Un jour de novembre 2007, sur un banc de montage vidéo du service info de la chaîne de télévision Dawn, à Peshawar, au Pakistan, les yeux marrons et brillants d’une jeune fille sont apparus sur l’écran d’ordinateur. À seulement trois heures de route au nord-est, dans la vallée de Swat, le village montagnard de Mingora était assiégé. En se rendant dans le bureau du chef de service, un reporter du nom de Syed Irfan Ashraf s’est arrêté pour jeter un œil au montage, qui était en train d’être traduit en anglais pour les infos de la nuit, et a entendu la voix de la jeune femme.

« J’ai très peur, disait-elle. Avant, la situation était plutôt calme dans le Swat, mais désormais elle a empiré. Aujourd’hui, les explosions sont plus fréquentes et nous ne pouvons pas dormir. Nos frères et nos sœurs sont terrifiés, et nous ne pouvons pas aller à l’école. » Elle parlait un ourdou d’un raffinement surprenant pour une enfant de la campagne. « Qui est cette fille ? » a demandé Ashraf au chef de service. Ce dernier a répondu en pachtou, la langue locale : « Takra jenai », ce qui signifie : « une jeune femme brillante ». Avant d’ajouter : « Je crois que son nom est Malala. »

Mea Culpa

Le chef de service s’était rendu à Mingora pour interviewer un activiste local, le directeur de l’école pour filles Khushal. Sur les routes, des soldats talibans enturbannés de noir faisaient descendre les conducteurs de voiture à des points de contrôle, cherchant des DVD, de l’alcool, et tout ce qui pourrait représenter une violation de la charia, la loi islamique.

Dans une allée près du marché, un mur bas protégeait l’école privée, un petit bâtiment de deux étages. À l’intérieur, le chef de service a rendu visite à une classe de quatrième, dans laquelle plusieurs filles ont levé la main lorsqu’on leur a demandé qui voulait être interviewé. Voir des filles s’exprimer en public était un fait très inhabituel, même dans la vallée de Swat, un Shangri-la bien réel comptant 1,5 millions d’habitants. Cette nuit-là, la déclaration de la fille aux yeux marrons allait faire la une des infos.

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Les rues de Mingora
District de Swat
Crédits

Plus tard dans la soirée, le chef de service a rencontré le directeur de l’école, Ziauddin Yousafzai, qui lui a dit : « La fille qui a pris la parole dans votre émission, cette Malala, c’est ma fille. » Yousafzai, un homme hautement éduqué, avait clairement compris qu’au sein du système de classes rigide du Pakistan, il était un membre invisible de la sous-classe rurale, ignorée par l’élite de Lahore et de Karachi. Pour sa famille, un court moment aux actualités nationales était un événement de taille.

Comme sa fille, Ziauddin parlait un anglais irréprochable. Ashraf, qui avait été professeur à l’Université de Peshawar, ne parvenait pas à ôter l’image du regard pénétrant de Malala de sa tête. « C’était une jeune fille ordinaire, mais devant l’objectif, elle était extraordinaire », dit-il. Sur Dawn, sa section avait notamment pour mission de couvrir les bombardements qui dévastaient les villages reculés du district de Swat, et il a décidé de rencontrer Malala et son père lors de son prochain voyage à Mingora.

À l’automne 2012, j’ai contacté Ashraf dans un laboratoire informatique de Carbondale, dans l’Illinois, où il étudiait afin d’obtenir un doctorat en études médiatiques à l’Université du Sud de l’Illinois. Le 9 octobre, il avait vu dans un flash info l’image horrifiante de Malala Yousafzai, allongée sur une civière la tête couverte de bandages, après qu’un extrémiste inconnu a ouvert le feu sur son bus scolaire.

Pendant trois jours, Ashraf n’avait pas quitté son cabinet, alors que le monde entier pleurait l’adolescente qui avait défié les talibans. Puis il a publié une tribune angoissée dans Dawn, le journal pakistanais en langue anglaise le plus lu du pays, qui sonnait comme un profond mea culpa. Ashraf était sévère quant à son rôle dans la tragédie de Malala. « Le battage est créé par les médias, tandis que les lecteurs attendent le dénouement », écrivait-il. Il dénonçait « le rôle des médias, qui poussent des jeunes gens brillants dans des guerres dont les conséquences sont atroces pour les innocents. »

Au téléphone, il m’a confié : « J’étais en état de choc. Je ne pouvais appeler personne. » Il m’a décrit son agonie muette, passée à regarder la couverture médiatique de l’événement. « Ce que j’ai fait est criminel », a-t-il dit sur un ton apoplectique. « Une enfant de 11 ans a servi d’appât par ma faute. » Ashraf regardait les actualités alors que Malala était transférée d’urgence dans un hôpital de Birmingham, en Angleterre, où étaient soignées les victimes de traumatismes de l’armée. Elle a été séparée de sa famille pendant dix jours.

Au Pakistan, des milliers de personnes participaient à des veillées à la chandelle et brandissaient des pancartes sur lesquelles on pouvait lire : « Nous sommes tous Malala ». Avant qu’elle ne soit emmenée par avion à Birmingham, le général Ashfaq Kayani, chef des armées du Pakistan et ancien chef de la toute-puissante Direction pour le renseignement inter-services (ISI), s’était rendu à l’hôpital de Peshawar, où Malala luttait pour survivre grâce à un respirateur. La question avait été soulevée : Pourquoi l’homme le plus puissant de l’armée pakistanaise s’était-il précipité dans la capitale provinciale ? D’autres filles avaient été attaquées, et le gouvernement avait à peine réagi.

On parlait d’une jeune fille de 15 ans qui échangeait des exemplaires de la saga Twilight avec ses camarades comme d’une possible future Premier ministre.

Le Pakistan, qui abrite de nombreux théoriciens du complot, regorge d’histoires évoquant la possible implication de l’ISI et de l’armée dans le nettoyage de tous ceux qui tentent de faire la lumière sur les liens qu’entretiennent les militaires avec les extrémistes. Au moins 51 journalistes ont été tués là-bas depuis 1992. L’attentat sur Malala a non seulement focalisé l’attention sur la part sombre de l’armée, incapable d’assurer la sécurité de ses concitoyens, mais aussi sur l’état lamentable de l’éducation au Pakistan.

Seul 2,3 % du PIB national est alloué à l’éducation. Le Pakistan dépense sept fois plus pour la défense. D’après une récente étude des Nations Unies, 5,1 millions d’enfants sont déscolarisés – le deuxième plus haut chiffre du monde –, dont deux tiers sont des filles. « Il y a un mensonge national. Pourquoi devons-nous dire la vérité au reste du monde ? » se demande Husain Haqqani, ancien ambassadeur du Pakistan aux États-Unis. « Ce mensonge dit que la vallée de Swat a été libérée des méchants talibans. La jeune Malala et son père mettent à mal cette version de l’histoire. »

Tout d’un coup, on parlait d’une jeune fille de 15 ans qui échangeait des exemplaires de la saga Twilight avec ses camarades comme d’une possible future Premier ministre, si seulement elle parvenait à guérir de la blessure par balle qu’elle avait reçue alors qu’elle était assise dans le bus scolaire, après avoir passé un examen sur le Saint Coran. J’ai dit à Ashraf que je voulais comprendre comment une jeune fille issue d’un petit village était devenue cette force cosmique du changement, ainsi que le sujet principal d’un certain nombre de programmes.

Voici ce qu’il m’a répondu : « Nous devions faire parler de cette histoire. Personne ne prêtait attention à ce qu’il se passait à Mingora. Nous avons choisi une fille très courageuse de 11 ans, et nous l’avons mise sur le devant de la scène pour attirer l’attention du monde. Nous avons fait d’elle une marchandise. À la suite de quoi elle et son père ont dû endosser le rôle que nous leur avions donné. » Au début, j’ai pensé qu’il devait exagérer.

L’enfant prodige

En 2007, Peshawar, la capitale de la province de Khyber Pakhtunkhwa, était un endroit florissant pour les journalistes locaux. À l’hôtel Pearl Continental, les reporters se bousculaient pour s’offrir les services d’un professeur indépendant ou d’un écrivain qui accepterait de les guider en toute sécurité pour 200 dollars par jour à travers les zones tribales sous administration fédérale (FATA), une région pauvre et montagneuse à la frontière du Pakistan et de l’Afghanistan, qui fut longtemps un refuge pour les talibans et les djihadistes venus d’autres parties du monde. Les éditeurs qui avaient interviewé Oussama ben Laden dix ans plus tôt pouvaient ici payer 500 dollars pour une session de trois heures avec un reporter occidental.

