La scène du crime

Le conducteur de la voiture était un ingénieur britannique né en Irak, qui travaillait sur des systèmes de satellites dans le Surrey, en Angleterre. C’est peut-être pour cela qu’il est mort, lui et tous les autres… Un mercredi après-midi de septembre 2012, Saad al-Hilli quitte un camping situé sur les rives du lac d’Annecy, dans les Alpes françaises, au volant de son break BMW bordeaux. Il roule en direction d’un petit village nommé Chevaline, au bout duquel la chaussée disparaît entre les arbres.

La route forestière qui s’élève depuis Chevaline est raide, grêlée de trous et parsemée de ponts étroits jetés par-dessus l’écume bruyante de l’eau vive qui s’écoule des montagnes. Durant trois kilomètres, il n’y a nulle part où faire demi-tour et nulle autre possibilité que de grimper. Et puis, il n’y a plus de possibilité du tout : la route se termine sur un petit parking, où Saad vient ranger sa voiture, le nez contre la ligne des arbres.

Il fait un temps magnifique en ce 5 septembre, et le soleil irradie entre les feuilles qui frémissent dans la brise légère. Saad a 50 ans, et il se tient debout en compagnie de la plus âgée de ses filles, Zainab, 17 ans. Peut-être est-il en train de parler au cycliste du coin qui a pédalé jusqu’au sommet de la montagne et se trouve sur le parking, ou peut-être est-il simplement absorbé par la contemplation du paysage. Impossible de le dire avec certitude. Mais il est probable qu’il n’a pas vu le tireur embusqué dans les arbres avant que les premières détonations ne claquent à ses oreilles.

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La scène du crime
Crédits : Roland Hoskins

Immédiatement, Saad hurle à Zainab de grimper dans la voiture. Il se précipite vers la portière du conducteur et se jette sur le siège. Mais Zenab n’a pas bougé, elle se tient là, immobile. Saad n’a sans doute pas réalisé ce qu’il se passait, car quel homme pourrait laisser sa fille se faire tirer dessus ? Il enclenche la marche arrière, tourne le volant à fond sur la gauche et met les gaz. La BMW dérape à reculons et dessine un brusque demi-cercle. Le tireur a quitté le couvert des arbres, et il se tient au centre de l’arc de cercle, comme un pivot.

La voiture effectue un tour complet avant de s’immobiliser, l’arrière venant buter contre le talus, ses roues creusant des sillons dans le sol meuble à l’orée de la forêt. Dans la manœuvre, Saad a accroché le cycliste français avec son pare-choc, et il se vide à présent de son sang dans la boue. Mais à ce moment-là, Saad est très probablement déjà mort. Il a reçu quatre balles dans le corps, dont deux dans la tête. Sa femme, une dentiste de 47 ans prénommée Iqbal, est morte sur le siège arrière, elle aussi touchée par quatre balles, dont deux dans la tête également. Sa mère, Suhaila al-Allaf, est décédée aussi, touchée par trois balles, dont deux dans la tête. Zainab est toujours en vie, mais à peine : elle a été blessée à l’épaule, puis frappée sur le crâne avec la crosse du pistolet.

Le tireur a fait feu à 21 reprises, dont la plupart des coups ont été tirés en direction de la voiture en mouvement. 17 balles ont touché les passagers. Aucune n’a frappé l’encadrement des portières ou les ailes, ni aucune autre partie de la BMW. Huit d’entre elles ont atteint les têtes.

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Crédits : Le Parisien/Google Maps

Il s’agissait vraisemblablement d’un professionnel. Zainab est retrouvée effondrée sur la route par un cycliste britannique parvenu sur les lieux du drame, les secours arrivent quelques minutes après. Les gendarmes se ruent dans la montagne à leur suite. Les officiers en uniformes ferment la route de la Combe d’Ire, les techniciens de la police scientifique rassemblent les douilles, marquent les endroits où elles sont tombées, photographient le sang et scrutent la BMW de Saad sans déplacer aucun des corps.

Ils prennent tant de précautions pour ne pas troubler la scène du crime que, durant près de quatre heures, ils ne remarquent pas que la plus jeune des filles de Saad, Zeena, alors âgée de quatre ans, est saine et sauve, cachée dans les plis de la jupe de sa mère immobile à jamais.

