X. Egitto était confus. Il explique que « dans une de ses déclarations, Scarcella affirme avoir recueilli ces aveux pendant sa garde à vue, alors qu’il n’y avait personne dans les parages à part lui et un agent en civil – ce qui est ridicule. D’expérience, je peux vous assurer que les commissariats sont de véritables maisons de fous. On n’y est jamais seul… À mon avis, durant toute cette affaire, les deux inspecteurs ont fait tout leur possible pour présenter l’affaire dans un joli paquet cadeau. Qu’ils s’y soient pris dans les règles ou pas, ce n’est pas à moi de le dire. C’est au jury d’en décider. » Le jury a déclaré Ranta coupable. Et le juge, en dépit de son scepticisme vis-à-vis des aveux de Ranta, le juge l’a condamné à perpétuité avec trente-sept ans et demi de sûreté. « Scarcella et Chmil n’étaient pas dans la salle à la lecture du verdict, note Baum. Mais on les entendait pousser des grands “Yee-hah ! Yee-hah !”, comme deux cow-boys. Mais pas du genre : “Nous avons protégé la société d’un criminel”, plutôt du style : “Ça a marché.” » Peu de temps après, Baum buvait un verre dans un bar de flics de Brooklyn, le Callahan’s. Scarcella et Chmil étaient là eux aussi. Baum est allé leur parler. « Vous deux, vous êtes vraiment des connards, leur a-t-il dit. Vous savez pertinemment que ce type est innocent. » Chmil a posé son verre et regardé Baum droit dans les yeux. « Et alors ? » aurait-il rétorqué. « S’il est innocent dans ce cas, il doit bien être coupable d’autre chose. » Chmil, qui a pris sa retraite en Virginie, n’a pas souhaité me parler. Scarcella, toutefois, dément ces propos. « Ce n’est pas seulement un mensonge, ce n’est pas qu’une affirmation méprisable, c’est totalement faux, dit-il. Je veux bien être frappé par une maladie terrible si mon coéquipier a dit ça. »

Bourreaux et victimes

Au printemps 2014, les dossiers de Scarcella étaient réexaminés depuis plus d’un an. Quelques affaires avaient bénéficié d’une certaine attention, mais seul David Ranta avait alors été libéré et sa condamnation annulée. Mais le 6 mai, Robert Hill est entré avec difficulté dans la cour d’un tribunal de Brooklyn, dont les fenêtres donnaient sur les rues qu’il arpentait quand il était plus jeune. Il est aujourd’hui âgé de 53 ans et marche avec une canne pour affronter la sclérose en plaques dont il souffre depuis son incarcération, il y a vingt-sept ans, suite au témoignage d’une junkie bien pratique. L’homme aux longs cheveux coiffés en tresses, à la chemise blanche encore marquée par les plis de l’emballage, a écouté l’assistant du procureur de Kings County dire au juge ce que tout le monde savait déjà.