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La vallée de Swat
Province de Khyber Pakhtunkhwa
Crédits

En 2006, Dawn avait commencé à recruter pour le lancement de sa chaîne de télévision nationale, lancée dans le but de s’approprier une part du marché des ondes du Pakistan, récemment déréglementées. L’explosion des réseaux câblés a déclenché une vague frénétique de recrutements d’experts qui pourraient tenir l’antenne deux minutes avec un discours acceptable sur les chefs terroristes, le réseau de Haqqani proche d’Al-Qaïda, et les dizaines de groupes talibans qui circulaient entre l’Afghanistan et le Pakistan.

Pour interviewer les commandants talibans et les chefs tribaux, les reporters étrangers teignaient leurs cheveux en noir, se laissaient pousser des barbes et s’y rendaient accompagné d’un fixeur pachtoune qui pouvait utiliser ses contacts pour assurer leur sécurité. On entrait dans un autre monde lorsqu’on faisait le trajet de Peshawar jusque dans les montagnes. « Les étrangers ne sont pas admis passé ce point », avertissaient des panneaux à l’approche de l’entrée des régions tribales.

L’histoire du Pakistan, faite d’intrigues, de coups d’États et d’assassinats avait longtemps paralysé ses relations avec la frontière. Dans la partie inférieure de la vallée de Swat se trouvait la ville de Mingora, un coin d’évasion pour de nombreux habitants d’Islamabad, la capitale du Pakistan. Une grande partie des chanteurs, danseurs et musiciens pachtounes les plus populaires du pays étaient originaires de la région, et l’été, des touristes du monde entier accouraient à Mingora pour sa musique soufi et ses festivals de danse.

La zone était proche d’un site de l’UNESCO qui rassemblait des ruines et de l’art ancien issus de la tradition bouddhique du Gandhara. Ces dernières années, cependant, les talibans ont tout changé ; l’hôtel Pearl Continental était désormais vide, à l’exception de quelques journalistes et de leurs fixeurs. Dans un virage sur la route Haji Baba, accroché à un mur en ciment, le panneau rouge de l’école Khushal arborait l’emblème de l’école – un bouclier bleu et blanc frappé des mots du Prophète en arabe : « Oh, Seigneur, arme-moi de plus de savoir » – ainsi que l’expression pachtoune : « L’apprentissage est la lumière. »

À l’intérieur, sous un portrait de Sir Isaac Newton, certaines des filles pendaient leur voile et jetaient leur sac à dos sur les bancs. Zahra Jilani, une jeune Américaine travaillant dans une ONG locale, se souvient de la première fois qu’elle est entrée dans l’école : « J’ai entendu des rires, et des filles courir dans les couloirs. » Durant l’une de ses visites, elle a dit à Malala et à sa classe : « Les filles, vous devez clamer haut et fort ce en quoi vous croyez. »

Malala lui a demandé : « Comment c’est, l’Amérique ? Dites-nous ! » La question n’était pas innocente. Malala avait passé des années à observer ses enseignantes s’envelopper dans des burqas pour se rendre au bazar, comme lorsqu’elles vivaient sous le régime taliban des années 1990. À Islamabad, beaucoup de jeunes femmes allaient travailler sans même un foulard.

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Ziauddin Yousafzai
Professeur, poète, activiste
Crédits : Southbank Center

Malala vivait dans une maison de béton avec un jardin, au bas de la ruelle qui descendait depuis l’école. De petites pièces ouvraient sur un couloir central, et Malala pendait son uniforme scolaire bleu roi à un crochet près de son lit.

La nuit venue, son père lui lisait souvent la poésie de Rumi, ainsi qu’à ses deux jeunes frères. Yousafzai était lui-même poète, et la récitation avait joué un rôle important dans son éducation. « J’ai le droit à l’éducation. J’ai le droit de jouer. J’ai le droit de chanter, et j’ai le droit de le dire haut et fort », dirait plus tard Malala à CNN.

À l’orée de son adolescence, elle lisait L’Alchimiste, de Paulo Coelho, et regardait son émission préférée, Le Garçon de mes rêves va venir m’épouser, sur Star Plus TV – avant que les talibans ne privent toute la vallée du câble. L’école Khushal était une oasis de connaissance et d’éveil, un point minuscule entouré par le spectacle tragique de la guerre, où les cours étaient donnés en anglais.

La ville de 180 000 habitants comptait 200 écoles pour filles. Le cursus de Khushal incluait des cours d’anglais, de pachtoune, d’ourdou, de physique, de biologie, de mathématiques et d’études islamiques, imposées par le général Mohammed Zia-ul-Haq, le fanatique religieux qui s’était emparé du pouvoir dans un coup d’État en 1977 et avait décrété plus tard la Loi islamique. Mingora avait longtemps été dominé par la culture tribale héritée de la large proportion d’habitants pachtounes, que la religion et la tradition avaient réunis.

Pour les étrangers, l’un des aspects de cette culture le plus difficile à comprendre était le Pachtounwali, un code personnel qui imprègne chaque aspect de la vie pachtoune, comme la morale, l’hospitalité, l’indépendance et la vengeance. Les Pachtounes du Pakistan étaient intimement liés à ceux de l’Afghanistan, faisant de la frontière une zone de transit pour les militaires et l’ISI bien avant que les Soviétiques n’envahissent l’Afghanistan en 1979.

Ces derniers temps, les Pachtounes étaient divisés entre les extrémistes et les nationalistes pro-démocratie, qui réclament plus d’autonomie. Tout le monde savait que l’armée et l’ISI entretenaient des liens bien plus étroits avec les groupes djihadistes tels que les talibans que ce qui était officiellement admis. Les explosions étaient fréquentes dans la région, et le courant pouvait être coupé pendant des jours. Les talibans étaient désormais une présence bien établie dans le Swat. Une décennie plus tôt, ils avaient pris d’assaut l’aéroport de Mingora.

Arrivé en ville en 2007, Ashraf a rapidement saisi le danger qui planait sur les collines environnantes. « Le plus important représentant officiel du district a refusé d’être filmé, dit-il. “Passer à la télévision n’est pas islamique”, m’a-t-il rétorqué. Ce sont les mots d’un représentant du gouvernement. » Les musiciens qui avaient fait de la ville une destination prisée des touristes diffusaient maintenant des publicités dans les journaux, encourageant à mener des vies pieuses. Le Swat était un microcosme de renversements d’alliance dans une guerre poussiéreuse pour le contrôle du Pakistan, entre militaires, islamistes et progressistes. Tout le monde dans le Swat comprenait la signification du nom de l’école de Yousafzai.

Quand il était jeune homme, Yousafzai avait appris à se comporter en patriote dévoué, en récitant notamment les vers de Khushal Khan Khattak, le guerrier-poète pachtoune du XVIIe siècle renommé pour son courage face aux conquérants mongols. Homme en vue à Mingora, Yousafzai avait fait partie de la Qaumi Jirga de la ville, l’assemblée des anciens, et avait mené une bataille constante contre l’armée et les autorités locales pour améliorer l’état déplorable de la ville – coupures de courant, eau sale, cliniques insalubres, complexes éducatifs inadéquats.

Le fossé qui existait entre les villes du Pakistan et ses zones rurales était grotesque ; les régions tribales et le Swat étaient gouvernés par des lois draconiennes basées sur des pratiques tribales et un code qui remontait à l’ère coloniale. Yousafzai s’est drapé d’optimisme, convaincu qu’il pouvait changer les choses en appliquant les principes de dissidence pacifique encouragés par le chef pachtoune Abdul Ghaffar (Badshah) Khan, surnommé le « Gandhi de la frontière », qui se battait également pour l’édification d’une nation autonome, le Pachtounistan.

Le Swat est devenu une province du Pakistan en 1969, et ses universités ont enfanté de nombreux libres-penseurs, dont Ziauddin Yousafzai.

« Je le mettais en garde : “Ziauddin, sois prudent. Il y a des gens qui veulent ta peau.” Mais il n’écoutait pas », se rappelle l’auteur Aqeel Yousafzai, un reporter de guerre basé à Peshawar. Ziauddin avait appelé sa fille Malala d’après Malalai, la Jeanne d’Arc afghane, qui était morte sur le champ de bataille en portant des munitions aux combattants de la liberté en guerre contre les Anglais, en 1880.

Adolescent, Ziauddin avait vu ces changements advenir quand le Swat était devenu le terrain d’entraînement des djihadistes en partance pour le combat en Afghanistan. Son professeur préféré tentait de le persuader de se joindre à la croisade. « J’ai fait des cauchemars durant toutes ces années, déclarait-il récemment. J’aimais mon professeur, mais il essayait de me laver le cerveau. » L’éducation l’a sauvé, et il a décidé qu’il passerait sa vie à tenter d’améliorer les écoles pour enfants, particulièrement celles pour filles.