Dans les instants qui suivent immédiatement un crime, les enquêteurs ne sont pas supposés élaborer des réflexions ou des théories, et le procureur d’Annecy insiste sur le fait qu’ils ne l’ont pas fait : « La seule chose qui m’est venue à l’esprit », raconte Eric Maillaud à propos de tout le sang et des corps, « c’était que nous avions affaire à quelqu’un qui n’avait aucun respect pour la vie humaine. » Il prononce ces mots lentement, délibérément. Eric Maillaud, un homme âgé de 53 ans, est procureur depuis onze ans, dont cinq à Annecy, une ville tranquille peu habituée à de telles irruptions de violence.

Une ou deux personnes seulement sont assassinées au cours d’une année ordinaire et il s’agit de crimes de routine : des violences domestiques, des cambriolages ou des disputes qui finissent mal – des éclairs de rage isolés. Ce qui s’est passé dans la montagne ? « Il y a très peu de gens capables de tuer autant de personnes », explique Eric Maillaud. « Tenter de tuer des enfants ? » Il secoue lentement la tête : « Nous savons alors que nous avons affaire à des sauvages. C’est le seul terme qui me vient à l’esprit. »

« Sauvages » est peut-être le premier mot qui venait à l’esprit, mais d’autres pensées – évidentes et compréhensibles – ont sûrement rapidement suivi. Qu’importe le degré d’entraînement et le sang-froid des enquêteurs, ils sont soumis aux mêmes instincts et préjugés que le commun des mortels. Il y avait quatre personnes mortes dans la forêt, un crime inimaginable jusqu’ici à Annecy. L’une de ces personnes était un homme du pays, connu pour être un cycliste chevronné. Les trois autres étaient des étrangers : l’homme était un ingénieur arabe dont les ordinateurs portables et les clefs USB, retrouvés dans sa caravane au bord du lac, contenaient des données techniques et des schémas compliqués – le matériau des espions ou des terroristes. Tous ont été touchés deux fois à la tête, à la manière dont les agents spéciaux et les assassins sont entraînés à tuer.

Tout cela semblait évident il y a trois ans : ce qu’il s’est passé, c’est que Saad al-Hilli s’est fait descendre. Et comme il était assez stupide pour se trouver en compagnie de sa famille, sa famille a trinqué elle aussi. Le Français ? Un pauvre bougre qui a juste eu la malchance de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Quelle autre explication pouvait-il y avoir ?

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Saad al-Hilli

Zaid al-Hilli a découvert la mort de son frère au lendemain des meurtres, le 6 septembre. Il l’a appris d’un ami dont la femme l’avait appris à la télévision : un quadruple meurtre dans les Alpes françaises, c’est le genre d’histoire qui attire l’attention de toute la presse européenne. Cet après-midi-là, il s’est rendu au commissariat de police le plus proche, à Esher, en Angleterre, pour demander des détails sur la situation. Mais ni les officiers présents, ni aucun inspecteur de la police criminelle n’en savaient plus que lui.

Le lendemain, la police est venue le trouver à son appartement pour lui annoncer officiellement la mort de son frère. Il y avait un essaim de reporters sur le trottoir d’en face, aussi les officiers l’ont-ils escorté pour le conduire jusqu’à une caserne – « C’était vraiment comme une petite chambre d’hôtel », se souvient Zaid –, d’abord dans le Surrey, puis dans le Sussex. Les inspecteurs anglais lui ont demandé de raconter où il se trouvait entre le 25 août et le 5 septembre, et lui ont confisqué son téléphone et son ordinateur portables.

Après deux semaines passées en tant qu’ « invité » de la gendarmerie locale, et une fois que la presse s’est finalement dispersée, Zaid a pu rentrer chez lui. Les enquêteurs anglais ont assisté leurs collègues français dès le début de l’enquête, une pratique courante lors d’homicides internationaux. Pour comprendre pourquoi quelqu’un a été assassiné, il est utile de cerner qui était cette personne, de connaître ses habitudes et ses rituels, ses schémas de pensée et ses marottes. Les Français ont donc traversé la Manche, Eric Maillaud avec eux, pour poser des questions, éplucher les dossiers et demander qu’on effectue des recherches.