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Teresa Gomez

« La condamnation de monsieur Hill, a dit l’avocat du parquet, repose principalement, et presque exclusivement sur le témoignage d’une personne qui nous semble désormais pour le moins contestable. » C’était la première fois qu’on évoquait Teresa Gomez pour faire libérer quelqu’un. L’agent du département des révisions des condamnations de Kings County l’a décrite devant le tribunal comme une personne « désespérément dépendante aux drogues, au comportement plus d’une fois criminel, et de plus en plus erratique dans ses récits ». Ce qui n’est pas tellement éloigné de la description qu’en avait faite l’homme avait poursuivi Hill en justice des années auparavant : « Ravagée de la tête aux pieds par le crack et la coke… Il fallait être fou pour penser que quelqu’un croirait Gomez pour quoi que ce soit » Il faut croire que ce genre de choses revêtaient alors moins d’importance. Le juge a rapidement autorisé l’annulation de la condamnation de Hill, et a ordonné sa relaxe. Hill a boité hors du box des accusés et s’est assis dans la zone réservée au public en arborant un immense sourire abasourdi. « Il est si bon de réhabiliter mon nom », a-t-il déclaré aux journalistes. Puis le juge est passé à la motion suivante : une demande du parquet d’annuler les condamnations des demi-frères de Hill, Alvena Jennette et Darryl Austin. Les raisons en étaient en partie similaires – le témoignage de Teresa Gomez –, auxquelles il faut ajouter que des témoignages de personnes jurant que Jennette et Austin n’étaient pas coupables n’avaient jamais été rendus publics, avant ou après le jugement. Jennette a été remis en liberté conditionnelle en 2007, après vingt-et-un ans d’incarcération. Il s’est présenté devant le juge, sa mère Louise à ses côtés. Elle représentait son fils Darryl, qui n’est jamais sorti de prison : il y est décédé en 2000 des suites de problèmes respiratoires. Il était atteint d’une maladie chronique tout à fait gérable, mais quelquefois en prison, les choses ne sont pas bien gérées. Austin est mort seul dans sa cellule, étouffé dans son propre sang. Pierre Sussman est l’avocat qui représente les trois frères, le même qui a poussé le parquet à libérer David Ranta. Il s’occupe également d’un cinquième dossier de Scarcella qui fait frémir les tribunaux. Pour Sussman, un schéma très clair se dessine. « C’étaient des types désabusés, dit-il. Pauvres, jeunes, pour la plupart d’une autre couleur de peau, et pour la plupart originaires des quartiers les plus défavorisés. C’étaient des cibles faciles… et c’en est arrivé au point où Scarcella et Chmil étaient intouchables. Personne ne les aurait remis en question. » Un soir de mai, Sussman était à un barbecue avec Hill et sa famille. Beaucoup de gens sont venus, certains n’ayant pas vu Hill depuis des années. On venait l’enlacer, le toucher, le voir à nouveau en homme libre. Il avait été enfermé pendant près de trente ans, mais sa famille et ses amis, les gens qui importaient, l’avaient attendu. Malgré les décennies qui se sont envolées, Hill n’est pas en colère. Malgré ces années de liberté dont on l’a privé, il garde son calme. « Peut-être, dit Sussman, que toute cette affaire est tapie dans son subconscient, comme un cauchemar. C’est toujours là, mais rangé dans un coin. »

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La carte professionnelle de Chmil et Scarcella

Du temps où il était en prison, Derrick Hamilton a écrit des centaines de lettres à des avocats et des journalistes, dont aucune n’a reçu de réponse. C’est généralement ce qui arrive lorsque des avocats et des journalistes reçoivent des lettres de la part de meurtriers qui se prétendent innocents. Toutefois, au printemps 2010, il a envoyé sa dernière motion – comportant des affidavits d’un ancien policier de New Haven et de trois autres témoins certifiant son alibi – à Jonathan Edelstein, un avocat spécialisé dans les procédures d’appel, disposant d’un petit cabinet à Manhattan. En parcourant le dossier, Edelstein s’est dit : « Ce que j’ai là, c’est une accumulation de preuves d’innocence. Quelle probabilité y a-t-il pour que quelqu’un amène un ancien flic à mentir pour le sauver ? » La femme de Hamilton a envoyé 1 500 dollars à Edelstein, que ce dernier lui a renvoyés. Mais il a été ému par le dossier de Hamilton, aussi a-t-il rédigé quelques avis juridiques en son nom, suggérant à Hamilton de se faire un peu de publicité. Hamilton est tombé sur le nom de Lonnie Soury en lisant dans un magazine l’histoire d’un adolescent qui avait fait de faux aveux pour le meurtre de ses parents. Soury a organisé un rassemblement pour Hamilton et quelques-uns de ses co-détenus, ce qui a fait quelques lignes dans le Daily News. Mais il n’en est rien sorti d’autre. Finalement, en octobre 2011, Hamilton s’est assis face au comité de probation, et a présenté les dossiers de son jugement, les affidavits et les lettres de soutien, dont une signée de la petite amie de Cash, qui avait essayé d’abjurer depuis vingt ans. Généralement, les comités de probation ne reviennent pas sur les jugements. Non plus qu’ils ne libèrent un double-meurtrier ayant violé sa conditionnelle la dernière fois qu’il est sorti. À plus forte raison s’il ne montre aucun signe de repentir. Mais l’affaire Hamilton n’avait rien d’un cas typique. ulyces-scarcella-14« M. Hamilton, vous nous avez donné matière à réfléchir », a déclaré un des membres du comité à la fin de l’audience. « Et s’il s’avère en effet que vous êtes incarcéré pour un crime que vous n’avez pas commis, j’espère que vous gagnerez en appel. » La liberté conditionnelle lui a été accordée. Hamilton est toujours reconnu coupable, mais il est libre. Il a travaillé quelques temps comme assistant juridique au cabinet d’Edelstein, et gère désormais des dossiers d’autres victimes présumées de Scarcella, comme le ferait le président d’une confrérie bien malchanceuse. En janvier 2014, un tribunal de Brooklyn réexaminant son dossier a statué, pour la première fois dans l’État de New York, que la reconnaissance effective de l’innocence d’une personne – et pas seulement les vices de forme ou le non-respect de l’équité procédurale – peut justifier d’une procédure d’appel. Ce qui a son importance dans une affaire telle que celle de Hamilton, où les erreurs sont minimes à l’exception du fait qu’il n’a pas commis le crime. « Il n’ont fait que monter un dossier contre une personne reconnue coupable à priori, s’indigne Edelstein. Je ne crois pas que quiconque se lève le matin en se disant : “Allez, au boulot, allons ruiner la vie d’un innocent.” Mais ils étaient si sûrs d’eux… Ils ne se sont pas arrêtés en route pour se dire qu’il y avait peut-être une raison pour que l’affaire ne tienne pas debout. Peut-être était-ce simplement parce qu’il n’était pas coupable. »

