Le passeur

Le meilleur de tous les passeurs était un Soudanais nommé Ibrahim. C’était le chef du réseau de trafiquants qui a guidé la femme de Yafet, Segen, et sa fille, Abigail, à travers le Sahara libyen pour faire route vers l’Europe. Lorsque Segen n’a plus donné signe de vie, Yafet est entré en contact avec l’un des adjoints d’Ibrahim, un Erythréen du nom de Measho. Mais Measho n’a pu lui fournir aucun renseignement : seulement des excuses. Yafet s’est dit que l’adjoint n’était peut-être pas à un grade assez élevé dans l’organisation. Peut-être même qu’il faisait semblant de chercher des réponses. Alors, Yafet s’est adressé directement à Ibrahim. Pas d’inquiétudes, a répondu Ibrahim. Pas d’inquiétudes.

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Measho, le passeur

Au bout de deux semaines, cependant, « pas d’inquiétudes » ne suffisait plus à Yafet, ni aux autres familles. Ils voulaient en savoir plus. Ils se sont mis à interroger Ibrahim et à demander en Lybie et en Italie si d’autres personnes n’avaient pas d’informations sur ce bateau fantôme. Les histoires d’Ibrahim, comme celles de Measho, différaient constamment. Elles étaient toutes plus obscures les unes que les autres. Dans une des versions, les disparus étaient tous emprisonnés en Italie à cause d’une saisie de drogue sur le bateau, et la police les relâcherait après avoir trouvé à qui elle appartenait. Était-ce bien vrai ? Les familles ne savaient que croire et que penser. Peut-être qu’Ibrahim disait vrai : peut-être que le bateau était parvenu jusqu’en Italie. Comment pouvaient-ils en être sûrs ? Un jour, Yafet a demandé combien de gens étaient présents sur le bateau. Il se disait que, s’il savait, cela lui permettrait peut-être de mieux orienter ses recherches. Ibrahim lui a répondu qu’ils étaient 243. « Ça veut dire 243 personnes qui ont payé », m’a expliqué plus tard Yafet. « Il y en avait d’autres qui n’avaient pas payé, elles sont montées gratuitement. Des enfants comme Abigail, âgés de moins de 10 ans. Ceux-là ne payaient pas. Ils ne comptent que les gens qui payent. » Les passeurs ne suivent qu’une seule règle : faire partir le plus de monde possible à moindre coût. Sur la côte libyenne, ces vautours entassent de 100 à plus de 600 personnes sur des bateaux qui sont rarement en état de naviguer. Parfois, ce sont de vieux chalutiers de pêche en bois, pourvus d’un ou deux ponts. Parfois, ce sont des Zodiac gonflables, exposés aux éléments et pleins à craquer. Entasser des centaines de personnes, souvent réticentes, dans ces petites embarcations requiert une grande force de coercition et quelques fois une extrême violence. On raconte des histoires de réfugiés que les passeurs ont tués au hasard simplement pour faire passer le message. Les passagers qui payent un tarif moins élevé se voient parqués sous le pont, dans la soute sombre et humide – s’il y en a une. Ceux qui sont le plus près du moteur meurent régulièrement asphyxiés à cause de la fumée, mais être sur le pont n’est pas forcément plus sûr : nombreux sont ceux qui passent par-dessus bord par manque de place ou à cause d’une des bagarres qui éclatent parfois entre les passagers. ulyces-ghostboat-ep2-02 De temps à autre, les trafiquants distribuent des gilets de sauvetage, ou bien il y en a quelques-uns à bord. Parfois même, certains réfugiés bien préparés apportent les leurs. Mais cela aussi peut s’avérer dangereux. « On a entendu des histoires de migrants qui ont amené un gilet de sauvetage. Quand le bateau coule, tout le monde se précipite sur la personne qui a le gilet », raconte Othman Belbeisi, le chef de mission pour la Libye de l’Organisation internationale pour les migrations. Chacun essaye de s’accrocher à celui qui le porte et tout le monde coule. « Parfois, avoir un gilet de sauvetage est même encore plus risqué. » Une fois que les passeurs ont réussi à faire monter tout le monde sur le bateau, ils ne rejoignent pas les réfugiés à bord. En vérité, ils n’embauchent même pas de pilote. Les embarcations sont dirigées par des réfugiés qui se sont portés volontaire pour prendre les commandes en échange d’une traversée gratuite ou à prix réduit. Ils n’ont aucune expérience à la barre.

