Un milicien turkmène irakien se tient sur un Ford F250 Super Duty, le regard fixé sur l’horizon. Face à lui s’étend la ligne de front de la guerre contre l’État islamique, sous le soleil brumeux de midi. Trois combattants de l’État islamique s’approchent de la ligne de combat, une plate-forme ensablée s’étendant à perte de vue, de part et d’autre du milicien. L’EI est réputé pour utiliser des kamikazes, les combattants Turkmènes ne peuvent donc les laisser approcher sous aucun prétexte. S’emparant de la mitrailleuse lourde KPV 14,5 mm montée à l’arrière du camion, il redresse le levier d’armement, pivote le canon de l’arme vers le no-man’s land et tire trois brèves rafales. L’ennemi fait demi-tour.

Un camp de combattants turkmènes, à l'extérieur de BashirCrédits : Matt Cetti-Roberts

Un camp de combattants turkmènes, à l’extérieur de Bashir
Crédits : Matt Cetti-Roberts

La prise de Bashir

C’est le début du mois d’avril. À moins de deux kilomètres vers l’est se trouve le village de Bashir, aux mains de l’État islamique. Il est situé à environ 16 kilomètres au sud-ouest de Kirkouk. Ici, les combattants qui occupent la ligne de front sont principalement des Turkmènes chiites de la région, servant au sein des Unités de mobilisation populaire irakiennes – également connues sous le nom de Hachd al-Chaabi. Dans quelques jours, ils lanceront un autre assaut afin de reprendre la ville. Les Turkmènes sont l’une des minorités les plus importantes d’Irak, issue de plusieurs flux migratoires datant du VIIe siècle. Bien qu’ils vivent en majorité dans des régions proches du centre de l’Irak, ils étaient nombreux à habiter dans les villages au sud de Kirkouk avant l’arrivée de l’État islamique. Bashir est considéré comme le cœur de la communauté des Turkmènes d’Irak. Ils représentaient autrefois 40 % de sa population.

Trois combattants shiites turkmènes sur la ligne de frontCrédits : Matt Cetti-Roberts

Trois combattants turkmènes chiites sur la ligne de front
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Mais en 2014, l’État islamique a sévi en Irak. En juin, Bashir est tombé. Les forces armées irakiennes en poste à la base aérienne K1 ont fui, laissant armes et véhicules derrière eux. Les Peshmergas kurdes se sont précipités pour combler le vide sécuritaire dans la ville de Kirkouk riche en pétrole et ses alentours. Mais l’une des troupes irakiennes ayant pris la fuite est de retour. Le général Abdul Hussein Abass est assis derrière son bureau, dans une base des Forces du Martyr Mohammed Bakr al-Sadr des Hachd al-Chaabi. Les drapeaux religieux chiites ondulent sur les toits des bâtiments de la base. « Lorsque l’État islamique a pris Bashir, 23 personnes ont été tuées, parmi lesquelles des femmes et des enfants », raconte Abdul, entouré par des combattants turkmènes chiites.

Un drapeau de miliceCrédits : Matt Cetti-Roberts

Le drapeau de la milice
Crédits : Matt Cetti-Roberts

« Je suis originaire de Bashir », dit Abdul, lui-même turkmène chiite. « C’est chez moi, et c’est pourquoi je me suis joint au combat. Je suis un soldat. » « Nous sommes ici pour protéger nos terres, originellement turkmènes chiites – mais sans discrimination », explique-t-il. « Nous sommes tous réunis. Nous ne sommes pas beaucoup, et c’est pourquoi il nous faut travailler ensemble. Dix hommes sunnites se sont joints à nous, nous ne refusons jamais de l’aide. » Abdul explique que les engins explosifs improvisés (EEI) représentent un obstacle majeur à la reprise de la ville. « Lorsque nous disons vouloir reprendre Bashir, les combattants s’élancent sans s’inquiéter des bombes », explique Abdul. « Ils ne pensent qu’à la fatwa, c’est ce qui les pousse à se battre. » Après que son unité s’est évaporée durant l’avancée de l’État islamique l’année dernière, il est parti pour Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, et s’est inscrit pour rejoindre la Brigade 16 – la formation turkmène des Hachd al-Chaabi couvrant la zone entre Tuz Khumartu et Kirkouk. Après cela, il a aidé à la libération d’Amerli, une ville turkmène assiégée, en septembre 2014. Le 29 juin 2014, Abdul a participé au premier assaut sur Bashir, qui a entraîné la mort de 26 Turkmènes. Il raconte que les combattants n’étaient pas convenablement organisés contrairement à maintenant, sous le commandement de la coalition des Hachd al-Chaabi. Mais ce n’est pas la première fois que les habitants de Bashir sont chassés de chez eux.