Chargé de cette mission désespérée, il se rendait régulièrement à Peshawar pour alerter les médias de l’accroissement du danger dans sa région, et il avait envoyé aux reporters trois courriels décrivant l’échec de l’armée à maintenir l’ordre et l’anarchie créée par une nouvelle escouade talibane aux portes de Mingora. La présence talibane dans le Swat, a-t-il dit à l’écrivain Shaheen Buneri, « était impossible sans le soutien tacite du gouvernement et des Services de renseignement du Pakistan. Ils voient tous les deux les organisations militantes comme des actifs stratégiques. »

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« Êtes-vous une actrice ou une artiste de cirque ? » demanda le tuteur du Prince de Swat à la photographe de Life Margaret Bourke-White lorsqu’elle visita la principauté en 1947. Personne dans le Swat, remarquait-elle dans son livre Halfway to Freedom, n’avait jamais vu de femme en pantalons. Pendant des années, le Swat était un État princier britannique sous la tutelle d’un régent, le wāli de Swat. Le wāli barbu, que Bourke-White était venue photographier, gouvernait son territoire féodal de 500 000 sujets grâce à une poignée de téléphones raccordés à ses forteresses. Mais son fils, le prince, était déterminé à attirer le monde extérieur dans le Swat. Le wāli était réputé pour ses costumes anglais et sa roseraie.

En 1961, la reine Elizabeth II a visité l’enchanteresse Brigadoon et l’a qualifiée de « Suisse de l’Empire britannique ». Chaque matin, le nouveau wāli inspectait sa principauté – environ de la taille du Delaware – pour savoir en quoi il pouvait aider ses sujets. Passionné par l’éducation, le wāli avait fait construire des collèges gratuits qui accueillaient tous les enfants. Le Swat est devenu une province du Pakistan en 1969, et ses universités ont enfanté de nombreux libres-penseurs, dont Ziauddin Yousafzai, qui était le président de la Fédération étudiante pachtoune.

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Malala Yousafzai
Novembre 2013
Crédits : Claude Truong-Ngoc

« Dès le début, Malala était ma favorite, m’a confié Yousafzai. Elle était tout le temps à l’école, et toujours très curieuse. » « Ils allaient partout ensemble. Ziauddin aime trop les enfants. Et il aime Malala par-dessus tout », explique Maryam Khalique, la principale de l’école Khushal, qui vivait dans la maison voisine de celle de la famille. Ziauddin taquinait ses jeunes fils en les appelant « ces vilains garnements », mais sa fille était spéciale.

Pendant les premières années de la vie de Malala, la famille vivait dans un deux pièces dans l’enceinte de l’école. Elle avait tout le loisir de profiter des salles de classe. « Elle s’asseyait en classe lorsqu’elle n’avait que trois ans, écoutant en silence, les yeux pétillants, se souvient Khalique. Une petite fille qui apprenait des enfants plus vieux. » La mère de Malala était très traditionnelle et avait choisi de porter le purdah, mais en privé elle soutenait l’indépendance de Malala, selon ses amis.

Plus tard, face aux reporters, Malala écouterait sagement lorsque son père serait réprimandé pour ne pas accorder à sa mère la même liberté qu’il encourageait auprès de ses élèves. Ziauddin a un jour demandé à Zebu Jilani, petite-fille du dernier wāli et fondatrice de la Swat Relief Initiative, qui vit à Princeton, dans le New Jersey, de parler à sa Jirga. « Cinq-cents hommes face à moi, l’unique femme ? Américaine, qui plus est ? » l’a-t-elle interrogée en retour. Ziauddin a donc prié sa femme de l’accompagner, entièrement voilée.

Enfant, Malala pouvait aller où elle voulait du moment qu’elle était escortée par un parent de sexe masculin, le plus souvent son père. Elle pouvait même s’asseoir à ses côtés lorsqu’il recevait la Jirga à la maison. « Il encourageait Malala à parler librement et à apprendre tout ce qu’elle pouvait », m’a raconté un enseignant. Elle écrivait de longues compositions dans une belle écriture. En cinquième, elle remportait des joutes oratoires.

La poésie ourdou faisait partie du programme, et Faiz Ahmed Faiz, le poète révolutionnaire et ancien éditeur du Pakistan Times, était un de ses auteurs favoris : « Nous assisterons [au jour] qui a été promis lorsque / les énormes montagnes de la tyrannie seront soufflées comme du coton. » Khalique avait une règle stricte pour ses élèves : ne pas écouter les deux canaux des radios à ondes courtes qui diffusaient les émissions de Maulana Fazlullah, le provocateur qui s’était autoproclamé chef du Swat taliban.

Le règne de la terreur

« Nous devons combattre les États-Unis ! Nous devons stopper les forces de l’OTAN. Ce sont des infidèles ! » À l’automne 2007, le point de focalisation des journalistes télévisés de Peshawar était le mollah radical qui terrorisait la vallée de Swat à la radio. Le cheval blanc emblématique de Fazlullah pâturait hors de son enclos. L’une des premières missions d’Ashraf pour Dawn TV était de parvenir à filmer Fazlullah.

Pourquoi, se demandait Ashraf, quiconque prendrait au sérieux un tueur bedonnant qui avait abandonné sa médersa et avait un temps dirigé le télésiège local ? Dans les villages, des groupes de talibans armés de Kalachnikovs étaient couverts de bijoux en or que les sbires de Fazlullah avaient extorqués pour offrir à sa cause. « Éteignez votre télé, disait-il à ses auditeurs. Les émissions comme Dallas sont les instruments de Satan. »

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Maulana Fazlullah
Le chef taliban de Swat
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Ziauddin disait de lui qu’il « n’était pas sain d’esprit. Il était opposé aux vaccinations contre la polio. Il brûlait des télés et des cassettes. Un homme fou à lier. Et quelqu’un doit s’opposer à cela. »

Au début, « Maulana Radio » était considérée comme une blague, une caricature de taliban avec des trous entre les dents. La radio sur batterie à ondes courtes était cruciale dans le Pakistan rural, où peu de gens savaient lire et où il n’y avait quasiment pas d’électricité.

Fazlullah a détourné deux canaux FM pour ses émissions, diffusées deux fois par jour, et il menaçait de tuer quiconque tenterait de le concurrencer sur les 40 stations de la région. Les sermons de Fazlullah sont devenus l’un des divertissements favoris des habitants du district de Swat.

Des spécialistes pakistanais ont mis en garde contre la « talibanisation » des zones rurales, mais les mollahs comme Fazlullah étaient perçus comme des Robin des Bois, qui promettaient de combattre la corruption et l’infrastructure délabrée de la frontière. Il n’y avait qu’un ordinateur public connecté à Internet à Mingora. Chaque jour, Ashraf essayait de se connecter, en marchant sur Green Square, où les criminels de Fazlullah se débarrassaient des corps des apostats qu’ils avaient fouettés.

Les foules se rassemblaient devant la mosquée de Fazlullah pour assister aux coups de fouets. « Le gouvernement dit que nous ne devrions pas faire de châtiments publics, mais nous ne suivons pas leurs ordres. Nous suivons les ordres d’Allah ! » rugissait Fazlullah dans les haut-parleurs. Le journaliste du New Yorker Nicolas Schmidle, sous les traits d’un jeune chercheur en visite, a pu pénétrer dans la zone avec un fixeur. Il a vu des hommes sur les toits, armés de lance-roquettes, scrutant les champs de riz et les rangées de peupliers à la recherche de quiconque s’opposerait à eux. « Êtes-vous prêts pour un État islamique ? Êtes-vous prêts à faire les sacrifices nécessaires ? » criait Fazlullah. « Allahu Akbar ! » répondait la foule, levant le poing en l’air.

Cela pouvait prendre quatre heures à Ashraf pour transmettre 28 secondes de film lorsque l’ordinateur parvenait enfin à se connecter, mais il y avait des journées sans courant. Durant l’été 2007, les femmes avaient été intimées de ne pas quitter leurs maisons. La rumeur courait qu’un danseur révéré avait été retrouvé mort dans le square de la ville. « J’avais plus ou moins l’histoire pour moi tout seul », raconte Ashram, mais personne ne s’en préoccupait vraiment. Un rédacteur en chef d’Islamabad a demandé : « Pourquoi personne d’autre n’enquête là-dessus ? »

C’était le cas en novembre 2007. La Mosquée rouge d’Islamabad était en ruines, ayant été gravement endommagée en juillet, lorsque le gouvernement y avait envoyé des troupes pour nettoyer des centaines d’extrémistes. La mosquée se situait à quelques pâtés de maisons des quartiers généraux de l’ISI, pour beaucoup le symbole de la complexité des alliances politiques qui avaient cours dans le pays.