Quelques jours seulement après la tuerie, ils étaient convaincus que quelqu’un voulait la mort de Saad al-Hilli : « Les raisons de sa mort trouvent sans aucun doute leur origine dans ce pays », a déclaré Eric Maillaud aux journalistes dans les environs de Londres, le 13 septembre.

Zaid était certain que son frère n’était pas un espion.

Zaid n’avait aucune idée de quelles pouvaient être ces raisons. Pas plus qu’il ne savait que son frère s’était rendu en France. Il savait qu’il aimait voyager, tirant sa caravane Bürstner derrière sa BMW, et il savait que Saad possédait une maison en ruines en Bourgogne, qu’il songeait à rebâtir un jour. Mais Zaid n’a jamais su qu’il fréquentait la région d’Annecy – à l’exception d’une fois, lorsqu’ils étaient enfants en vacances à Genève. Zaid se souvient qu’ils se trouvaient sur un bateau sous un ciel gris, mais guère plus. Et il est un peu étrange, pense-t-il, que Saad soit parti camper avec les filles si tard dans l’été, alors que l’année scolaire allait bientôt commencer.

En vérité, Zaid ne savait plus grand chose de ce que faisait Saad. Les deux frères ne s’étaient pas parlé durant près d’un an – depuis octobre 2011 –, excepté par l’intermédiaire des notaires qui réglaient la succession de leur père. Il y avait plus d’un million de dollars dormant sur un compte suisse, une maison à Claygate dans le sud de Londres, un petit studio en Espagne, mais aussi beaucoup de désaccords sur qui devait avoir quoi. Il y avait des querelles et motif à tristesse, mais Zaid estime que son frère et lui sont restés des gentlemen : « Il n’y avait pas de disputes », assure-t-il. « Nous n’en étions pas à monter sur nos grands chevaux pour nous tirer dessus. » Ils laissaient plutôt les avocats écrire des lettres et classer les dossiers.

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Zaid al-Hilli

Il savait que Saad travaillait sur les systèmes des satellites. Mais il trouvait ridicule la théorie qui intriguait les Français et ravissait les tabloïds, selon laquelle Saad et tous les autres auraient été abattus parce qu’il vendait des secrets en tant qu’espion. Zaid est certain que son frère n’était pas un espion, industriel ou autre. Saad était un ingénieur mécanique indépendant, travaillant sous contrat.

Il n’était pas impliqué dans les technologies de communication optique ou cryptées, qui peuvent être classées confidentielles. Il n’y avait pas accès et n’en connaissait pas les secrets. Et de toute façon, il aurait fait un piètre espion : « Saad avait son franc-parler », dit-il, « et les gens honnêtes et sans détours ne sont pas capables de telles choses. » Eric Maillaud avait donc tort, Zaid en était persuadé. Les raisons et les causes du meurtre dans les Alpes n’avaient pas leur origine en Angleterre.

Pourquoi l’auraient-elles eu ? Même si quelqu’un voulait la mort de Saad, il aurait été bien plus facile de le tuer chez lui. Pourquoi aller jusqu’en France et massacrer sa famille avec lui ? Pour Zaid, cela semblait logique : Saad et sa famille se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment, où ils avaient été les victimes collatérales d’une tuerie locale, pas d’autre chose. Les autorités le comprendraient bien assez tôt. Vingt-trois jours après les meurtres, le vendredi 28 septembre, les policiers ont frappé une nouvelle fois à la porte de Zaid. Ils avaient un mandat pour fouiller son appartement.

La filière irakienne

La maison de Saad al-Hilli à Claygate a été fouillée le 9 septembre. Les camions-relais des télévisions encombraient la rue et les reporters observaient la scène derrière le ruban bleu et blanc de la police, jusqu’à ce qu’on les repousse 200 mètres plus loin. Toutes les maisons du voisinage avaient été évacuées et le matériel de l’unité anti-bombes du Royal Logistics Corps avait été requis. Il y avait quelque chose de suspect – de « potentiellement dangereux » avait dit la police – dans un abri de jardin derrière la maison.

La police n’a jamais divulgué ce dont il s’agissait, mais cela ne s’est pas révélé dangereux : la brigade des démineurs a quitté les lieux et rien n’a été dit sur ce qui avait été trouvé ou non dans la maison de Saad al-Hilli. Mais à peine un mois plus tard, au début du mois d’octobre 2012, le procureur d’Annecy Eric Maillaud a révélé deux curieux détails de l’enquête. Le premier était que Saad avait récemment changé les serrures, l’autre que la police avait trouvé chez lui un Taser – ce qui est illégal.