Il faut compter environ 500 kilomètres entre la Libye et la pointe de la Sicile.

Il y a parfois une boussole ou un GPS  –  même si les réfugiés savent rarement se servir de ce matériel –  et les passagers reçoivent généralement un téléphone satellite afin de pouvoir appeler les navires de sauvetage le moment venu. Le moment vient presque toujours, car les bateaux ne contiennent pas assez d’essence pour atteindre l’Italie. La stratégie des passeurs est simple : éloigner suffisamment le bateau de la côte pour atteindre les eaux internationales, où les passagers peuvent émettre un signal de détresse et attendre les secours. « Le plan, pour eux, c’est de parvenir à environ 20 milles nautiques ou plus des côtes libyennes et, ensuite, il faut appeler à l’aide », confie Belbeisi.

Dublin II

Il faut compter environ 500 kilomètres entre la Libye et la pointe de la Sicile, moins si on réussit à atteindre Malte ou l’île italienne de Lampedusa. Si tout se passe comme prévu, les réfugiés peuvent arriver en Europe en quelques jours seulement. Mais, même quand le voyage se passe bien, il arrive que le bateau dérive pendant des jours avant l’arrivée des secours. Les passagers tombent malade à cause du manque d’eau et de nourriture et de l’exposition au soleil. En 2011, avant que la crise des réfugiés ne prenne de l’ampleur, un bateau qui s’était disloqué en mer avant d’atteindre l’Europe a dérivé pendant deux semaines dans la zone de surveillance maritime de l’OTAN. De nombreux navires ont croisé son chemin mais aucun d’entre eux ne lui est venu en aide. Quand il est revenu s’échouer sur les côtes libyennes, 63 de ses 72 occupants du bateau étaient morts. « Les passeurs nous ont emmenés au bord de la mer et on a commencé à monter à bord d’un gros bateau de pêche, vieux et en bois. Le bateau croulait sous ses 550 passagers », raconte Fanus, une jeune Érythréenne qui a pris la mer entre la Libye et l’Italie en 2013. « On a obligé presque toutes les femmes et les petits enfants à aller sur le pont inférieur. Moi, en vrai garçon manqué, je voulais être à l’étage avec les hommes. Le capitaine a jugé qu’il y avait trop de monde à bord, alors le passeur a décidé de faire descendre 30 personnes. » ulyces-ghostboat-ep2-03 Hosein a fui l’Afghanistan en 2014 en passant par l’est de la Méditerranée – de la Turquie aux îles grecques, à des centaines de kilomètres du bateau fantôme. Pourtant, ce qu’il a vécu le rapproche beaucoup de ceux qui ont quitté la Libye. Quand le moteur de son bateau est tombé en panne, les deux « capitaines » ont tenté de s’échapper sur une embarcation plus petite. « Les Syriens les ont repérés et arrêtés… Quand j’ai débarqué sur l’île, j’ai rencontré une femme qui travaillait pour les garde-côtes. Elle m’a dit qu’ils avaient retrouvé l’un des capitaines. Mais il était mort. » Firas, un réfugié syrien de 20 ans, a lui aussi survécu au naufrage du bateau qui l’emmenait vers la Grèce. L’embarcation s’est brisée et a coulé, le forçant à nager dans le noir pendant sept heures avant d’être secouru. « Quand on a compris que le bateau allait couler, mes trois amis syriens et moi, on a sauté dans l’eau. On n’avait pas de gilets de sauvetage, seulement deux bouées pour enfant pour nous quatre. On les a données aux deux plus jeunes, qui n’avaient que 15 et 17 ans, parce qu’ils nageaient très mal », a-t-il confié à l’International Rescue Committee à son arrivée. « Trois Irakiens ont refusé de nous suivre. Ils nous ont dit : “On ne sait pas nager.” Un de ceux qui sont restés utilisait Viber pour téléphoner à son père depuis le bateau. Il lui a dit : “Allô Papa, le bateau est en train de couler, je vais mourir.” C’était son dernier message. » Cela signifie que les bateaux qui quittent la Libye et ceux qui déposent les réfugiés à Malte ou en Italie sont rarement les mêmes. En 2014, quand le bateau fantôme a disparu, les secours étaient dirigés par les navires de la marine italienne dans le cadre de la mission Mare Nostrum, menée par le pays. Aujourd’hui, ils sont ramassés un par un par les bâtiments principaux gérés par Frontex pour l’Opération Triton ou par une poignée de bateaux de recherche ou de secours envoyés par des ONG.