Bientôt, Fazlullah a déclaré une guerre totale sur le Swat. Sa première cible était une école pour filles d’une ville qui se trouvait à vingt minutes de l’école Khushal. Les explosions ont eu lieu dans la nuit, lorsque aucun enfant ne se trouvait à l’intérieur de l’école, car le code moral des Pachtounes dit que les enfants ne doivent jamais être blessés dans un acte de vengeance.

10 000 soldats ne sont pas parvenus à venir à bout des 3 000 guérilleros de Fazlullah.

En décembre 2007, l’ancien Premier ministre Benazir Bhutto est retournée au Pakistan pour viser la ré-election, et des millions de personnes l’ont accueillie. Dans l’une de ses dernières interviews, Bhutto déclarait qu’Al-Qaïda pourrait « marcher sur Islamabad d’ici deux ou quatre ans ». À la fin du mois de décembre, elle a été assassinée par des terroristes et le pays a éclaté. Il y a eu plus de cinq-cents attaques sur une période de deux ans, visant des politiciens, des reporters, des hôtels, des mosquées et des civils. Les chefs de la terreur vivaient maintenant au grand jour à Lahore.

À Mingora, les filles dont les écoles avaient été détruites venaient maintenant à l’école Khushal. Les écoles du gouvernement n’étaient pas une option. Le budget mensuel de deux dollars par étudiant que le Pakistan allouait « ne pouvait pas couvrir les écoles communautaires dans les quartiers les plus pauvres, pas même dans les camps de réfugiés », explique l’auteure Fatima Bhutto, une nièce de Benazir Bhutto. « Les enseignants étaient des représentants politiques choisis pour leur loyauté envers le parti au pouvoir. »

Rarement protégée de la vue des blessés et des morts, Malala a appris à naviguer dans une zone de guerre, s’inspirant de la détermination de son père à changer la vie des habitants de Swat. Toute l’année, la terreur a envahi Mingora. En décembre 2008, hélicoptères et tanks écumaient la région, mais 10 000 soldats ne sont pas parvenus à venir à bout des 3 000 guérilleros de Fazlullah. Un tiers de la population de la ville est partie. « Les riches ont quitté le Swat, quand les pauvres n’ont d’autres choix que de rester ici », a écrit plus tard Malala.

Elle redoutait les vendredis, « lorsque les kamikazes pensent que tuer a une signification spéciale ». Les reporters ont dû se démener pour convaincre les gens de parler en étant enregistrés. Ziauddin, lui, était toujours d’accord. « Il n’y avait jamais en lui la moindre trace de peur », se souvient mon collègue Pir Zubair Shah, qui travaillait alors pour le New York Times. Shah, qui descend d’une importante famille pachtoune, savait où dénicher le sens véritable de ce qui se tramait à Mingora. « Je venais voir Ziauddin, et Malala nous servait le thé », raconte-t-il.

Parfaite pour le rôle

« Seriez-vous partant pour travailler un mois ou plus aux côtés du reporter vidéo Adam Ellick ? » a demandé par courriel le producteur de documentaires du New York Times David Rummel à Ashraf en décembre, après l’avoir rencontré à Peshawar. Ellick avait réalisé des reportages à Prague, en Indonésie et en Afghanistan, et il produisait maintenant de courtes vidéos qui racontaient au spectateur de fascinantes histoires personnelles. Prenant l’avion pour Islamabad depuis Kaboul, Ellick portait la barbe fournie d’un talib, mais il avait peu ou pas d’expérience du Pakistan.

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Bazar de Peshawar
Capitale de la province de Khyber Pakhtunkhwa
Crédits

Il s’est montré inconscient des codes tribaux à Ashraf, lorsque le reporter a passé en revue les salutations dictées par le Pachtounwali. « J’avais l’habitude d’être appelé “monsieur” par mes étudiants, m’a dit Ashraf, et soudainement quelqu’un de plus jeune que moi me disait : “Concentre-toi sur ton travail. Quand on travaille, on travaille. Pourquoi est-ce que tu serres des mains tout le temps ?” » Travailler avec Ellick permettait à Ashraf de souffler.

Lors de ses études, Ashraf avait écrit sa thèse sur la façon dont le Pakistan était perçu par le New York Times. Pendant des heures, ils s’asseyaient tous les deux alors qu’Ellick l’entretenait de techniques de montage et d’interviews. C’était un moment dangereux pour les reporters au Pakistan. Alors qu’elle travaillait sur les liens entre les extrémistes talibans et l’armée, la reporter du New York Times Carlotta Gall a été attaquée dans sa chambre d’hôtel à Quetta par des agents de l’ISI, qui lui ont pris son ordinateur, ses carnets et son téléphone.

Pir Shah a été retenu pendant trois jours par des commandants du Talib dans les régions tribales. Aqeel Yousafzai a manqué d’être tué dans un campement taliban à l’extérieur de Peshawar. Brutalement frappé, il avait perdu la moitié de ses dents avant d’être secouru. Comme la situation empirait dans les zones tribales, le chef de service de Dawn a demandé à Ashraf de se concentrer uniquement sur Mingora.

Janvier 2009 a représenté une date charnière, lorsqu’une danseuse du nom de Shabana a été assassinée, son corps criblé de balles exposé à la vue de tous à Green Square. Malala a tout vu. « Ils ne peuvent pas m’arrêter, dirait-elle plus tard face à la caméra. Je recevrai mon éducation, que ce soit à la maison, à l’école, n’importe où. C’est la requête que nous adressons au monde entier. Sauvez nos écoles. Sauvez notre monde. Sauvez notre Pakistan. Sauvez notre Swat. »

Le professeur d’anglais de l’école, avant d’annoncer qu’il partait, a demandé à Ashraf : « Comment puis-je enseigner Keats et Shelley à ces enfants quand de telles choses se passent à quelques pas de notre école ? » Sur les six mois qui ont suivi, un million de réfugiés ont fui. Puis Fazlullah a décrété qu’à partir du 15 janvier, toutes les écoles pour filles de Swat seraient fermées.

« Nous rédigions des comptes rendus depuis le campement de Fazlullah la moitié de la journée, et nous essayions de l’arrêter l’autre moitié du temps. »

Ashraf a vu là un appel à l’action. « Je suis allé trouver Adam Ellick et je l’ai convaincu que c’était ce que nous devions faire. La question de l’éducation est la plus importante à mes yeux, pas le militantisme. Nous nous sommes vus à Islamabad, et il a donné son feu vert. Il m’a ensuite demandé : “Qui pourrait être le protagoniste pour porter cette histoire ?” » Ashraf a suggéré Malala. « Lorsque Adam a dit oui, je suis allé voir Ziauddin et je lui ai dit que ce film nous permettrait de parler du problème des écoles à l’internationale. »

Avait-il songé, lui ai-je demandé, que Malala pourrait courir un danger ? « Bien sûr que non, a-t-il répondu. C’était une enfant. Qui tirerait sur une enfant ? La tradition pachtoune veut que les enfants soient épargnés par les violences. » Comme fixeur, Ashraf a souvent craint de mettre en danger les reporters étrangers. Désormais, il ne se considérait plus seulement comme un reporter, mais comme un partisan.

Aux côtés de son meilleur ami, Abdul Hai Kakar, de la BBC, il faisait partie d’une opération de résistance secrète avec Ziauddin et quelques autres. « Nous rédigions des comptes rendus depuis le campement de Fazlullah la moitié de la journée, et nous essayions de l’arrêter l’autre moitié du temps », explique Ashraf. Il comparait leur situation à celle de la Résistance française. « J’étais sous couverture quinze jours par mois. Je disais à tout le monde à Mingora que je partais pour Peshawar, mais en réalité je restais, essayant de rassembler des informations à propos de ce qui se passait. »

Lui et Kakar ont tissé de bonnes relations avec les adjoints de Fazlullah, et ils interviewaient fréquemment l’arrogant mollah lui-même, qui espérait utiliser les reporters aux fins de sa propagande. « Fazlullah, tes ambitions auront raison de toi, l’a averti Kakar. Ils se révolteront à Islamabad si tu essaies de faire fermer les écoles. » À ce moment-là, Malala et ses cousins s’étaient vus interdire de quitter leur maison, à quatre minutes à pieds de l’école. « Je recherche une fille qui pourrait amener le côté humain que nécessite cette catastrophe. Nous ne révélerions pas son identité », a dit Kakar à Ashraf. « Une Anne Frank ? » a répondu ce dernier, lui racontant l’impact qu’avait eue la fille d’Amsterdam, qui était devenue une icône grâce à son journal.