De nombreux sunnites sont restés dans les villages environnants et certains ont rejoint l’État islamique.

En 1986, la politique d’arabisation de Saddam Hussein a déplacé les populations turkmènes de la ville. Son plan était d’installer des tribus sunnites patriotes dans des régions où prospéraient les minorités opposées au régime. « Je m’en souviens, j’étais en sixième et j’ai raté mon année scolaire », se rappelle Abdul. « Les soldats de l’armée irakienne disaient que les conduits d’égout étaient en mauvais état et que nous ne pouvions pas rester à Bashir. Après quoi ils ont donné la ville aux Arabes sunnites. » Quand les forces américaines ont envahi l’Irak en 2003, les Turkmènes sont rentrés d’exil et ont repris possession de leurs foyers. Les affrontements entre les Turkmènes de retour et les Arabes sunnites ont finalement vu les émigrés de Saddam Hussein se faire éjecter de force. De nombreux sunnites sont restés dans les villages environnants et certains d’entre eux ont rejoint l’État islamique. « Toute personne ayant collaboré avec l’État islamique ne peut évidemment pas rentrer tranquillement chez elle et doit aller en prison – nous avons les noms et les renseignements de ces gens-là », affirme Abdul. « Nous sommes nés sur ces terres et nous tentons de les protéger. Nous faisons tout pour défendre Bashir, car c’est notre terre, notre propriété », conclue-t-il, expliquant la raison pour laquelle les Turkmènes chiites sont les seuls à essayer de libérer le village. Mais à l’inverse, il ne voit pas la Brigade 16 jouer un rôle dans une éventuelle libération de Mossoul – ville à majorité sunnite – et pense que les anciens habitants de la ville devraient, eux, prendre part à l’opération.

La tenue chargée de badges d'un combattant turkmèneCrédits : Matt Cetti-Roberts

La tenue d’un combattant turkmène
Crédits : Matt Cetti-Roberts

La crainte des représailles

Les drapeaux colorés des puissantes forces armées chiites irakiennes claquent le long de la ligne de combat. Sur les murs de la base des Forces du Martyr Mohammed Bakr al-Sadr sont affichées des images de Mohammed Bakr al-Sadr, un religieux chiite exécuté en 1980 par le gouvernement de Saddam Hussein. Mais la tendance confessionnelle de la milice turkmène a entraîné des craintes de représailles violentes contre les sunnites. Les Unités de mobilisation populaire irakiennes, principalement sunnites, ont été rassemblées par une fatwa – un appel religieux au combat – par le grand ayatollah Ali al-Sistani. En 2014, Nouri al-Maliki, alors Premier ministre irakien, a autorisé le déploiement de la milice et leur a donné officiellement son soutien. Depuis, les milices sont au premier plan des victoires contre l’État islamique, les repoussant dans la province de Diyâlâ et dans certaines zones de Salâh ad-Dîn. Mais les organisations de défense des droits de l’homme ont accusé les combattants chiites de mener des attaques à caractère sectaire contre les sunnites – pillant des maisons, mettant le feu à des propriétés et procédant à des exécutions.