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Des réfugiés de Syrie et d’Érythrée approchent de la frontière franco-italienne à Ventimiglia
Crédits : Gianni Cipriano

Fin 2014, quand il a fallu renoncer aux opérations de recherche et de secours à cause du manque de financements venant de l’UE, le nombre de morts en Méditerranée a explosé. Au cours des six premiers mois de l’année, près de 2 000 personnes ont trouvé la mort durant la traversée : plus de trois fois le chiffre pour la même période en 2014. Mi-avril, 1 300 personnes se sont noyées dans des naufrages sur les côtes de la Libye en l’espace d’un seul week-end. Après ces tragédies, l’UE a augmenté les financements de sa nouvelle mission de recherches et de sauvetage, Triton, et rapproché la zone d’activité des côtes libyennes. Depuis, plus de 1 000 personnes ont trouvé la mort en voulant traverser la Méditerranée, mais le taux de décès a considérablement ralenti. Aujourd’hui, certains bateaux sont assez gros pour transporter des centaines de personnes, ce qui signifie qu’en une seule fois, ils peuvent prendre en charge les survivants de plusieurs opérations de secours. Donc même quand ils sont sauvés, il arrive que les réfugiés restent en mer deux ou trois jours de plus, pendant que le bateau mène d’autres opérations. Ils peuvent contenir jusqu’à 900 personnes à bord. Quand ils finissent par rentrer au port, les survivants quittent le navire en premier. Puis on débarque les corps.

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Opération Triton en juin 2015
Crédits : Irish Defence Forces

« C’est tragique, mais ce n’est pas chaotique… C’est très calme car les gens sont inquiets et épuisés », explique Fausto Melluso, activiste et expert en migration pour l’association italienne Arci. « Jusqu’à la prise des empreintes digitales, il n’y a aucune tension. » La prise des empreintes digitales est probablement le moment le plus critique de la procédure d’arrivée, car c’est à cet instant précis que les réfugiés entrent vraiment dans la file d’attente de l’immigration. Selon le règlement Dublin II, une politique d’asile commune aux pays de l’Union européenne,  les demandeurs d’asile n’ont le droit de postuler que dans le pays où ils sont d’abord arrivés. Pour la plupart, « arriver » signifie être enregistré – et l’enregistrement se fait par la prise des empreintes digitales. Pour les gens qui fuient les conflits, la répression et la pauvreté en Afrique, au Moyen Orient ou en Asie du Sud, les pays les plus faciles d’accès sont ceux se trouvant au sud et à l’est de l’Europe : Italie, Espagne, Grèce et Bulgarie. De manière générale, ces pays ont une économie plus faible, une procédure d’asile plus lente et des services sociaux moins nombreux pour les réfugiés. La plupart de ceux qui arrivent ne comptent pas y rester, leur préférant l’Europe du Nord, qui offre de meilleures perspectives d’emploi et des réseaux de soutien plus solides. « Cela pose problème parce que beaucoup d’immigrants qui connaissent cette loi ne veulent pas donner leurs empreintes digitales. Cela devient très difficile, car on ne peut pas les forcer », explique Erasmo Palazzotto, député du parlement italien pour la Sicile. En conséquence, les autorités locales ont adopté une politique officieuse : on ne prend pas les empreintes de tout le monde. En 2014, plus de 170 000 personnes sont arrivées en Italie depuis la Libye, mais seulement 64 000 demandes d’asiles y ont été remplies. Le processus de tri commence dès l’arrivée.