Saad risquait la prison pour le fait de posséder ce genre de choses chez lui. Eric Maillaud a semblé en relativiser la signification : « C’est peut-être comme une femme qui transporte une bombe lacrymogène dans son sac », a-t-il déclaré aux journalistes, « plus par précaution qu’à cause d’une préoccupation précise. » Mais le fait que l’arme soit capable d’infliger à un homme une décharge 50 000 volts – et le fait que Saad soit mort – suggérait qu’il pouvait en être autrement.

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La maison des al-Hilli à Claygate
Crédits : Reuters

Il n’y avait toujours pas de preuves reliant le métier de Saad à son assassinat. Et la fouille de l’appartement de Zaid n’avait pas non plus révélé quoi que ce soit d’intéressant. Mais, après six semaines d’enquête officielle de la police et de farfouille officieuse des tabloïds, et après que deux pistes se soient révélées sans issue, un autre mobile a été divulgué. Deux journaux européens, le Bild allemand et Le Monde, tous deux citant des sources anonymes du renseignement allemand, ont rapporté que le père de Saad et Zaid avait sorti clandestinement de l’argent liquide d’Irak pour le compte de Saddam Hussein, qu’il avait planqué sur un compte suisse.

C’était une théorie délicieusement sombre : Saad assassiné pour avoir tenté de sortir d’une banque genevoise l’argent amassé au noir par le dictateur. « La victime du meurtre des Alpes était lié à un compte de Saddam Hussein », a annoncé le Daily Telegraph, qui est resté mesuré au regard de l’interprétation presque vertigineuse qu’en a donné The Daily Beast : « Une nouvelle preuve suggère que Saad al-Hilli et sa famille ont été tués à cause de la fortune clandestine de Saddam Hussein. »

À sa mort en 2011, Kadim al-Hilli, le père de Saad et Zaid, avait en effet laissé du liquide et il était placé dans une banque suisse. Saad avait prévu de se rendre à Genève, à quarante minutes de route à l’est d’Annecy, pour se renseigner au sujet de ce compte et d’autres dépôts éventuels. Mais il a été abattu avant. L’idée qu’un quadruple homicide dans les Alpes françaises puisse impliquer Saddam Hussein, qui avait été tué environ six ans plus tôt, s’est effacée des gros titres à peu près aussi vite qu’elle y était apparue.

Apparemment, le seul lien entre Kadim et Saddam était qu’ils étaient tous les deux irakiens. Mais Zaid était malgré tout très inquiet. C’est un homme mince à l’allure délicate, presque celle d’un oiseau, et il a le tempérament discret d’un comptable qui tient les registres d’un club de golf – ce qu’il est effectivement. Il semble physiquement incapable de colère vociférante, mais sa voix déraille et il mange ses mots quand il est contrarié.

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Saddam Hussein

Son père, Kadim al-Hilli, avait été un homme d’affaires prospère en Irak, avant et après que les baasistes ont accédé au pouvoir. Il était avocat, mais il avait commencé à vendre des matériaux de construction, des briques, du ciment et des choses de ce genre. Et lorsque les affaires avaient prospéré, il s’était diversifié dans le papier toilette et enfin dans la volaille. Zaid se souvient que, petit, il allait avec son père visiter la batterie d’élevage dans les champs qui s’étendent à l’extérieur de Bagdad.

Kadim a installé sa famille dans la banlieue de Londres en 1971 et la raison à cela, d’après Zaid, a beaucoup d’importance : l’oncle de Kadim, qui était plus vieux que lui de cinq ans seulement (ils étaient aussi proches que des frères), avait été arrêté par les Moukhabarat et avait disparu pendant un an. Lorsqu’il était réapparu, son cerveau était endommagé pour toujours et ses paroles n’étaient plus qu’une bouillie informe : « Évidemment, il avait été torturé », dit Zaid. L’oncle s’est enfui en Angleterre avec sa famille en 1970 et Kadim a suivi avec sa femme et ses enfants moins d’un an plus tard. « Alors, qu’on l’accuse d’avoir fait partie de ce régime horrible… »

