Il y a un siècle de cela, quand le train arriva à North Station par un matin frais d’automne, on pouvait voir au premier coup d’œil combien la police était débordée par le rassemblement. Près de 200 000 personnes étaient venues accueillir la moins glamour des célébrités : Joe Knowles. En ce 9 octobre 1913, il débarquait de Portland. Des hommes l’attendaient perchés sur des wagons pour mieux l’apercevoir. Des admiratrices alanguies s’attardaient près des voies ferrées, dans l’espoir d’obtenir un entretien privé avec Knowles. Selon le Boston Post, il venait de mener « l’expérience la plus extraordinaire jamais tentée par un homme civilisé ». Les escaliers qui menaient au métro étaient si bondés qu’ils ressemblaient à la « tribune d’un match de football », écrivait encore le journaliste du Post. La foule s’étendait jusqu’à Causeway Street et tournait au coin de Canal Street.

La foule attend JoeCrédits : Joe Knowles

La foule attend Joe
Crédits : Boston Post

Le public aperçut Knowles pour la première fois à travers une fenêtre. Il était assis dans le salon du train. Avec sa barbe hirsute et ses longs cheveux gris emmêlés, Knowles n’avait rien d’un Adonis – il avait même un léger embonpoint. Pour 1,80 m, il devait peser plus de 80 kilos. Son absence de tonus musculaire n’avait rien de surprenant pour un illustrateur professionnel de 44 ans avec une prédilection pour les bistrots de Boston. Il aimait y amuser la galerie en relatant ses heures de gloire, faisant montre d’une exubérance bien à lui – dans les années 1890, il avait été trappeur et guide de chasse dans les bois de son Maine natal. Aujourd’hui, sa bedaine dépassait copieusement de son pantalon. Ses bras n’étaient pas non plus dépourvus de graisse superflue. Et pourtant, quelques jours plus tard, quatre cents étudiantes de l’École Sargent d’éducation physique pour femmes à Cambridge, au Massachusetts, se bousculeraient d’impatience pour avoir la chance de pouvoir toucher sa peau rugueuse. La foule se rua vers le train. Des dizaines de policiers s’efforcèrent de retenir les curieux. Ils poussaient malgré tout, et on aurait pu croire que le chaos général était sur le point d’éclater. La foule resta toutefois mesurée, et quelques secondes plus tard, les fans de Knowles cessèrent de tenter d’avancer pour commencer à crier de joie. « Bien joué, Joe ! Vous allez bien ! J’ai parié sur vous ! »

Joe tout nu

Enfin, Joe Knowles descendit du train. Il portait une cape rudimentaire et un pantalon crasseux, le tout fait en peau d’ours. Ce n’était pas tout à fait un déguisement – Knowles avait lui-même déclaré être un « homme de la nature ». Deux mois plus tôt, il s’était réfugié dans les forêts du Maine avec pour seule tenue un suspensoir de coton blanc. Il vivait sans outils et sans contact humain. Son ambition ? Apporter des réponses aux questions qui taraudaient une société se modernisant à un rythme étourdissant. On l’avait soudainement dotée d’automobiles, d’ascenseurs, de téléphones… Emmitouflé dans son confort, l’homme moderne pouvait-il vivre la vie telle que ses ancêtres primitifs l’avait vécue ? Pouvait-il encore réussir à allumer un feu en frottant deux bouts de bois ? Pouvait-il harponner le poisson dans les lacs reculés et tuer le gibier à mains nues ? Knowles incarnait à présent la réponse à ces questions : un oui triomphant. Avec le temps, l’homme de la nature se servit de sa célébrité nouvelle pour participer à une série de spectacles pendant cinq mois. Il empochait 1 200 dollars par semaine pour ses prestations de « Maître en ébénisterie ». Il publia ensuite ses mémoires, Alone in the Wilderness (« Seul dans la nature sauvage »), qui se vendirent à quelque 30 000 exemplaires. Il eut également son heure de gloire à Hollywood, où il joua le rôle principal dans un film trépidant de 1914, titré comme son livre.