Pendant ce temps, Kakar et Ashraf recevaient de nombreuses sollicitations d’agences de presse françaises et anglaises, leur demandant s’ils connaissaient des fixeurs qui pourraient les guider dans la région. À New York, Dave Rummel a saisi à quel point une histoire sur la fermeture des écoles de Swat pouvait être puissante. Il connaissait bien le Pakistan, mais malgré tout, il était préoccupé par la sécurité dans un territoire aux mains des talibans.

D’Islamabad, Ellick a envoyé un courriel à Ashraf : Nous avons besoin d’une famille comme personnage principal, que nous pourrions suivre durant les derniers jours d’école (les 14 et 15 janvier) et peut-être davantage s’il y a de nouveaux jours d’école (les 31 janvier et 2 février). Il faut que ça ait l’air d’un vrai film, dont le spectateur ne connaît pas la fin. C’est cela, le journalisme narratif. Et par-dessus tout, la famille et leurs filles doivent être expressives, dotées de fortes personnalités et d’émotions sur la question. Ils doivent être préoccupés ! … Rappelle-toi, comme nous en avons discuté plusieurs fois lundi, la sécurité passe avant tout. Ne prends aucun risque. … Si tu as peur, il n’y a aucun souci. Arrête le reportage.

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Syed Irfan Ashraf
Professeur, reporter et activiste pakistanais

Ashraf a lu le courriel de nombreuses fois et revenait systématiquement au terme « journalisme narratif ». Il m’a confié qu’il n’avait « aucune idée de ce que cela voulait dire ». Mais il avait précisément en tête une famille dont il pensait qu’ils seraient d’accord pour coopérer.

Le journalisme narratif est quasiment inconnu en Inde et au Pakistan, où les histoires sont le plus souvent racontées par les faits et l’analyse critique. La narration intime – et son besoin d’émotions réelles, de moments privés – pourrait être considérée comme une violation dans une région très traditionnelle, et pour un Pachtoune, doté d’un sens aigu de l’hospitalité, il serait incompréhensible qu’une limite si sensible soit franchie.

On considère là-bas que les complexités de la personnalité sont l’apanage des romanciers. « Si c’est OK avec Ziauddin, allons-y », lui a dit Ellick. « Je devais convaincre Ziauddin. Je lui ai dit que c’était important pour nous deux – et pour notre cause », raconte Ashraf. Ziauddin s’est précipité à Peshawar avec Malala pour discuter de l’idée, car il était trop dangereux pour des reporters étrangers d’entrer dans Mingora. Ashraf co-produirait le film et prendrait toutes les décisions à Mingora. « Ziauddin était très réticent, m’a dit Ashraf. Il avait compris que que le film porterait sur toutes les écoles de Mingora. Je ne cessais de lui répéter en pachtou : “Ne t’inquiète pas de la sécurité.” C’était criminel de ma part. »

Lors de leur rencontre, Ellick a souligné devant Ziauddin le danger que le tournage impliquait, mais personne n’avait à apprendre quoi que ce soit à un Pachtoune à propos du danger. « Je donnerais ma vie pour le Swat », a-t-il dit à Ashraf devant la caméra. « Pour le meilleur ou pour le pire, Malala a répondu très vite aux questions », dira plus tard Ziauddin. À un moment, Malala a dit dans un anglais parfait : « Les talibans essaient de faire fermer nos écoles. » « J’y étais opposé, dit Ziauddin. Je ne voulais pas imposer mes idées libérales à ma fille, mais un ami proche m’a dit : “Ce documentaire fera plus pour le Swat que tu ne pourrais le faire en cent ans. ” Je ne pouvais pas imaginer ses terribles conséquences. »

Plus tard, sous un nom d’emprunt, Malala a prononcé un discours  « Comment les talibans essayent d’arrêter l’éducation » , qui a été publié dans la presse ourdoue. À la rédaction du New York Times, on était extrêmement préoccupé par les risques. « Tous les éditeurs ont été sollicités », raconte Rummel. Ils se sont finalement mis d’accord sur le fait que – étant donnée l’urgence de la situation – l’exposition de Ziauddin était le seul risque qu’ils pouvaient encourir.

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Marché de Mingora
Vallée de Swat
Crédits

Ce qu’Ashram ne savait pas, c’est que Ziauddin avait déjà décidé de lui-même de contacter les médias internationaux. « Accepteriez-vous de convaincre l’un de vos étudiants d’ouvrir un blog traitant de la fermeture des écoles ? » lui avait demandé Abdul Kakar quelques semaines plus tôt. « La BBC a besoin de faire parler de cette histoire. » Aucun des parents approchés par Ziauddin n’a voulu participer, cependant. « Est-ce que vous seriez d’accord pour que ce soit ma fille ? » a finalement demandé Ziauddin. « Elle est jeune, mais elle peut le faire. »

Pour protéger son identité, Kakar a choisi le nom de Gul Makai, l’héroïne d’une légende pachtoune. Ses conversations avec Kakar seraient brèves – quelques minutes seulement, juste le temps pour lui d’écrire un paragraphe ou deux. Kakar l’appelait toujours sur une ligne spéciale, qui serait difficile à tracer. « Je commençais avec elle en pachtoune. “Tu es prête ? Allons-y.” » Puis ils passaient à l’ourdou.

Plus tard, il y aurait des accusations disant que Kakar lui prêtaient certaines déclarations. « Les posts paraissaient sans retouches », m’a-t-il affirmé. Le 3 janvier, Malala a posté : « Je faisais le trajet de l’école jusqu’à la maison lorsque j’ai entendu un homme dire : “Je vais te tuer.” J’ai pressé le pas et après un moment, j’ai regardé en arrière pour voir si l’homme était toujours derrière moi. Mais à mon grand soulagement, il parlait au téléphone. » Il y aurait en tout 35 entrées, la dernière datant du 4 mars.

Malala était prudente, mais dans l’un des posts, elle critiquait l’armée : « Il semble que ce n’est qu’après que des dizaines d’écoles ont été détruites et que des centaines d’autres ont été fermées que l’armée songe à les protéger. S’ils avaient mené leurs opérations convenablement, cette situation ne serait jamais advenue. » Dans un autre, elle s’est presque trahie : « Mon nom d’emprunt, Gul Makai, a beaucoup plu à ma mère, tellement qu’elle a dit à mon père : “Pourquoi ne pas changer son nom en Gul Makai ?” … J’aime aussi beaucoup ce nom, car mon vrai nom signifie « frappée de malheur ». Mon père m’a dit qu’il y a quelques jours, quelqu’un lui avait apporté une version imprimée de ce journal, en lui disant à quel point il était merveilleux. Mon père m’a dit qu’il avait souri mais qu’il n’avait pas pu dire qu’il était écrit par sa fille. »

Les derniers jours de classe

Ashraf s’est rendu en voiture à Mingora dans le milieu de la nuit avec son caméraman. Il disposait de vingt-quatre heures entre le moment où il entrait dans la ville et le moment où il devait en sortir. « Être vu avec une caméra,  c’est une incitation au meurtre », m’a-t-il expliqué. En passant les montagnes, dans la nuit noire, Ashraf a entendu l’appel à la prière des muezzins. « Je sentais le désastre approcher. » Juste avant l’aube, alors qu’il se trouvait tout près de la ville, il a appelé Yousafzai.

« Il est trop tôt, a dit Ziauddin. Je ne t’attendais pas. » Il a fait part à Ashraf du fait que l’oncle de Malala était avec eux et qu’il était fermement opposé à la présence des journalistes pour le dernier jour de classe. Il n’a fait aucune mention du blog de Malala. Ashraf n’était pas au courant des appels qu’elle avait échangés avec Kakar. « Je n’avais rien dit à personne », confirmerait Kakar un peu plus tard. Il était pourtant clair pour Ashraf que quelque chose s’était produit et que Yousafzai avait peur. « Il était clairement agacé, il ne voulait pas que je sois là. » Depuis la maison d’un ami, juste avant l’aube, Ashraf a appelé Ellick.