C’est l’une des phrases dont Zaid mange les mots. Kadim était revenu en Irak en 1974 pour surveiller ses affaires, raconte Zaid. Qu’avait-il trouvé là-bas ? Ses biens, tout ce qu’il avait bâti, étaient toujours dans sa patrie. L’Irak était une dictature, mais l’économie fonctionnait toujours et réclamait encore des matériaux de construction, du papier toilette et des poulets, aussi fallait-il des hommes d’affaires comme lui pour les lui fournir. Pourquoi Kadim aurait-il dû abandonner ce qu’il avait créé ? Survivre en tant que marchand ne fait pas de vous un complice des crimes du régime. Quoi qu’il en soit, dit Zaid, Kadim a pris sa retraite et il est revenu en Angleterre avec son argent en 1982. Trente ans avant que son fils ne soit assassiné.

Ainsi, Zaid considère que cette « divulgation » est partie d’un tout, d’une série de spéculations fantaisistes et de rumeurs élaborées pour que son frère soit tenu pour responsable de sa propre mort et de celle des autres aussi. En vérité, il pense que l’enquête était matinée de racisme, que les gendarmes et surtout Eric Maillaud ont supposé que trois Arabes morts sur une route de montagne isolée devaient sans aucun doute être impliqués dans quelque chose d’infâme… Pour quelle autre raison auraient-ils pu se trouver là, s’étaient-ils sans doute dit, et pourquoi donc seraient-ils morts autrement ? « Pour être honnête avec vous, je ne pense pas qu’il y ait eu d’enquête », confie Zaid.

Sa voix retrouve son calme, comme s’il évoquait des faits aussi évidents que la couleur de son tapis ou le jour que nous sommes : « Je pense qu’il s’agissait d’une déclaration de guerre contre nous. Je pense qu’ils espéraient découvrir qu’ils étaient des terroristes ou des trafiquants de drogue. Je crois que nous étions une manne tombée du ciel pour eux. » Tout comme, dit-il, il était plus facile pour les Français de chercher de l’autre côté de la Manche, non pour trouver les réponses à un crime terrible commis dans leur propre pays, mais pour les éviter… Cela aussi paraît tout à fait logique à Zaid.

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Chevaline, en Haute-Savoie
Crédits : Jean-Pierre Clatot

« D’un côté », dit-il, « ils disent qu’ils ne savent pas ce qui est arrivé. Dans la même phrase, ils disent que cela n’a rien à voir avec le cycliste français. Qu’il se trouvait juste au mauvais endroit au mauvais moment. Eh bien, voyez-vous, ces deux assertions se contredisent l’une l’autre, au moins à 50 %. » Et ces 50 % sont cruciaux dans l’esprit de Zaid : ils sont la différence entre le fait que son frère ait été la victime ou la cible, et entre le fait que Zaid soit un suspect ou un homme en deuil. Et si tout cela n’avait rien à voir avec Saad ? Et si cela avait tout à voir avec le cycliste français ?

Le cycliste

Le cycliste français était Sylvain Mollier, 45 ans, divorcé et père de trois enfants – deux avec son ex-femme et une petite fille avec sa compagne d’alors. C’était un passionné de vélo, mais sa présence sur la route qui grimpe depuis Chevaline n’en demeure pas moins incongrue : il pédalait sur un vélo très coûteux totalement inadapté aux ornières et aux bosses de la route de la Combe d’Ire. « C’était un peu surprenant de voir quelqu’un sur un vélo de course, car ce genre de cyclistes a tendance à prendre soin de sa machine », a confié à la BBC un Anglais qui roulait aussi sur son vélo dans les environs de Chevaline ce jour-là. « Les roues sont facilement endommagées par les nids de poule et autres. »

Jusque très récemment, Sylvain Mollier avait été l’employé d’une usine à Ugine, une petite ville située à quelques kilomètres au sud-est d’Annecy. L’entreprise appartient à une société nommée Cezus, une filiale d’Areva, l’un des plus gros fournisseurs de composants nucléaires au monde. Sur l’unité d’Ugine, zirconium, hafnium, titane et tantale sont mélangés dans des alliages puis coulés dans des barres, des ébauches et des largets qui sont assemblés dans des composants pour les réacteurs nucléaires, en premier lieu pour les logements des barres de combustibles. Mais le jour de sa mort, Sylvain Mollier était sans emploi car il venait de négocier un congé sabbatique de trois ans.