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Joe Knowles à son retour
Crédits : Boston Post

Knowles était la star de la télé-réalité de son époque. Le dimanche qui suivit son arrivée, le Boston Sunday Post lui consacra une section entière à titre exceptionnel. En gros titre, on pouvait lire : « Nu comme un homme des cavernes, il entre dans les bois. » On y trouvait un portrait solennel de lui, réalisé en studio (de profil, la tête penchée, tandis qu’une volute de fumée provenant de sa cigarette s’élevait vers le ciel), ainsi qu’une déclaration sous serment co-signée par dix-sept témoins. Ils affirmaient avoir vu Knowles entrer dans les bois à 10 h 40, le 4 août, « seul, les mains vides et sans vêtements ». Dans un autre article, le Post cita le docteur Dudley Sargent, fondateur de l’École d’éducation physique pour femmes et directeur du département d’éducation physique de Harvard. « Il va tenter de vivre comme un homme primitif, son expérience aura une valeur scientifique », avait déclaré Sargent. « Il sera intéressant d’étudier comment le manque de sel va agir sur Knowles. » Knowles deviendrait bientôt un point anecdotique dans le cours de l’Histoire. Mais là, alors qu’il descendait du train, il suivit la police dans les rues de Boston et grimpa dans une automobile, qui l’attendait pour défiler devant ses admirateurs. Quand la voiture démarra, il se leva et une cohue s’en suivit. Selon le Post, « les gens les plus proches du véhicule montaient sur les jantes et les garde-boues, les marchepieds menaçaient de céder à tout moment ». Finalement, Knowles réussit à atteindre le Boston Common, où 20 000 personnes s’étaient amassées en attendant ce qui serait vraisemblablement le discours le plus décisif de sa vie : celui qui l’inscrirait dans les annales de l’histoire des États-Unis. Knowles descendit de l’automobile, se dirigea vers l’estrade et commença à parler. « Je vais vous dire une chose », déclara-t-il face au public. « Vivre dans les bois est bien plus facile que de faire un discours. » Il fit quelques remarques insipides, puis retourna dans la voiture.

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Joe Knowles vivait à l’âge d’or des coups publicitaires. En 1901, une femme du nom d’Annie Taylor devint la première personne à descendre les chutes du Niagara dans un tonneau en bois. En 1911, Ralph Hankinson, concessionnaire Ford à Topeka, au Kansas, inventa l’auto-polo – du polo avec des voitures – pour vendre des Model T. En 1924, Alvin « Naufrage » Kelly s’assit au sommet d’un mât pendant 13 heures et 13 minutes devant un cinéma de Los Angeles afin de promouvoir un film. Il lança ainsi un phénomène de mode éphémère. Selon un article du New Yorker de 1938 sur Knowles, à la fois condescendant et très critique, le coup publicitaire de l’homme de la nature aurait été inventé par son copain de beuverie, Michael McKeogh, un auteur indépendant. McKeogh avait lu Robinson Crusoé et s’émerveillait du fait qu’un livre vieux de deux siècles se vendît toujours comme des petits pains. Puis, un soir de 1913, dans un bistrot enfumé de Boston, McKeogh entendit Knowles radoter ses aventures d’autrefois dans le Maine : ce fut l’illumination ! Dans sa tête, il eut l’image du vieux Joe, nu dans les bois. « On va devenir millionnaires », assura-t-il à Knowles. Il écrivit ensuite les grandes lignes des aventures de son ami sur un bloc-notes (dans l’espoir d’en tirer potentiellement un livre). « Mardi : tuer un ours », avait-il couché sur papier. Enfin il demanda : « T’es sûr de pouvoir le faire, Joe ? »

Entre août et octobre 1913, le Post déclara avoir augmenté son tirage de 200 000 exemplaires à plus de 436 000.

Accoudé au bar, Joe décrivit cinq ou six façons de tuer la bête. Knowles avait également travaillé au Boston Post, un journal en bout de course, fondé par un ouvrier, qui tentait de survivre sur le marché très compétitif des médias américains. En 1913, la ville comptait dix quotidiens. Le Post perdait ses lecteurs au profit du Boston American, nouveau quotidien tape-à-l’œil financé par William Randolph Hearst, le père du journalisme à sensation. Knowles rencontra l’éditeur du Boston Sunday Post, Charles E. L. Wingate, et lui proposa d’aider le journal à augmenter son lectorat s’il l’envoyait dans les forêts du Maine. Il promit de faire des croquis et des rapports réguliers sur son avancement sur de l’écorce de bouleau, avec du charbon de bois, et de laisser les documents dans le creux d’un arbre qu’ils auraient choisi au préalable. Des guides de chasse pourraient alors aller les chercher pour McKeogh et d’autres journalistes, qui résideraient non loin, dans une petite cabane, et présenteraient son histoire au public comme un bon mélodrame. Wingate accepta et versa à Knowles une somme dont on ne connut jamais le montant. Sa décision s’avéra payante. Entre août et octobre 1913, le Post déclara avoir augmenté son tirage de 200 000 exemplaires à plus de 436 000.