« Adam a dit : “Filme absolument tout, du moment où Malala se réveille et petit-déjeune jusqu’à la moindre étape de son dernier jour d’école. Rien ne doit être mis de côté.” » Ashraf lui a répondu que « Ziauddin était réticent ». « Il nous l’avait pourtant promis », a renchéri Adam. Ashraf se trouvait face à un dilemme : risquer de se brouiller avec son ami ou abandonner. « Je ne savais pas quoi faire, dit-il. J’ai décidé que je devais essayer de le convaincre directement. »

« Je lui ai dit : “Sois naturelle. Ne regarde pas la caméra. Fais comme si nous n’étions pas là.” »

Terrifié qu’il était à l’idée de pouvoir être arrêté par des soldats, il s’est empressé de rejoindre la maison de Yousafzai. « Que fais-tu là ? » a dit Yousafzai, rendu furieux par l’inconscience d’Ashraf, qui mettait sa famille en danger. « C’était criminel de ma part, a reconnu plus tard Ashraf. Je lui ai parlé du danger qui nous guettait, et qu’il fallait à tout prix alerter le monde. J’ai expliqué que nous avions besoin de rester avec Malala toute la journée pour la filmer, ce à quoi Ziauddin a répondu : “Quoi ?!”» Il était clair qu’il n’avait pas compris que Malala serait la star de la vidéo.

« J’ai paniqué, m’a raconté Ashraf. Ziauddin m’a dit : “Je pensais que ce serait un reportage sur toutes les écoles.” Ce à quoi j’ai répondu : “Non, pour donner de l’ampleur au sujet, nous devons vous suivre Malala et toi toute la journée.” » Ashraf est convaincu aujourd’hui que c’est le respect de l’éthique Pashtounwali qui a empêché Yousafzai de refuser. Il avait beau être inquiet pour sa fille, ses décisions ont été influencées par le nanawatai, l’obligation d’offrir un refuge à qui le demande.

Quand Malala s’est réveillée, Ashraf et le caméraman étaient dans sa chambre, préparant le matériel de tournage. Les tirs d’artillerie faisaient trembler les vitres. « Malala n’a pas compris ce que nous faisions ici, a dit Ashraf. Elle était timide. J’ai dû lui dire : “Malala, imagine qu’il s’agit de ton dernier jour de classe.” C’était effectivement son dernier jour, mais nous devions travailler le sujet avec elle. En se brossant les dents, elle n’arrêtait pas de nous regarder. Je lui ai dit : “Sois naturelle. Ne regarde pas la caméra. Fais comme si nous n’étions pas là.” Cela a pris plusieurs heures avant qu’elle comprenne. Nous lui avons fait incarner un rôle, un rôle auquel elle croyait. » La voix d’Ashraf s’est enrouée à mesure qu’il me décrivait la montée d’adrénaline qui s’est emparée de lui alors qu’ils essayaient d’obtenir tous les plans possibles. La moitié des classes de l’école étaient vides et il y avait des explosions toutes proches durant la journée.

Pendant des heures, la caméra est restée pointée sur Malala et son père, qui était assis dans son bureau et appelait les parents qui avaient retiré leurs enfants de l’école. « Payez-nous une partie de ce que vous nous devez », a-t-il dit. « Ziauddin était inflexible. Il ne voulait pas que nous filmions des filles à l’intérieur de l’école. Très vite, il nous a dit : “C’en est assez. Vous devez partir.” » Mais dès que Ziauddin a quitté l’école, Ashraf a continué de filmer dans la cour, où l’une des scènes saisiraient les spectateurs.

Arborant des foulards, huit filles sont alignées ; l’une d’entre elles a le visage voilé et lit son texte en face à la caméra, demandant : « Pourquoi les habitants de la vallée, pacifiques et innocents, sont-ils pris pour cible ? » Ashraf s’en rappelle, la voix pleine d’émotions : « J’ai mis tout cela en scène. Je les ai réunies dans la cour et j’ai dit : “Les filles, dites-moi ce que vous pensez de votre école.” » Ce qui l’a guidé, m’a-t-il confié, c’est sa foi en l’Islam : « Les enfants ne sont jamais attaqués. Ils sont sacrés. »

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Malala et son père
Class Dismissed, par Adam Ellick
Crédits : New York Times

En regardant Class Dismissed, le court-métrage documentaire de 13 minutes, le spectateur est frappé par la puissance brute de Malala, à la fois timide et déterminée dans sa volonté d’exprimer ce en quoi elle croit profondément. Un exercice qui s’avérerait simple si seulement elle faisait partie de la classe moyenne de Lahore, de Karachi ou de New York.

À un moment, elle déclare : « Je voudrais devenir médecin. C’est mon rêve. Mais mon père m’a dit que je devais “devenir une femme politique.” Je n’aime pas la politique. » Ashraf devrait plus tard faire face à la question qui hantait tous les journalistes : Quelles sont les conséquences d’une telle exposition médiatique ? Il devrait aussi se poser une question directement liée : Quelles auraient été les conséquences s’il avait décidé de ne pas montrer les horreurs de Mingora ?

Ashraf s’en veut encore pour avoir fait exprimer ses convictions profondes à une enfant, qui serait ensuite perçue dans un monde comme un agent exemplaire du changement, et comme un danger devant être arrêté à tout prix dans un autre. Pendant tout le mois de février, Malala a continué d’écrire sur son blog. Elle a publié des comptes rendus des négociations de paix, au moment où l’armée a capitulé et a donné son accord pour que soit instauré un strict respect de la loi islamique dans le district de Swat.

L’Angleterre et quelques autres pays ont immédiatement protesté ; les États-Unis n’ont rien dit. Les talibans semblaient apaisés, mais ils ont en réalité continué à enlever des représentants du gouvernement et à assassiner des reporters.

« Dans cette vallée où les gens n’écoutent même pas la voix d’une fille, une fille s’avance et parle un langage que les habitants de la ville ne peuvent même pas imaginer. Elle écrit un journal de bord pour la BBC, elle parle devant des diplomates, à la télévision, et sa classe lui emboîte le pas », a écrit Jehangir Khattak, l’ancien chef de la rubrique actualités du Peshawar’s Frontier Post. « Ziauddin a permis à sa fille de s’élever dans une société où elle voyait des cadavres tous les jours. Elle n’a pas entendu parler de menaces, elle a vécu sous la menace. Dans une société fermée, elle n’a pas mâché ses mots. »

En public

« Vous vous trouvez à présent dans une voiture qui se dirige vers une ville dans laquelle vous êtes un homme recherché », affirme Ellick, hors champ, dans une deuxième vidéo de vingt minutes pour le New York Times, nommée A Schoolgirl’s Odyssey. Six mois se sont écoulés depuis que les talibans sont arrivés à Swat. Les Yousafzai ont fui, comme les 1,5 million d’autres réfugiés de la région.

Un million d’entre eux se sont regroupés dans des camps, où, bien souvent, les seules organisations prêtes à les aider et à leur donner de quoi se nourrir sont des groupes islamiques liés de près ou de loin aux talibans, qui offraient leur aide tout en mettant en garde contre les ennemis étrangers.  « Il n’y avait aucune trace de l’armée ou de la police », a révélé Ziauddin a Ellick. Malala et sa mère ont trouvé refuge chez des proches. Ziauddin, à Peshawar, a déménagé avec trois proches amis de la Jirga.

Pendant des mois, Mingora a été en état de siège. Et pourtant, l’armée ne pouvait pas, ou ne souhaitait pas déployer les ressources nécessaires pour annihiler les talibans. Au printemps 2009, Mingora est devenue une ville fantôme et les talibans ont avancé jusqu’à Buner, à 160 kilomètres seulement de la capitale. Finalement, l’armée a envoyé plus de troupes dans la zone, soutenues par des hélicoptères et des tirs de roquettes.

Fazlullah s’est envolé pour l’Afghanistan, mais ses troupes sont restées dans les collines.

Dans la vidéo, Malala et son père retournent à l’école et découvrent que tout a été dévasté. Découvrant un message qui a été laissé dans le cahier de l’un des étudiants, Malala déclare : « Ils ont écrit quelque chose », avant de se mettre à lire : « Je suis fier d’être pakistanais et soldat de l’armée du Pakistan. » De la colère dans les yeux, elle se tourne vers l’objectif et dit : « Il ne sait même pas écrire “soldat”. » Ils trouvent une lettre adressée à Ziauddin : « Nous avons perdu tant de nos soldats dont les vies nous étaient chères. Tout cela, c’est à cause de ta négligence. »

En contemplant le trou dans un mur provoqué par une explosion, Malala dit : « Les talibans nous ont détruits. » Plus loin dans la vidéo, Malala et son père rencontrent Richard Holbrook, le diplomate Américain envoyé au Pakistan, chargé d’inspecter les camps de réfugiés. Holbrook semble surpris par le ton que la jeune fille prend en s’adressant à lui. « Si vous pouvez nous aider à améliorer l’éducation, s’il vous plaît, aidez-nous. » Ce à quoi Holbrook répond : « Votre pays a beaucoup de problèmes. »

Plus tard, des blogueurs s’exprimant en ourdou utiliseront cette séquence contre la jeune fille, une preuve pour eux qu’elle est « un agent sioniste » et un « espion de la CIA ». « Quand j’ai vu la vidéo pour la première fois, cela m’a rendu malade, m’a confié Ashraf. À New York, les éditeurs ont ajouté au montage des séquences où l’on voit des scènes de flagellation menées par des talibans. »

Convaincu désormais que Malala pouvait être une cible, il a envoyé un mail à Ellick pour lui dire qu’il était inquiet. « J’avais l’impression que nous transformions cette petite fille pleine de grâce en marchandise. Cette bataille n’aurait pas dû être menée par Malala, c’était la responsabilité de notre armée, de nos militaires, de la police. Cela n’aurait pas dû être la responsabilité de Malala. C’était une manière de camoufler le reste. Une excuse pour nous concentrer sur Malala et non sur les forces qui auraient dû se trouver derrière elle et ne faisaient rien pour venir en aide aux habitants de Mingora. » Fazlullah s’est envolé pour l’Afghanistan, mais ses troupes sont restées en faction dans les collines.