Peut-être ont-ils réussi à atteindre la Sicile, mais qu’ils ont disparu, d’une façon ou d’une autre, sur la route vers le nord.

« Quand un bateau arrive, la première chose que fait la police est de monter à bord pour arrêter les passeurs, les trafiquants. Généralement, les migrants leur montrent les conducteurs, qui sont arrêtés la plupart du temps », raconte encore Flavio Di Giacomo, un des collègues de Bielbesi à l’IOM en Italie. « Ils sont deux, trois ou quatre, et, ensuite, on débarque les migrants. On les compte avant de leur faire passer une visite médicale. » Ils suivent ensuite un processus de « pré-identification ». « Cela signifie qu’ils sont rassemblés dans une zone du port où on les compte un par un, on note leur nom, on prend leur photo et parfois leurs empreintes digitales. Parfois, la collecte des empreintes prend trop de temps et on la reporte au lendemain, parce qu’il y a trop de monde. » On conduit les réfugiés dans des centres d’hébergement où ils ne sont censés rester que quelques jours. Ceux qui ont donné leurs empreintes sont emmenés dans un autre centre pour attendre le résultat de leur demande d’asile. En Italie, ce processus ne dure officiellement que quelques mois, mais, en réalité, il peut mettre jusqu’à deux ans et demi.

Msgna

Hosein, qui a quitté l’Afghanistan pour l’Europe l’année dernière, est arrivé en Grèce, mais il vit désormais en France. Il a perdu sa mère et sa sœur lors du naufrage, et pourtant, il se construit une nouvelle vie. « Je me suis fait beaucoup d’amis ici. Je suis très heureux. Il faut continuer. On n’a pas le choix, selon moi. Le mois prochain, j’aurai mon permis de conduire. J’ai réussi mon examen de français. » Cependant, il arrive fréquemment que les Érythréens ne donnent pas leurs empreintes digitales à leur arrivée. Leur diaspora est vaste et bien renseignée : ils savent ce qu’il se passera s’ils donnent leurs renseignements en Italie et, bien souvent, ils essayent de rejoindre leur famille en Europe du Nord.

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Frontières
Crédits : Gianni Cipriano

Rapidement, les réfugiés qui n’ont pas donné leurs empreintes quittent les premiers centres d’hébergement pour se diriger vers le Nord, d’abord pour des villes comme Rome et Milan, puis plus loin, vers l’Autriche, l’Allemagne, la France. Comme la plupart des pays d’Europe suivent une politique d’ouverture des frontières –  même si certains reviennent aux contrôles et aux restrictions –  ils peuvent aller jusqu’en Norvège ou en Suède avant de faire une demande d’asile. Souvent, ils sont accompagnés de réfugiés qui ont donné leurs empreintes digitales et que les autorités renverront en Italie si elles les surprennent ailleurs. Malgré le risque, l’Italie, avec son économie ramollie et sa lente procédure d’asile, n’est pas une destination de choix. Sauter dans le bus de nuit qui part du port de Catania, dans l’est de la Sicile, en direction de Rome, est souvent la première étape pour les réfugiés qui veulent aller vers le Nord. À la gare, les Italiens attendent avec leurs sacs de voyage et leurs valises pendant que les réfugiés errent, leurs possessions rassemblées dans des sacs plastiques. À mesure que la nuit tombe, de plus en plus de réfugiés sortent par petits groupes des parcs aux alentours. Tranquilles mais nerveux, ils parlent entre eux, tâchant de trouver quel bus prendre.