L’appel de la forêt

L’expédition débuta par une matinée bruineuse d’août, dans une sorte de no man’s land en bordure de la petite ville d’Eustis, dans le Maine. L’endroit choisi se trouvait à 48 kilomètres de la ligne de chemin de fer la plus proche, juste au nord du lac Rangeley et à l’est de la frontière des États-Unis avec le Québec. Knowles arriva au point de départ du sentier Spencer. Il portait un costume marron et une cravate. Un groupe de journalistes et de guides de chasse l’entouraient. Knowles se déshabilla pour se retrouver en suspensoir. L’un des membres de l’assistance lui donna une cigarette en lui disant : « Tiens, c’est ta dernière. » Knowles savoura ces ultimes bouffées de tabac d’un air méditatif. Puis, il jeta son mégot au sol et s’écria : « À plus tard, les gars ! » avant de gravir une petite colline du nom de Bear Mountain. Il se dirigea vers le lac Spencer, à cinq ou six kilomètres de là. Dès qu’il fut enfin seul, il lança son suspensoir dans un buisson, pour pouvoir, comme il l’expliqua plus tard dans une de ses missives en écorce, « vivre la vie qu’il était censé mener, en toute liberté ».

Alone in the Wilderness

Retour à la nature
Crédits : Boston Post

Livré à lui-même, Knowles continua à marcher. Il pleuvait abondamment. Pieds nus, il glissait dans la boue, mais il continua malgré tout à avancer péniblement sur le flanc de Bear Mountain. Il finit par repérer une biche. « Elle avait l’air appétissante », écrivit-il, « et pour la première fois de ma vie, j’ai envié la peau d’une biche. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser qu’elle ferait une paire de jambières bien chaudes, et à quel point une tranche de venaison fumée aurait bon goût un peu plus tard. Face à moi se trouvait à la fois la subsistance et la protection, une nourriture que les millionnaires m’auraient enviée et des vêtements plus résistants que le plus cher des costumes fourni par un tailleur. » Knowles résista pourtant à la tentation de tuer la biche car il avait décidé de vivre en respectant les lois sur la protection du gibier dans le Maine. Il avait faim, il avait froid, il était trempé, mais il était encore grisé d’avoir osé se mettre nu. Il n’arrivait pas à dormir. Que faire ? Il se mit à faire des tractions. « Sur une branche d’épicéa solide, je me hissais le plus haut possible et j’essayais de voir combien de fois mon menton pouvait la toucher. Quand je m’en lassais, je courais autour des arbres pendant quelques temps. » Si le récit de Knowles évoque les aventures de Tarzan, c’était peut-être délibéré. Tarzan, seigneur de la jungle, roman d’Edgar Rice Burroughs, était l’une des histoires les plus populaires de l’époque de Knowles.

Publié en 1912 dans le magazine à sensation All-Story, le roman racontait l’histoire d’un garçon sauvage qui « se balançait nu aux lianes des forêts vierges ». Le conte fut si populaire qu’il devint un livre en 1914. Les magazines à sensation représentaient une nouvelle forme de littérature, née en 1896. Ils permettaient aux Américains de la classe ouvrière de s’évader grâce aux récits entraînants d’une vie dans la nature sauvage. Avec des noms comme Argosy, Cavalier et Thrill Book, ils s’inspiraient de Jack London, dont les romans à succès, comme L’Appel de la forêt (1903) et Croc-Blanc (1906), racontaient les aventures d’hommes robustes qui mettaient leur courage à l’épreuve dans la nature. Ils étaient aussi influencés par Teddy Roosevelt, qui insistait sur le fait que l’homme moderne des villes devait éviter d’être « trop tendre » ou « trop sentimental ». « Il faut veiller à conserver nos vertus barbares, sans quoi les vertus de la civilisation nous seront de peu de secours », soutenait Roosevelt. Les missives de Knowles et les magazines à sensation ouvrirent une ère de grand changement quant aux textes de nature writing. Décrivant respectueusement les grands espaces, ce genre littéraire était le genre dominant aux États-Unis jusqu’aux années 1900, notamment en Nouvelle-Angleterre. Thoreau mourut en 1862, mais au début du siècle suivant, ses héritiers cherchaient encore à décrire la sagesse qui émanait de la nature plutôt que l’aventure qu’elle pouvait représenter. Le groupe de randonneurs le plus en vue à Boston à l’époque s’appelait l’Appalachian Mountain Club. Selon Christine Woodside, l’actuelle éditrice du journal de l’AMC, Appalachia, « ses membres avaient souvent fait de grandes études, au MIT ou à Harvard. Les étendues sauvages leur permettaient de développer leurs pensées profondes et leurs caractères. Après les randonnées, ils rentraient chez eux et rédigeaient leurs dissertations ou écrivaient des articles de journaux. »

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Cheat Mountain, Appalaches
Crédits : Donnie Nunley