En interviewant des gens dans les camps de réfugiés, Pir Shah et la responsable des publications du New York Times, Jane Perlez, ont entendu que l’armée enlevait et tuait tous ceux qu’elle soupçonnait d’être des extrémistes. Un enregistrement vidéo des assassinats présumés de l’armée leur est parvenu et a été diffusé par le New York Times. Peu après, Perlez n’a pas été autorisée à renouveler son visa et Shah, menacé par l’ISI, le Service de renseignement pakistanais, a été contraint de fuir le Pakistan. Malala parlait désormais bien plus ouvertement.

En août de la même année, elle est apparue sur Geo TV aux côtés du présentateur star Hamid Mir, dans son émission consacrée à l’actualité. Elle a parlé des deux années pendant lesquelles sa ville avait été constamment bombardée. « Qu’aimerais-tu exercer comme métier ? » lui a demandé Mir. « J’aimerais devenir une femme politique. Notre pays est en crise. Nos politiciens sont paresseux. Je voudrais enlever la paresse qui s’est enracinée et servir notre nation. »

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Malala en couverture de Time Magazine

Alors que le Pakistan implosait, Ellick a écrit de nombreux articles depuis Karachi et Islamabad. « Pendant les dîners ou à l’heure du thé, je racontais à mes amis de la classe moyenne urbaine ce dont j’avais été le témoin à Swat – et je leur parlais de Malala, écrit-il sur Facebook. Tout le monde s’en fichait. Ils me regardaient comme si j’avais une maladie contagieuse, comme si je décrivais les atrocités qui se seraient produites dans un village reculé du Surinam. »

En 2010, un an après avoir réalisé son film, il est retourné dans la région pendant une période d’inondations dévastatrices. « J’ai rencontré des centaines et des centaines de gamins qui étaient furieux parce que leurs écoles n’avaient pas été reconstruites et qui me disaient, sans prendre de pincette : “Vous savez, notre gouvernement est corrompu.” »

C’était un secret de polichinelle : Malala se cachait derrière le blogueur connu sous le nom de Gul Makai. « Je vais faire postuler Malala à l’International Children’s Peace Prize », a annoncé Ziauddin à Kakar, faisant référence au prix annuel de la KidsRights Foundation d’Amsterdam. Plus tard, Kakar lui a dit : « Ne recherche pas la gloire. Malala est déjà célèbre, elle pourrait aller étudier à l’étranger. »

Il s’est expliqué par la suite : « J’avais peur que des reporters demandent à Malala : “Que ferais-tu si les talibans arrivaient ?” Elle ne saurait pas quoi répondre. Cette question ne concerne pas l’éducation. Elle leur aurait dit quelque chose comme : “Écoutez-moi, les talibans sont très méchants.” » Alors que les passages de Malala sur les chaînes télévisées se faisaient de plus en plus réguliers, les relations entre le Pakistan et les États-Unis se sont détériorées à grande vitesse.

En 2011, l’agent de la CIA Raymond Davis a été arrêté puis relâché un peu plus tard à Lahore, Oussama Ben Laden a été abattu, le Pakistan a coupé les routes de ravitaillement de l’OTAN après qu’un bombardement accidentel a tué des soldats à la frontière, et des attaques de drone ont occasionné de larges pertes civiles. Quand Malala a fait une apparition lors du talk show A Morning with Farah, elle était humblement vêtue d’une tunique pastel et d’un foulard. Farah Hussain, toujours glamour dans un shalwar kameez noir et des talons haut, avait du mal à cacher sa condescendance.

« Ton ourdou est si parfait », a-t-elle dit à Malala avant de passer à la question des talibans : « Si un taliban venait me voir, je prendrais ma sandale et le frapperais à la tête », a répliqué Malala. Pour une jeune fille de la campagne de 14 ans, elle s’approchait d’une ligne dangereuse. Ziauddin et Malala ont reçu des menaces, et des pierres ont été jetées par-dessus les murs de l’école et sur leur maison. Le gouvernement a offert de les protéger, mais Ziauddin a refusé, affirmant qu’ils « ne pourraient pas faire semblant que tout est normal en classe, si des armes sont présentes. » Malala a utilisé l’argent qu’elle avait reçu du gouvernement en guise de « lot de consolation » pour acheter un bus pour l’école.

En juin 2012, les menaces ont continué : « Malala est une honte. Ses nouveaux amis sont des kaffir, des infidèles. » En mai, le journal local Zama Swat a annoncé la mort d’un grand nombre de prisonniers dans des circonstances mystérieuses, alors qu’ils étaient en garde à vue. Pendant des mois, la menace que représentait l’armée a été passée sous silence par la presse – les pillages des forêts par les patrouilles, les exécutions sans procès, les habitants brutalisés aux checkpoints.

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Lac Kundol
Vallée de Swat
Crédits

L’année scolaire touchant à sa fin, le festival de danse soufi a repris et les collines alentours se sont parées de fleurs. Tous les ans, Yousafzai avait pour habitude d’organiser un pique-nique scolaire près des chutes d’eau de Marghazar, à trente minutes de l’école.

Quelques jours plus tard, quelqu’un a lancé un message par-dessus du mur d’enceinte de l’école : « Tu enseignes à nos filles des mœurs légères et tu répands la vulgarité en emmenant des filles pique-niquer dans un endroit où elles peuvent s’amuser sans penser à la Purdah. »

En juin, le propriétaire du Swat Continental Hotel, à Mingora, un critique véhément de l’échec de l’armée dans sa tentative de chasser les extrémistes, a été abattu en pleine rue. Puis Zahid Khan, qui dirige l’association s’occupant de la gestion de l’hôtel, a été attaqué sur le chemin qui mène de sa mosquée à sa résidence. « Je voulais qu’il y ait une enquête, m’a-t-il dit. Pourquoi ces talibans n’ont attaqué personne de l’armée ? Personne n’a été arrêté. »

La Jirga a annoncé en réaction que ses membres ne participeraient pas aux célébrations du Jour de l’Indépendance, le 14 août, quand les militaires viendraient parader dans le district de Swat. Ils ont été immédiatement conviés à la base militaire pour prendre le thé avec un brigadier, que l’un des membres considérait comme une menace. Le groupe a décidé de ne pas répondre à l’invitation, mais Yousafzai les a persuadés de négocier. Il a dit plus tard à un ami que « le rendez-vous avait été un succès. Je n’ai aucune prise sur l’armée pakistanaise. » « Ziauddin, tu es sur la liste des cibles à éliminer », lui a rapporté Aqeel Yousafzai en septembre.