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Des réfugiés font route en bus en direction du nord
Crédits : Gianni Cipriano

C’est là que je rencontre Msgna, par une nuit de septembre. À 14 ans, il fait partie des mineurs de plus en plus nombreux à quitter l’Érythrée pour tenter la traversée, sans adulte. Les cheveux noirs et bouclés, tondus sur les côtés, il est assis sans faire de bruit sur le muret en ciment qui entourait la gare. À côté de lui se trouve un garçon de 14 ans lui aussi, venu d’Égypte. Ils se sont rencontrés quelques jours plus tôt. Sans quoi, il était complètement seul. Il m’explique qu’il est arrivé en Italie cinq jours plus tôt. Le bateau qu’il a pris transportait presque 300 personnes. Six d’entre elles sont mortes pendant la traversée. Msgna a d’abord fait un bref séjour dans un centre d’hébergement. « Dans le centre, les gens étaient maltraités. La nourriture n’était pas bonne, les locaux n’étaient pas en bon état… l’eau n’était pas bonne. » Au cours de la conversation, il lui arrive de lever les yeux vers moi, timidement, pour me regarder de sous ses paupières lourdes. Les autorités n’ont pas relevé ses empreintes digitales. Il se dirige donc vers le nord, pour la Suède, où vit son frère. Sa mère et ses autres frères et sœurs, comme Yafet, sont restés à Khartoum, où ils ont fui l’Érythrée. Dès l’arrivée du bus pour Rome, Msgna saute dedans, emportant le sac en plastique qui contient ses affaires. Je commence à me demander si les passagers du bateau fantôme ont pu aller si loin. Peut-être ont-ils réussi à atteindre la Sicile, mais qu’ils ont disparu, d’une façon ou d’une autre, sur la route vers le nord. Cette éventualité semble très peu probable, mais, espérons-le, peut-être se sont-ils trouvés ici, dans cette gare routière, tout comme moi, tout comme Msgna. ulyces-ghostboat-ep2-08 Dans la précipitation, Msgna ne sait pas s’il est prudent de se laisser prendre en photo. Il sort son téléphone portable pour appeler son frère en Suède. C’est un acte banal, tout le monde le fait tous les jours. Mais en le voyant, le mince espoir que les passagers du bateau fantôme aient pu atteindre l’Italie s’évapore soudain. Si Msgna, un gamin seul et sans ressources, peut le faire, quelle est la probabilité que ces 243 personnes et leurs enfants soient arrivés en Italie sans pourtant réussir à contacter leurs familles ? Nous vivons dans un monde hyper-connecté, et la diaspora érythréenne –  tous les réfugiés ayant fui vers l’Europe – ne fait pas exception. Je me rends bien compte que, même si les passagers du bateau fantôme n’ont pas pu traverser la mer, ils auraient malgré cela contacté leurs familles par tous les moyens. Il est encore moins probable que, comme Ibrahim le prétend, ils aient été arrêtés en Italie pour trafic de drogue et retenus pendant plus d’un an sans inculpation. Le système judiciaire peut souffrir de certaines imperfections, mais les coûts d’une détention aussi longue l’emportent sur les bénéfices, surtout que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés considère les Érythréens comme des personnes à protéger et que ceux-ci ne veulent pas rester en Italie. Les autorités savent très bien qu’elles pourraient se contenter de relâcher ces demandeurs d’asile et les laisser devenir le problème de quelqu’un d’autre…

Pour mener cette enquête, il faudra s’aventurer dans des eaux plus sombres encore…

À cet instant, il m’apparaît clairement qu’il me faut rechercher le bateau fantôme ailleurs, se concentrer sur des hypothèses plus sombres, plus délicates. Soit le bateau a coulé et cette tragédie est passée à travers les mailles du filet ; soit le mystérieux coup de téléphone passé depuis une prison tunisienne est la meilleure des pistes. Cela signifierait que les passagers du bateau fantôme sont ailleurs, peut-être en Tunisie ou en Libye, détenus dans des conditions dont nous ignorons tout. La première possibilité permettrait aux familles, qui vivent dans l’incertitude, de tourner la page. Mais c’est une éventualité sinistre. La seconde laisse une lueur d’espoir : malgré leur sort des seize derniers mois, les disparus sont peut-être encore en vie et pourraient retrouver leurs proches. Quoi qu’il en soit, pour mener cette enquête, il faudra s’aventurer dans des eaux plus sombres encore.


Traduit de l’anglais par Claire Mandon d’après l’article « “Hello Father, The Boat is Sinking, So I Will Die.” », paru dans Matter. Couverture : La valise abandonnée d’un réfugié, par Gianni Cipriano.