Le rédacteur en chef d’Appalachia de 1879 à 1919 était Charles Ernest Fay, professeur de langues vivantes à l’université Tufts et snob assumé. Dans un essai de 1905, paru dans Appalachia, « La montagne en tant qu’influence de la vie moderne », Fay va jusqu’à décrire les paysans comme incapables d’apprécier la magnificence de la nature. « Celui qui vit dans la montagne pourrait regarder les immenses espaces autour de lui et croire à du gaspillage, comme autant de terres qu’il voudrait utiliser pour cultiver des légumes. » Fay encensait l’alpiniste, car même s’il ne voyait la montagne que très rarement, il l’aimait « pour les magnifiques hymnes que les forêts lui chantaient, pour la galerie de peintures riches et variées que la nature lui révélait sans cesse, que le soleil rayonne ou qu’une tempête s’abatte, de jour ou de nuit ». L’élitisme abscons de Fay s’inscrivait dans une longue tradition bostonienne. Pendant la plus grande partie du siècle précédent, la ville avait été dirigée par les Brahmanes, ainsi que les Quincy, les Cabot, les Lowell et les Lodge. Ces familles s’étaient isolées à Beacon Hill et consolidaient leurs fortunes en soutenant des institutions culturelles et nobles comme le musée des Beaux-Arts et l’Orchestre symphonique de Boston. En 1913, pourtant, la ville changea. Parmi la population de 670 000 habitants, Boston avait récemment accueilli plus de 200 000 immigrés. La plupart d’entre eux venaient d’Irlande et d’Italie. En 1914, James Michael Curley, né catholique dans le ghetto irlandais de Roxbury, fut élu maire de Boston. Curley eut tellement de succès qu’il fut réélu maire pour trois mandats, bien qu’il eût été emprisonné deux fois pour fraude. Il ne faisait pas preuve de retenue. Une fois, en s’en prenant à un adversaire politique soi-disant communiste, il avait déclaré : « Il y a plus d’américanisme dans une demi-fesse de Jim Curley que dans le petit corps rose de Tom Eliot. »

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Beacon Hill, enclave snob de Boston
Crédits : Boston Public Library

En tant que journaliste aux ambitions artistiques, Knowles était socialement un cran au-dessus des ouvriers d’usines, boulangers et dockers qui constituaient la base de l’électorat de Curley. Mais il était toujours solidement installé dans la classe ouvrière en pleine essor à Boston. Ayant abandonné ses études à l’école primaire, Knowles grandit à Wilton, dans le Maine, une toute petite ville à environ 65 kilomètres au nord-ouest d’Augusta. Son père, handicapé, était un ancien combattant de la guerre de Sécession. Sa mère subvenait aux besoins d’une famille de quatre enfants en vendant des mocassins, ainsi que du bois à brûler et des baies ramassés dans la forêt. Ils étaient pauvres et souvent tournés en dérision. « Les intellectuels se moquaient de tout ce qui était fait maison », écrivit-il dans ses mémoires non publiées. « Ils déchiraient les pièces de mes vêtements, volaient mon déjeuner… Et pour enfoncer le clou, ils rompaient mon pain en morceaux et nourrissaient les oiseaux avec. » Knowles racontait aussi que son père le maltraitait. À l’âge de 13 ans, après avoir été passé à tabac par le patriarche, il fugua. Il mentit sur son âge pour pouvoir travailler sur des navires marchands et voyager à travers le monde. Knowles finit par visiter Cuba, l’Amérique du Sud, la Méditerranée, la Chine et le Japon. À 17 ans à peine, il s’était enrôlé dans l’US Navy et en était revenu avec un tatouage représentant une jeune femme et un serpent. Lorsqu’il rentra de nouveau chez lui, adolescent, pour une visite surprise après deux ans passés en mer, il débarqua avec une bouteille de whisky qu’il voulait offrir à son père. Ce dernier ne lui dit pas un mot et ne toucha pas la bouteille. « Il m’a juste accordé un regard », écrivit Knowles. « Rien de plus. Cela fait bien plus mal que toutes les raclées que j’ai pu me prendre. »

Le grand retour

Quand l’aube pointa au deuxième jour de son expédition, Knowles se fabriqua un panier avec l’écorce d’un bouleau et commença à ramasser des baies. Il harponna deux truites, mais un vison s’en empara. Il essaya d’allumer un feu, mais le bois était toujours humide à cause de la pluie. Alors il construisit simplement une petite cabane à l’aide de bouts de bois morts, de branches de sapin et de mousse, puis il s’allongea sur le sol de la forêt, nu et affamé. Le jour suivant, Knowles se fit un caleçon de mauvaises herbes et construisit un barrage dans le ruisseau pour guider les poissons dans un piège. Le quatrième jour, il réussit à allumer un feu et fit cuire une truite pour son petit-déjeuner.