Deux combattants se déplacent en moto le long de la ligne de frontCrédits : Matt Cetti-Roberts

Deux combattants se déplacent en moto le long de la ligne de front
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Il est également question d’un désaccord récurrent entre les Hachd al-Chaabi et les Peshmergas, notamment dans la ville de Tuz Khurmatu. De récents rapports établissent que les Peshmergas auraient sommé 80 membres de la milice de Sariyya al-Tali’a al-Khurasani de quitter Jalula. En janvier 2015, ce sont les sunnites qui ont demandé aux Peshmergas de partir. Abdul nie tout problème au sein de son unité. « Les médias disent que Hachd al-Chaabi tue et pille », dit-il. « Nous avons repris Jedadyah [un village proche de Bashir] et n’avons rien pillé, c’est l’État islamique qui a pris tout ce qui s’y trouvait. » Bien que son groupe n’ait pas pillé la ville, assure-t-il, une autre unité dont il ne donnera pas le nom, a tenté de le faire, mais il les a renvoyés. « Je ne vous laisserai rien prendre de ce village, allez demander la permission au gouverneur »prétend-il leur avoir dit. Shaker Hassan Ali, porte-parole turkmène pour la Brigade Badr des Hachd al-Chaabi, basée dans leurs bureaux à Kirkouk, a une vision quelque peu différente des choses. Il raconte que des miliciens de l’État islamique se sont habillés à la manière des miliciens turkmènes avant de se livrer à des pillages, afin de laisser croire à la culpabilité de ces derniers. « Les hommes des Hachd al-Chaabi n’ont pas de famille là-bas : ils ne rentrent pas chez eux pour chercher quelque chose, ils vont au combat pour mourir en martyrs – certainement pas pour voler », affirme Ali.

Portraits de Qassim Avaf, décédé en juin 2014Crédits : Matt Cetti-Roberts

Portraits de Qassim Avaf, décédé en juin 2014
Crédits : Matt Cetti-Roberts

La Brigade chiite irakienne Badr constitue l’un des groupes paramilitaires les plus puissants d’Irak. Créée en 1982 et dirigée à l’époque par des officiers iraniens, ils ont été accusés de tueries à caractère sectaires lors de la guerre civile irakienne de 2006-2007. Ils opèrent désormais sous l’égide des Hachd al-Chaabi. Shaker explique qu’il y a environ 5 000 combattants dans la région de Kirkouk. Il prétend même que leurs rangs comptent des combattants chrétiens et sunnites. « S’il n’y avait pas eu de fatwa en Irak, on se serait trouvé en mauvaise posture », dit Shakar, assis dans le grand hall des bureaux de Badr. En ce jour, l’organisation donne une cérémonie en l’honneur d’un de leurs colonels mort au combat à Tikrit. Dans la pénombre du hall, éclairé par une poignée de tubes fluorescents, deux portraits d’un homme en uniforme, sur fond de drapeau irakien, sont posés sur une table. Il s’appelait Qassim Avaf, et il a été tué lors de la première attaque turkmène sur Bashir, en juin 2014. La milice a trouvé son corps dans le no-man’s land, balayé par les sables.

Les alliés Peshmergas

De retour sur le front, des combattants sont réunis. Celui qui s’appelle Abbas, un officier en charge d’une centaine de miliciens turkmènes, porte un fusil de chasse sur l’épaule. « Trois d’entre eux ont été blessés par des tirs de mortiers », dit-il en parlant d’un tir de barrage de l’État islamique ayant eu lieu plus tôt dans la journée. « Depuis la première attaque sur Bashir, 64 combattants ont été tués et 103 ont été blessés. »

Les Peshmergas ne sont pas là pour prendre le village, mais pour soutenir les combattants turkèmenes chiites.