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Sylvain Mollier

Il a été touché par cinq balles, plus que chacune des autres victimes, dont deux à la tête. Sylvain Mollier a également été, chronologiquement, la première personne tuée, de deux balles dans la poitrine. Dans les semaines qui ont suivi son meurtre, Sylvain Mollier a été alternativement présenté comme un métallurgiste et un directeur de production à Cezus.

Dès lors, il n’était pas difficile d’adapter quelques éléments superficiels de sa biographie – divorcé, sans emploi, technicien du nucléaire – à une théorie plausible. Beaucoup d’organisations et même quelques pays – l’Iran, par exemple – sont prêtes à acheter des secrets nucléaires ; quand d’autres pays et d’autres organisations – Israël et le Mossad sont les plus souvent cités – préfèrent de loin que cette technologie ne prolifère pas. Abattre un technicien français renégat empêcherait effectivement un marché qu’il était en train de négocier clandestinement.

Quant au fait d’abattre trois autres personnes et d’essayer d’achever une petite fille… Eh bien, parfois, que voulez-vous, ce genre de choses tournent mal. Ou bien peut-être que Saad ne se trouvait pas là par hasard. Peut-être que le métallurgiste français et l’ingénieur des satellites d’origine irakienne étaient de mèche. Peut-être qu’ils ont été tués parce qu’ils travaillaient ensemble. Eric Maillaud hoche la tête lorsque ces théories sont esquissées, ses lèvres se serrent et s’affaissent légèrement, d’un air las ou perplexe : « Pour un romancier », finit-il par dire, « c’est une histoire extraordinaire. » Il sourit.

Son bureau surplombe l’eau, la lumière du printemps tardif inonde la pièce à travers un mur de fenêtres. Le mont Verdier s’élève sur la gauche et les sommets escarpés et bleutés de la Tournette se dressent au loin. Mais même ici, dans une cité médiévale que sillonne les canaux au bord d’un des lacs les plus clairs et propres d’Europe, un meurtre relève plus de deux paragraphes d’un tabloïd que de la littérature.

Avant « la tuerie de Chevaline », comme l’affaire a fini par être surnommée, les tueries n’étaient pas différentes de celles de n’importe où ailleurs : « Les meurtres », dit Eric Maillaud comme tous les policiers ou procureurs, « sont des histoires de sexe ou d’argent. » Lors de cet après-midi passé avec Eric Maillaud, cela faisait deux ans, six mois et dix-huit jours que les al-Hilli et Sylvain Mollier étaient morts.

Pendant ce temps, bien sûr, les enquêteurs ont fouillé le passé de ce dernier. La théorie romanesque a été écartée presque immédiatement car l’un des éléments présumés était faux : Sylvain Mollier n’était ni métallurgiste, ni directeur de la production. Il était soudeur. Il n’avait pas accès aux secrets nucléaires et de toute façon, l’usine d’Ugine n’en détient probablement pas : ses activités sont expliquées avec force détails et fierté sur son site web, elle est spécialisée dans la « fusion à arc sous vide ».

Maillaud n’est pas surpris du fait que cette histoire ait eu du succès dans les journaux.

Il est également apparu que Sylvain Mollier ne connaissait pas Saad al-Hilli. Il n’y a aucune preuve que les deux hommes se soient jamais parlé, aucun enregistrement d’un appel téléphonique, d’un sms ou d’un email. Il est vrai, concède Eric Maillaud, qu’ils auraient pu communiquer grâce à des téléphones jetables et indétectables, mais cette idée renvoie aux pages d’un roman d’espionnage. De plus, toutes les victimes avaient leur téléphone portable sur elles. Après ces années d’investigation, Eric Maillaud a fini par rejoindre le jugement que porte Zaid sur Saad : il n’était pas plus espion que Sylvain Mollier.