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Les unes du Boston Post
Composition par Bill Donahue

Puis, il arrêta de faire des comptes-rendus. Pendant onze jours, il n’y eut plus aucune missive dans le creux de l’arbre. Le Post profita de ce silence pour imaginer une situation dramatique. Le journal sortit un article disant que les bûcherons du Maine pensaient que Knowles s’était blessé. Pendant ce temps-là, le journal réfléchissait à d’autres histoires sur la vie de Knowles. L’une d’elles s’intitulait « Comment Joe Knowles a navigué jusqu’à la célébrité », et racontait sa carrière dans la marine. Un autre article portait ce titre : « Les chasseurs de Boston admirent les prouesses de “l’homme des cavernes” ». Les lecteurs entendirent à nouveau parler de Knowles le 24 août, quand le Post publia en première page le croquis d’un chat sauvage, dessiné par l’homme de la nature. Il était accompagné d’un gros titre alarmant : « Knowles piège un ours et le tue avec une massue ». L’animal était un ourson. Comme la saison de chasse à l’ours dans le Maine n’était pas encore ouverte, le Post avait l’occasion de titiller ses lecteurs en émettant l’hypothèque que leur héros pourrait être arrêté. Dans un des articles, on pouvait lire : « Les gardes-chasse mobilisent leur courage pour aller chercher l’homme de la forêt dans sa tanière et l’en extirper. » Knowles avait-il compris qu’il risquait d’être arrêté ? Avait-il fui au Québec ? Dans un article du 5 octobre, un journaliste anonyme fit une « longue et difficile randonnée » de deux jours vers le camp de Knowles pour répondre à ces questions. Il en revint désarçonné et tremblant, et raconta de manière dramatique ce qu’il avait pu voir de la vie solitaire et primitive qu’avait menée Knowles : des bouts d’écorces taillés au moyen d’outils mal affûtés, des branches cassées balisant grossièrement un sentier et un petit abri rudimentaire.

C’était là qu’il menait l’étrange vie de solitude qu’il s’était lui-même imposée, après avoir lutté contre la nature et fini par gagner.

« Ce sont pour moi les signes d’une lutte », dit-il, et l’histoire n’en devenait que plus captivante, digne d’un Jack London : « Pas les marques d’un combat physique, mais les signes plus impressionnants et profonds d’une lutte mentale. C’était là qu’il menait l’étrange vie de solitude qu’il s’était lui-même imposée, après avoir lutté contre la nature et fini par gagner. C’était là qu’il avait rassemblé un confort sommaire, qui avait dû lui permettre de conformer son esprit civilisé aux conditions primitives. » La dépêche du Post fit remarquer qu’on trouva des poils noirs de l’ours vaincu « sur de nombreux points de projection et de grosses racines près du camp. Sur une pierre, il y avait beaucoup plus de poils. De toute évidence, c’est à cet endroit que l’homme de la forêt confectionnait ses vêtements. » On ne trouva cependant pas ce dont il se servait pour dormir, et d’après le récit, la peau d’ours était elle aussi introuvable. Pourquoi ? Parce que Knowles s’était déplacé vers l’ouest. Le matin du 5 octobre, la couverture du Post affichait en gros caractères : « KNOWLES, VÊTU DE PEAUX, SORT DE LA FORÊT ». Avec ce sous-titre : « Après deux mois à jouer les hommes primitifs, un artiste de Boston entre dans le XXe siècle en arrivant à Mégantic, Québec. » On pouvait lire ensuite : « Bronzé comme un Indien, presque noir après avoir été exposé trop longtemps au soleil… Les ronces et fourrés l’ont couvert de bleus et d’égratignures des pieds à la tête… Le haut qu’il s’était fabriqué n’avait pas de manches. Il ne portait pas de sous-vêtements. » Diffusé dans tout le pays, l’article du Post expliquait que Knowles venait de traverser la partie la plus inhospitalière des forêts du Maine. Quand il s’en sortit, il arriva aux abords de Mégantic où il eut son premier contact humain depuis des semaines – une jeune fille, qui se trouvait près de la voie ferrée. « Et l’enfant de 14 ans, l’air paniqué, l’a simplement fixé », décrivit le journal. « L’image qui lui est venue en tête était celle d’un homme préhistorique vu dans son livre d’histoire. »

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Retour à la civilisation
Crédits : Joe Knowles

« Il a ressenti une émotion profonde », continuait le journaliste. « Il a laissé un cri s’échapper et des larmes bienveillantes lui sont montées aux yeux. Il lui a souri, et la jeune fille a vu un éclat doré dans ses dents. Elle s’est dit : “Ce n’est pas un homme des cavernes.” »