« Tout ça, c’est des conneries »

Le dernier dimanche d’avril, Scarcella a passé quatre heures dans l’Atlantique avec un scaphandre, à récupérer des reliques du ponton de Dreamland, qui a brûlé en 1911. Cela fait partie d’un projet de préservation historique de Coney Island, car Coney Island est importante à ses yeux. Il a grandi non loin de là, à Bensonhurst, dans une famille nombreuse italienne, des Porto-ricains de l’autre côté de la rue, une famille chinoise à l’autre bout du quartier. « On jugeait de la qualité de chacun en fonction de la distance à laquelle il envoyait voler la Pennsy Pinkie », raconte-t-il, ce qui dans la langue de Brooklyn désigne la balle de baseball de rue. Scarcella pouvait atteindre deux jusqu’à bouches d’égout et demi, de l’autre côté de New Utrecht Avenue. Il est président des Coney Island Polar Bears, et se gèle les noix dans l’océan tout l’hiver pour récolter des fonds reversés à un camp de vacances pour enfants malades. Nous allons dîner ensemble le lendemain de sa session de plongée. Ce soir-là, la conversation tourne autour d’un sujet particulier : Scarcella et ses avocats veulent savoir pourquoi les gens attachent systématiquement l’adjectif « déshonoré » à son nom ? Il n’a été inculpé pour aucun crime, ni n’a fait l’objet de poursuites judiciaires. Plus directement – un point sur lequel ils reviennent sans arrêt, comme si le répéter le rendait moins inconvenant –, aucune des personnes arrêtées par Scarcella n’a été officiellement disculpée. ulyces-scarcella-16 Légalement, c’est exact, mais il s’agit précisément du genre de jeu sémantique qui donne leur mauvaise réputation aux avocats : afin d’être déclaré innocent, David Ranta, par exemple, devrait prouver qu’il n’a rien fait il y a vingt quatre ans – mais comment le prouver ? Du point de vue légal, la jurisprudence américaine ne fonctionne pas ainsi. Du point de vue pratique – ou de celui du bon sens –, des procureurs qui demandent à un juge d’annuler une peine, la ville qui crache près de 6,4 millions de dollars d’indemnités… le système peut difficilement faire davantage pour reconnaître qu’il a emprisonné la mauvaise personne. Et qu’en est-il de Teresa Gomez ? Est-ce vraiment incroyable, demandent les avocats, qu’une prostituée junkie ait pu être témoin de six meurtres dans un quartier infesté par le crack et où le sang coule à flots ? Les procureurs ont décidé d’utiliser son témoignage et les jurés ont parfois décidé de la croire. Quant aux aveux, qu’est-ce que cela peut bien faire qu’ils sonnent tous pareil ? « Parce que les aveux que j’ai recueillis – du moins certains d’entre eux –, commencent de la même façon, cela signifie que je les ai fabriqués ? demande Scarcella. Je ne comprends pas bien ce que cela signifie, tout d’abord parce que je ne les ai pas fabriqués. Ce n’est jamais arrivé. » En réalité, ce qui donne surtout du grain à moudre dans les aveux et déclarations contestés, ce sont les petits apartés vantant les prouesses d’enquêteur de Scarcella, les « Vous avez vu juste ». La raison de sa disgrâce, c’est que les procureurs généraux demandent aux juges d’annuler les sentences. Ranta, Hill et Jennette ont été libérés (et les accusations contre Austin ont été abandonnées à titre posthume), car le parquet a réexaminé les preuves et décidé que ces hommes n’auraient jamais dû être incarcérés, qu’ils n’auraient jamais dû passer à eux quatre près d’un siècle en prison. Il est difficile d’exagérer quand on souligne la rareté de cette démarche, car les procureurs n’ont vraiment pas pour habitude de rouvrir les dossiers vieux de plusieurs décennies de leurs prédécesseurs. Tout cela ne semble pas évident aux yeux de Scarcella. Déshonoré ? Seul un monstre arrêterait sciemment une personne innocente, ce qui ne laisse qu’une seule alternative : soit il ne l’a pas fait, soit il est effectivement un monstre. Qui pense qu’il est un monstre ? Début juin, l’Unité de révision des condamnation a déclaré soutenir onze des affaires menées par Scarcella, mais elle a également demandé à un juge de libérer un autre individu condamné pour meurtre dans une enquête à laquelle Scarcella avait participé. Après quoi il restait encore plus d’une quarantaine de dossiers à examiner. Une armée d’avocats à déposé des motions au nom d’autres détenus, ou d’anciens détenus déclarant avoir été piégés par Scarcella. D’autres policiers et d’autres procureurs sont impliqués dans bon nombre des affaires contestées, mais Scarcella semble résigné à ne lire que son nom dans les journaux. Nous assistons finalement au Louis Scarcella Show. Il est épuisant d’avoir à revenir sans cesse sur ces vieux dossiers, seul contre tous, en bouc émissaire des temps modernes déconnecté d’un New York qui n’existe plus depuis longtemps. « J’ai la vérité de mon côté et l’insigne de mon père dans ma poche… » dit Scarcella durant notre conversation au Walker’s. Il paraît crouler sous le poids des journalistes, des détenus et autres avocats. « Je ne sais pas comment ils font pour s’en tirer. »