Abbas explique que c’est principalement sa foi qui l’a fait rejoindre la Brigade Badr. Mais il ajoute que s’il veut reprendre la ville, c’est parce qu’elle appartient aux Turkmènes. « Nous combattrons main dans la main afin de reprendre la ville par nous-mêmes, mais nous avons besoin de toute l’aide possible, car nous sommes seuls sur la ligne de front. » Il n’y a pas eu de frappes aériennes de la coalition dirigée par les États-Unis sur cet endroit de la ligne de combat, et d’après Abbas, elle soutient uniquement les Peshmergas kurdes. La Brigade Badr est l’un des nombreux groupes auxquels la coalition refuse un appui aérien en raison de leur programme sectaire, selon un haut dirigeant des forces de la coalition. Pourquoi les Hachd al-Chaabi n’ont-ils pas repris la ville ? Abbas répond franchement : il y a trop d’EEI à Bashir. Un autre combattant de 24 ans, Abu Mikhail, a quitté Bashir neuf mois plus tôt, lorsque la ville est tombée aux mains de l’État islamique. Ancien charpentier, il a rejoint la Brigade Badr ce mois-ci. « L’appel de la fatwa nous a permis de nous rassembler », dit-il. « J’ai d’abord combattu pour ma foi, puis pour mon pays, mais aussi pour mon frère qui est mort au combat ici, en essayant de reprendre Bashir. » Quelques jours après notre entretien, Abu Mikhail a été tué, alors que l’État islamique a fait exploser une grosse voiture piégée pendant l’assaut des Turkmènes sur Bashir. À près de deux kilomètres derrière les Hachd al-Chaabi se trouve un autre mur, gardé par les troupes kurdes armées d’anciens tanks soviétiques et de MT-LB, des véhicules blindés de transport de troupes soviétiques armés de ZPU-2 – des canons antiaériens de calibre 14,5 mm.

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Un char kurde en soutien à environ un kilomètre de la ligne de front
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Le capitaine Hider Sulaiman est le commandant du peloton des Peshmergas. Il se tient près d’un tank T-62. « Nous travaillons ensemble sur cette ligne de combat », raconte Hider. Il ajoute que son unité – affiliée au Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) – et la Brigade Badr communiquent et travaillent efficacement ensemble. Il est possible que la présence alliée des troupes du PDK ici soit liée aux problèmes qui existent entre les Unités de mobilisation populaire et les forces armées Peshmergas, fidèles à l’Union patriotique du Kurdistan – le parti politique auquel appartiennent la plupart des unités de la région. Les Peshmergas ne sont pas là pour reprendre le village, mais pour soutenir les combattants turkmènes chiites en utilisant des armes lourdes. Le village étant d’origine turkmène, ce sont les Hachd al-Chaabi qui cherchent à s’en emparer. Hider suggère qu’il ne doit rester que 50 ou 60 membres de l’État islamique en ville, et que la moitié d’entre eux sont probablement des snipers. Les miliciens de la ville utilisent également des tirs de mortiers pour attaquer les Hachd al-Chaabi. « Ce matin, ils ont procédé à des tirs de mortiers. Leurs tirs ne sont pas du tout réguliers », explique Hider. « Parfois, ils bombardent à deux heures du matin, parfois à trois heures, et d’autres fois le soir. »

Les noms des victimes de l'attaque de juin 2014 sont inscrits sur des drapeauxCrédits : Matt Cetti-Roberts

Les noms des victimes de l’attaque de juin 2014 sont inscrits sur des drapeaux
Crédits : Matt Cetti-Roberts

L’assaut suivant a eu lieu deux jours plus tard. Durant le quatrième assaut de ce type sur la ville, 400 Turkmènes de toute la Brigade 16 – soutenue par les forces de mobilisation populaire venues du reste de l’Irak – ont essayé de récupérer la ville des Turkmènes. Hélas, ils ont échoué. Les EEI ont empêché l’attaque et beaucoup, si ce n’est tous les insurgés de l’État islamique portaient des « gilets-suicide ». Les miliciens de l’EI ont également fait exploser une voiture piégée sur les assaillants, faisant de nombreuses victimes dans les rangs de ces derniers. La ligne de combat est désormais plus proche de Bashir, éloignée de seulement 30 mètres à certains endroits, mais la ville est encore et toujours aux mains de l’État islamique.


Traduit de l’anglais par Claire Ferrant d’après l’article « Pissed Off Turkmen Want Their Town Back », paru dans War Is Boring. Couverture : Un combattant chiite des Hachd al-Chaabi, par Matt Cetti-Roberts.