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Et pourtant, quelques sceptiques refusèrent de croire à cette histoire. Fin octobre, après le retour de Knowles à la civilisation, un éditorial du Hartford Courant se demanda si « la plus grande imposture du siècle ne venait pas d’être orchestrée aux dépends d’un public crédule ». Au même moment, le journaliste d’un concurrent, le Boston American, commença à travailler sur un long article narrant en détails l’aventure de Knowles. Le quotidien s’était spécialisé dans la révélation de scandales. Son enquêteur, Bert Ford, passa les bois autour du lac Spencer au peigne fin pendant sept semaines. Il fut aidé dans son investigation par un homme, selon lui « l’un des meilleurs chasseurs du Maine et du Canada », Henry E. Redmond. Le 2 décembre, en première page, Ford n’hésita pas à révéler quelque chose d’explosif. Pour lui, Knowles était un menteur. Il s’était concentré sur l’ours que Knowles avait soi-disant tué. Il avait remarqué que la fosse où l’ours était censé avoir été pris au piège ne faisait qu’ 1,20 m de largeur et 0,90 m de profondeur. En caractères gras, l’article affirmait : « Il aurait été physiquement impossible de piéger un ours de n’importe quel âge ou de n’importe quelle taille dans cette fosse. » De même, la massue utilisée par Knowles était une autre preuve accablante. Le journaliste l’avait trouvée contre un arbre, un simple tronçon d’érable jaspé en décomposition. Ford l’avait facilement ébréchée avec ses ongles.

Alone in the Wilderness

Visite médicale
Crédits : Boston Post

Selon le Boston American, Knowles avait un agent avec lui dans les bois du Maine, ainsi qu’un guide qui avait acheté une peau d’ours à un chasseur pour 12 dollars. L’ours n’avait pas été attaqué à la massue, on lui avait tiré dessus. « J’ai trouvé quatre trous dans la peau de l’ours », révéla Ford après avoir rencontré Knowles et avoir observé attentivement la cape qu’il portait. « Des experts m’ont dit que les trous avaient été faits par une arme à feu. » Ford soutint que les aventures de Knowles dans le Maine étaient en réalité « des vacances aborigènes ». Il n’étripait pas les poissons et ne fabriquait pas de chaussures en écorce, comme le suggéraient les dépêches du Post. Au lieu de cela, il paressait dans une cabane en rondins près du lac Spencer, où il recevait occasionnellement la jeune femme de la maison voisine. Knowles répondit à l’article de Ford en intentant un procès contre le journal pour diffamation, un litige de 50 000 dollars. En décembre, il retourna voir sa fosse à ours dans le Maine, cette fois avec un petit ours noir en captivité. Puis, sous les yeux de journalistes et locaux du Maine, il tua le pauvre animal à coups de massue et commença à lui arracher la peau avec un morceau d’argile tranchant. « En moins de dix minutes, il avait retiré la peau d’une des pattes de l’ours », s’émerveilla plus tard Helon Taylor, jeune témoin de la scène. « Nous étions tous impressionnés. » Mais c’était une imposture. L’ours était prêt à hiberner, il était si mou que Knowles avait dû lui donner quelques coups de bâton pour qu’il tentât de se défendre. Plus tard, au moment où Knowles et les spectateurs sortaient des bois, Taylor repéra « une belle petite cabane en rondins ». Elle était neuve, « les rondins écorcés n’avaient même pas commencé à changer de couleur ». Derrière la cabane, il trouva une pile de bouteilles de bière et de boîtes de conserve. Le tas était aussi haut que la fosse de l’ours était large. Taylor soupçonna Knowles d’être resté dans cette cabane toute son aventure et de n’avoir passé aucune de ses nuits dehors.

Le New Yorker révèle le scandale Crédits : The New Yorker

Le New Yorker révèle le scandale
Crédits : The New Yorker

Un quart de siècle plus tard, en 1938, le New Yorker corrobora le pressentiment de Taylor – et permit à l’agent et écrivain fantôme de Knowles de révéler son identité. Ce n’était autre que Michael McKeogh, l’habitué des bars qui avait imaginé le coup publicitaire de Knowles dans la nature en premier lieu. McKeogh qualifia Knowles de fripouille mélancolique. Selon lui, l’homme de la nature était arrivé à la cabane à peine quelques heures après avoir fait ses adieux devant les journalistes au pied du sentier Spencer. Selon l’article du New Yorker, Knowles était entré dans la cabane en rondins en suspensoir, s’était assis et avait gardé le silence. Il y resta pendant des semaines. Il était si morose et léthargique que le jour où les gardes-chasse étaient partis à sa recherche fin septembre, après la dépêche du Post sur l’ours tué, il ignora McKeogh, qui le suppliait de fuir. McKeogh s’était exclamé : « On va te jeter en prison, Joe. On va te jeter en prison ! » Mais Knowles ne bougea qu’au moment où il entendit des bruits de pas. Et il ne commença sa marche vers le Québec qu’à l’instant où McKeogh embaucha un Indien pour le guider à travers les forêts qu’il aurait dû connaître sur le bout des doigts, à présent. McKeogh expliqua à quel point Knowles était un cauchemar en tant que colocataire à l’époque où ils vivaient ensemble dans la cabane. Knowles était un goinfre qui empêchait McKeogh d’apprécier les petits plaisirs de la vie. Le pire fut le jour où McKeogh marcha jusqu’au village d’Eustis, à plus de 19 kilomètres de la cabane, pour s’acheter une tarte aux pommes, avant de faire le chemin inverse. McKeogh la plaça sur le rebord de fenêtre pour qu’elle reste au frais pendant la nuit. Le lendemain matin, il entendit furtivement des bruits de pas derrière lui. Il se retourna et vit quelqu’un lui voler sa tarte, puis disparaître avec le butin parmi les arbres. C’était Joe Knowles. Il n’en laissa pas une miette.