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À cet instant précis, un autre flic à la retraite passe près de notre table, un inspecteur de la même époque que Scarcella. Il y a vingt-cinq ans, ce policier a été chargé d’une affaire de viol qui avait eu lieu à Manhattan. La victime, une jeune femme qui faisait son jogging dans Central Park, a été quasiment battue à mort. Un crime horrible devenu un feuilleton national. Tout le monde se rappelle de la Joggeuse de Central Park. Les policiers ont arrêté des jeunes, noirs pour la plupart, ainsi qu’un jeune latino-américain, et ont déclaré qu’ils sévissaient en bande – « en chasse », disaient-ils. Et soudain tout le pays s’est mis à parler de ces super-prédateurs sociopathes errant en liberté dans les rues de New York, qui ne tarderaient pas à déferler sur les villes les plus reculées – à Des Moines, probablement – si on ne faisait pas rapidement quelque chose.

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Louis Scarcella dans Save Coney Island: The Movie

L’inspecteur que j’avais devant moi au Walker’s était un de ceux qui avaient arrêté cinq gamins morts de trouille et poussés aux aveux, déclarant avoir violé et tabassé cette malheureuse jeune femme. Les garçons ont été reconnus coupables du crime et envoyés en prison parce qu’ils étaient passés aux aveux. L’ennui, c’est qu’il s’est avéré qu’aucun d’entre eux n’était coupable. En 2002, après qu’ils ont tous écopé de leur peine de prison, un violeur récidiviste a confessé être le seul coupable du crime. Les tests ADN ont prouvé sa culpabilité, et dans le courant du mois de juin la ville de New York versait 40 millions de dollars aux cinq hommes pour échapper à d’interminables actions en justice infiniment plus coûteuses. Mais tout cela s’est passé il y a bien longtemps. Le passé est le passé. Scarcella se lève, étreint brièvement son ancien collègue. Ils conversent un moment à voix basse avant quelques minutes, puis retournent à leurs tables respectives. Quand vient l’heure de partir, alors que Scarcella s’apprête à franchir le seuil de la porte et rejoindre Varick Street, le vieil inspecteur lui crie depuis le bar : « Continue à te battre, Louis. Tout ça, c’est des conneries. »


Traduit de l’anglais par Gwendal Padovan et Nicolas Prouillac d’après l’article « Brooklyn’s Baddest », paru dans GQ. Couverture : Le pont de Manhattan vu de Washington Street, à Brooklyn, par Danny Lyon. Création graphique par Ulyces.