Son travail n’était pas classé confidentiel et Saad avait très probablement emmené son ordinateur portable et sa clé USB avec lui parce qu’il cherchait un emploi. Il aimait la région et y était venu plusieurs fois auparavant – pas seulement une fois lorsqu’il était enfant, avec Zaid et sa famille : « Il était considéré comme extrêmement compétent, un ingénieur de renom », dit Eric Maillaud, « il n’aurait pas été du tout inconcevable pour lui de trouver du travail ici. » Alors peut-être que le mobile des crimes était plus banal et pas différent de ceux qui expliquent la plupart des autres meurtres ? Et s’il s’agissait de sexe ? Ou d’argent ? Eric Maillaud sait que Sylvain Mollier avait eu la réputation d’être un « coureur de jupons », comme il dit avec un haussement d’épaules. C’est la France. Cela arrive.

Peut-être que les maris deviennent jaloux, mais au point de massacrer quatre personnes et d’essayer de tuer un enfant ? « Cela ne semble pas très réaliste », dit-il. Et, de toute façon, les jours les plus frivoles de Sylvain Mollier, s’ils ont existé et pour autant que les enquêteurs ont pu en juger, étaient derrière lui. Il était avec sa compagne, une pharmacienne nommée Claire Schutz, depuis plus de deux ans, et ils venaient d’avoir un enfant. Reste l’argent. Trois mois après les meurtres, un journaliste britannique a rapporté que Claire Schutz, à l’automne 2011, « est devenue millionnaire sur le papier » quand elle a hérité de la pharmacie de son père.

« Le cycliste alpin assassiné était en conflit à propos de la fortune de son amante », ont annoncé les gros titres du Sunday Times le 16 décembre 2012. Si on en croit l’article, la famille Schutz était très mécontente de voir Sylvain Mollier vivre aux crochets de Claire. Un conflit à propos duquel nous devrons nous contenter des mots du Sunday Times : la famille Schutz, à travers l’intraitable avocat de Claire, a refusé de me parler, l’un des frères Mollier m’a raccroché au nez et un autre, Christophe, est resté au téléphone suffisamment longtemps pour me dire qu’il n’était pas proche de Sylvain et qu’il était fatigué d’être harcelé par les journalistes.

Eric Maillaud n’a pas pu lire tout ce qui a été publié à propos de l’affaire de Chevaline, mais il est au courant de la théorie de base : celle selon laquelle la famille de Claire Schutz a fait descendre Sylvain Mollier parce qu’il s’agissait d’un voyou, et que les al-Hilli se trouvaient simplement sur le chemin. Maillaud écoute patiemment lorsque je lui répète cette version, puis il secoue la tête. Cette piste a été explorée et refermée il y a longtemps, dit-il.

Claire n’était pas encore millionnaire, sur le papier ou autrement : elle était en train d’acheter la pharmacie de son père – il est vrai grâce à un prêt sans intérêts –, et Mollier n’avait aucun intérêt légal, réel ou potentiel dans l’affaire puisqu’ils n’étaient pas mariés. Et, encore une fois, qui pourrait massacrer des étrangers pour une future (et hypothétique) implication financière ? Mais Eric Maillaud n’est pas surpris du fait que cette histoire ait eu du succès dans les journaux – surtout en Angleterre.

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Les police scientifique examine la scène du crime

« Pour nombre d’Anglais, y compris des journalistes, il était inconcevable que le problème trouve son origine en Grande-Bretagne », dit-il. Puis il rit : « Je pense que la guerre de cent ans n’est pas tout à fait terminée. » Peut-être. Mais pour nombre de personnes, anglaises ou non, il n’est pas concevable que des dizaines d’inspecteurs ne parviennent pas à trouver qui a tué quatre personnes dans une forêt de montagne, un mercredi en plein après-midi. Ce n’est pas plus concevable pour Eric Maillaud.

Annecy est une ville touristique, les villages et les campings dépendent des vacanciers, des randonneurs, des cyclistes ou des parapentistes qui planent au-dessus du lac. De telles personnes ne sont en général pas tuées par des armes à feu. Et quand elles le sont, il doit y avoir, il faut qu’il y ait une personne pour l’avoir fait. Ainsi qu’une raison.

LISEZ LA SUITE DE L’HISTOIRE ICI


Traduit de l’anglais par Pierre Sorgue d’après l’article « How To Get Away With (the Perfect) Murder », paru dans GQ. Couverture : La région alpine de Chevaline. Création graphique par Ulyces.


LA TUERIE DE CHEVALINE SERAIT-ELLE LE CRIME PARFAIT ?

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