 L’imposteur de Boston

Mais à Boston, personne n’était au courant de cette imposture. Quand Knowles fit finalement son retour à la civilisation, les pères de la ville firent de lui un emblème de vertu et d’espoir. Le 11 octobre, une auguste assemblée – dont les plus grands physiciens, sportifs et hommes d’affaires de Nouvelle-Angleterre, selon le Post – fit honneur à Knowles en organisant une réception formelle au Copley Plaza Hotel. Le gala avait manifestement été organisé pour empêcher les pessimistes de se manifester et célébrer une ville fière d’être en perpétuelle expansion. Boston venait effectivement d’inaugurer le Franklin Park Zoo et était en pleine construction de son premier vrai gratte-ciel, la Custom House Tower, haute de quinze étages à l’époque. L’honorable William A. Morse, maître de cérémonie, et le Dr. Samuel W. McComb, psychologue, prirent la parole en faisant remarquer que Christophe Colomb avait aussi fait face au doute de certains après avoir découvert le Nouveau Monde. « Le monde est plein de sceptiques », dit McComb. « Je pense tout de même qu’on peut ne pas prendre en compte leurs avis. » Après leur discours, Dudley Sargent, gourou de l’éducation physique, se leva à son tour et affirma que Knowles était plus fort à 45 ans que le meilleur joueur de football d’Harvard. Improbable. Sargent s’exclama avec admiration : « Rien qu’avec ses jambes, il est arrivé à soulever plus de 450 kilos. »

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Un dessin de Knowles
Crédits : Joe Knowles

Quelques jours plus tard, Knowles commença à participer à des spectacles de variétés et à travailler sur son livre. Plus tard encore, fin 1914, il fit ses débuts à Hollywood. Dans son film, il se déplaçait à dos de cheval à travers les forêts, au-dessus des bancs de neige et dans les rivières déchaînées du Canada. Il était pourchassé par la gendarmerie royale du nord-ouest du Canada (et accusé à tort de meurtre). Il avait pour mission de sauver une charmante starlette. Knowles tenta d’obtenir d’autres rôles après celui-ci. Dans une publicité tournée aux alentours de 1915, il jouait le rôle d’un acteur adulé. Assis sur les marches d’un porche dans un costume à franges en peau de daim, il regardait intensément la caméra, avec une moue boudeuse. On pouvait voir dans ses yeux rêveurs du désir, mêlé à un air affligé. Il essayait peut-être de faire la promotion du scénario qu’il avait lui-même écrit, The Poacher (Le Braconnier). Ce film non-daté racontait l’histoire, comme il le décrivait lui-même, « d’une vie en plein air au pays du gibier, le Nord-Ouest du Canada ». Le scénario précisait que Joe Knowles en serait la vedette.

Knowles devint illustrateur d’images de mauvais goût, célébrant l’Ouest américain.

La carrière cinématographique de Knowles ne le mena nulle part. Mais avec le temps, après s’être installé en 1917 sur la péninsule de Long Beach, dans l’État de Washington, il tenta de montrer de lui une autre facette pour redevenir célèbre. Il devint illustrateur d’images de mauvais goût, célébrant l’Ouest américain. Les dessins et peintures de Knowles, représentant Indiens, épaves de bateaux et animaux, devinrent si fameux que le jour où son écureuil domestique, Mr. Peabody, mourut en 1939, l’Oregonian publia une nécrologie en son honneur. Il y était écrit que Knowles avait pour habitude de nourrir Mr. Peabody d’haricots verts frais. En revanche, Knowles avait bien moins d’attentions envers les êtres humains. Dans ses mémoires, il dénigra ses voisins de la classe ouvrière de Long Beach en écrivant : « Les gens d’ici ne m’intéressent pas. Ils ne me comprennent pas, mais moi, je les comprends et ils ne le savent pas. »

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Joe Knowles mourut en 1942. L’ensemble des 200 000 personnes à s’être rassemblées quelques années plus tôt à North Station étaient probablement mortes, elles aussi. Son livre n’était plus guère disponible que dans une poignée de librairies. Une biographie de Knowles, Naked in the Woods (Nu dans les bois), parut en 2008, mais dans l’ensemble, ce héros connut le même sort que le reste du commun des mortels : il fut oublié. Ou presque. Aujourd’hui, l’endroit qui rassemble le plus d’archives en rapport avec Joe Knowles se trouve au comptoir de commerce de la péninsule de Long Beach. Dans une boutique d’antiquités, un petit temple a été dressé en son honneur, entre anciennes cartes postales et plaques d’immatriculation : à travers une petite vitrine en verre, on peut apercevoir ses gravures sur bois, ainsi que quelques dossiers jaunissants contenant ses mémoires.

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Le camp présumé
Crédits : Joe Knowles

L’automne dernier, j’ai voyagé jusqu’à ce comptoir de commerce qui se situe à quelques heures de ma résidence dans l’Oregon. J’y suis allé en pèlerin. En lisant attentivement la collection poussiéreuse de vieilles coupures de presse, j’ai fini par développer une grande affection pour Knowles. C’était un vieux grincheux dyspepsique et un buveur invétéré, je ne peux pas dire le contraire. Il n’avait aucun charisme sur scène, il mentait comme il respirait. Mais il a quand même été pour moi un héros américain, au même titre que Gatsby le Magnifique. Il avait à la fois le culot et de grandes ambitions. Il se frayait un chemin maladroitement, mais essayait de réaliser ses rêves. Je suis arrivé au comptoir de commerce par un dimanche matin ensoleillé, où j’ai feuilleté page après page le passé moisissant de Joe Knowles, installé sur un canapé. J’ai lu un passage sur un accrochage qui avait eu lieu entre Knowles et une voisine âgée, tard dans sa vie. Dans une longue lettre à son avocat, il prétendait qu’Hatty Harmon, 65 ans, avait essayé de l’empoisonner pour pouvoir prendre possession de sa maison. Il l’avait qualifiée de « sorcière » et de « vieille traînée ».

« La vie est un jeu curieux. On peut tricher ou bluffer par-ci, par-là. » — Joe Knowles

Dans ses mémoires non-publiées, sous la rubrique « Pensées diverses », il coucha sur papier ce qui pourrait être interprété comme une conclusion. « La vie est un jeu curieux, avait-il écrit. On peut tricher ou bluffer par-ci, par-là, sourire quand on souffre, dissimuler les vérités, attraper ce qu’on peut tant qu’on le peut, s’accrocher à ce qu’on a. Si on joue selon ces règles, on peut beaucoup y gagner. » Plus tard, de l’autre côté de la rue, Adelle Beechey, 94 ans, m’a confié qu’elle se souvenait de Knowles comme d’un « esprit libre ». Elle m’a raconté qu’il s’était acheté une voiture pendant la Grande Dépression, même s’il devait déjà une certaine somme à l’épicerie du coin. Il emmena ensuite quelques amis faire un tour à son bord. « Ses amis étaient plutôt nerveux, car bien sûr, il avait bu quelques verres. Et lorsqu’ils sont arrivés à un passage à niveau où un train approchait, Joe a continué d’avancer. Il leur a dit : “Ne vous inquiétez pas. Elle est entièrement couverte par l’assurance. » Pour terminer mon pèlerinage, il me fallait un moment privilégié avec Joe Knowles. Je me suis donc rendu au village d’Ilwaco, j’ai garé ma voiture et me suis dirigé vers la plage. Pour les vingt dernières années de sa vie, c’est là que Knowles vivait, dans ce que Motavalli appelle « une cabane en bois flottant de travers ». Mais il y avait des années que cette cabane avait disparu. Même la topographie des lieux avait changé. Les falaises et les rochers de pêche près desquels Joe Knowles marchait chaque jour n’existaient plus qu’à peine. Alors j’ai flâné, insouciant, le long de l’océan. J’ai regardé les gens du coin faire voler leurs cerfs-volants, d’autres construire des châteaux de sable non loin. Le soleil était encore haut. Il faisait chaud et j’ai longtemps observé les rayons déclinants danser sur cette vaste étendue d’eau.

Le port d'Ilwaco Joe y a passé la fin de sa vie Crédits

Le port d’Ilwaco
Où Joe a passé la fin de sa vie
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Traduit de l’anglais par Estelle Sohier d’après l’article « Naked Joe: The True Story of ‘Nature Man’ Joseph Knowles », paru dans Boston Magazine. Couverture : Vue du sentier Spencer.