« Tu dois empêcher Malala de parler en public. Ou quitter le pays. » Des amis proches avaient déjà conseillé à Ziauddin de partir et de trouver une bourse d’études à l’étranger pour Malala. « Je suis venu tôt le matin, m’a dit Aqeel. Malala dormait. Ziauddin l’a réveillée et elle est venue se joindre à nous. “Ton oncle Aqeel pense que nous sommes en danger, lui a-t-il dit. Il pense que tu devrais partir.” Malala m’a regardé et a dit : “Mon oncle est quelqu’un de bon, mais ce qu’il suggère n’est pas compatible avec le code de la bravoure.” »

« Ils veulent faire taire toutes les critiques », a affirmé l’ancienne conseillère présidentielle aux médias, Faranahz Ispahani, la femme de l’ex-ambassadeur Husain Haqqani qui avait été autrefois la cible d’une campagne de diffamation inventée de toute pièce. « Comment font-ils ? Ils réduisent au silence les voix des dissidents, que ce soit Benazir Bhutto, Salman Taseer (le gouverneur du Punjab, nda), ou Malala. Ils disaient que mon mari était un traître. Ziauddin ne voulait pas se taire, alors ils ont tiré sur sa fille. Ils ne s’attendaient pas à ce que nous, les Pakistanais, soyons parvenus au point où le Pakistan progressiste puisse se lever et dire : “Plus jamais.” »

L’attaque

Le 9 octobre 2012, Ziauddin était au club de la presse, discourant contre le gouvernement local qui tentait de prendre le contrôle des écoles privées. « Prends mon téléphone », a-t-il lancé à son ami Ahmed Shah. Shah a vu le numéro de la Khushal School s’afficher à l’écran et Ziauddin lui a demandé de répondre à sa place. Au bout du fil, une voix lui a annoncé : « Quelqu’un a attaqué le bus. Venez vite. » Shah m’a raconté : « Nous avons couru à la clinique. Yousafzai a dit que cela pouvait être quelqu’un qui en avait après Malala. Le premier détail que nous avons remarqué en la voyant, c’était que du sang coulait de sa bouche. Elle pleurait. Et puis elle s’est évanouie. »

Un officier de police a décrit le tireur comme étant un adolescent aux mains tremblantes, mais l’histoire varie d’une personne à l’autre. Quelques instants après que le bus a quitté l’école, les filles ont commencé à chanter. Quelqu’un sur la route, qui semblait amical, a fait signe au bus pour qu’il s’arrête et a demandé : « Laquelle d’entre vous est Malala ? » Personne n’a vu le pistolet dans sa main. Tous les regards s’étaient tournés vers leur amie.

L’assassin a alors pointé son arme sur elle et tiré une balle dans la tête de Malala  c’est peut-être son manque d’assurance qui a sauvé la vie de la jeune fille. La balle a simplement effleuré son crâne, mais cela a suffi pour endommager les tissus qui situés en-dessous, qui contrôlent le visage et le cou. Deux autres filles ont été grièvement blessées.

La balle dans le crâne de Malala était devenue un instrument politique.

« Regarde cette carte », m’a dit Aqeel Yousafzai à New York, alors qu’il dessinait un croquis. « Le checkpoint était à 4 minutes à pieds. Le conducteur a crié pour qu’on leur vienne en aide. Personne n’est venu. Vingt minutes se sont écoulées. Personne n’est venu. Ils ont finalement été contraints de se précipiter hors de l’école avec la police. Pourquoi ? Beaucoup pensent que les militaires sont responsables. On a le sentiment que Malala et son père devaient être réduits au silence. »

Le Tehrik-I-Taleban Party, le groupe de coordination de Fazlullah, a revendiqué l’attaque. En défiant la tradition pachtoune, Malala était une « pécheresse » qui avait transgressé la charia et « une espionne qui avait divulgué les secrets des mujahidin et des talibans à la BBC et qui, en retour, avait reçu des décorations et des récompenses de la part des sionistes. » Ils l’ont accusée de porter du maquillage lors de ses interviews. Dans un rapport de sept pages, ils ont annoncé que Ziauddin serait le prochain sur la liste. Des brèves dans la presse internationale ont mentionné que Yousafzai désirait demander asile.

Quelques heures après l’attaque contre Malala, Ashraf a reçu un coup de fil d’Ellick : « Sommes-nous responsables ? » Plus tard, se souvient Ashraf, Ellick l’a consolé, affirmant : « Nous n’avons rien fait de mal. Si tu ressens que tu as besoin d’écrire à ce sujet, fais-le. Cela peut être cathartique. » Ellick a également envoyé un courriel à Ziauddin, lui exprimant, à sa manière, son sentiment de culpabilité, se souvient Yousafzai. Sur la WGBH, la chaîne télévisée publique de Boston, discutant de la responsabilité éthique du journaliste lorsqu’il place un enfant devant la caméra, Ellick a affirmé : «  Je fais partie d’un système qui leur a donné de nombreuses récompenses… qui l’a enhardie… qui l’a rendue publique, plus confiante et plus libre de parler. »

Partout, au Pakistan, des éditorialistes ont pointé du doigt l’évidence : Les militaires étaient-ils plus attachés aux extrémistes qu’aux droits de l’homme ? Le gouvernement ne devrait-il pas garantir une éducation convenable pour les filles ? En 24 heures, le Général Kayani était à Peshawar.

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Ashfaq Kayani
Chef des armées du Pakistan jusqu’en novembre 2013
Crédits : William John Kipp Jr

Très vite, une version différente de l’histoire est apparue dans la presse ourdoue. La photographie de Malala avec Richard Holbrooke a été massivement reproduite. Yousafzai, qui avait toujours été très ouvert quand il s’agissait de discuter avec les reporters, était tout à coup tenu au secret.

À Mingora, des tracts étaient distribués avec en gros titre : « Qui est le plus grand ennemi, les États-Unis ou les talibans ? » La balle dans le crâne de Malala était devenue un instrument politique. À l’hôpital, un docteur affirmait : « Nous ne savons pas si nous pouvons la sauver, mais nous pensons que si elle vit, elle sera complètement paralysée. » Ziauddin a dit : « Mon Dieu, qui aurait pu faire cela à un enfant ? »

Il était encore sous le choc à mesure que l’hôpital de Peshawar voyait défiler les personnalités politiques, y compris le ministre de l’Intérieur Rehman Malik. Quand Ziauddin s’est enfin exprimé devant la presse, Malik était à ses côtés. Ziauddin a alors affirmé qu’il ne chercherait pas à demander un asile politique et a remercié le général Kayani. « Je ne pouvais pas penser à tel général ou tel président… j’étais tellement sous le choc », a-t-il affirmé.

Il était maintenant complètement dépendant de la structure politique qu’il avait passé des années à critiquer. Quand on l’a finalement laissé s’envoler pour Birmingham, l’hôpital local s’est préparé pour une conférence de presse. Mais Yousafzai n’a répondu à aucune question.

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Au cours des dix dernières années, 36 000 personnes ont été tuées au Pakistan et la situation semble se détériorer de semaine en semaine. À Birmingham, Ziauddin Yousafzai regarde les nouvelles du Pakistan pendant que Malala récupère de deux opérations très délicates visant à remplacer les parties abimées de son crâne avec des plaques de titane. Elle projette d’écrire un mémoire.

Pour Vital Voices, l’organisation féminine qui a levé 150 000 dollars pour le Fonds Malala, elle a annoncé dans une vidéo massivement diffusée : « Je veux servir. Je veux servir le peuple. Je veux que chaque enfant soit éduqué. Pour cette raison, nous avons créé le Fonds Malala. » Des maisons d’édition ont offert plus de 2 millions de dollars pour avoir les droits sur son livre. « Je ne laisserai pas l’histoire de Malala être utilisée pour le programme politique de qui que ce soit. J’aime le Pakistan et j’aimais mon pays avant qu’on le nomme Pakistan », affirme Ziauddin.

Hamid Mir, qui a failli perdre la vie lorsqu’il a découvert une bombe sous sa voiture avant qu’elle n’explose, a déclaré : « Malala m’a appelé. Elle parlait très doucement. Elle m’a dit que je ne devais pas perdre courage. Que je devais me battre. » Elle a également appelé le reporter Mahboob Ali, de Geo TV, quand il était à Mingora, le jour où les forces de Fazlullah ont fait exploser une mosquée toute proche, tuant vingt-deux personnes. « S’il te plaît, ne les laisse pas mettre qui que ce soit en danger, a-t-elle dit. Je ne veux pas que mon nom cause des souffrances. » Pendant ce temps-là, à Mingora, le gouvernement renommait une école « Malala ».

Il n’a pas fallu attendre longtemps avant qu’elle soit prise pour cible. Lors d’une conversation téléphonique qu’Ali avait eu le jour précédant la sortie de la vidéo de Malala, il a dit que Ziauddin semblait résigné à mener une vie qu’il ne contrôlerait plus. « Tu es une personne qui peut aller où elle le souhaite dans notre ville, lui a dit Ziauddin. Je ne le peux plus. Parfois, je suis vraiment désespéré. Je sens que je devrais retourner au Pakistan et être dans mon village, dans ma région. »

Plus tard, il a ajouté : « C’est une quatrième vie pour mois. Je ne l’ai pas choisie. Le pays dans lequel je suis est beau et a de belles valeurs, mais quand vous êtes arraché à votre propre terre, vous commencez même à regretter les gens mauvais qui vous entouraient. »

En janvier 2013, la Jirga a demandé une commission judiciaire complète pour enquêter sur « le chaos qui avait régné à Swat et qui était encore présent » – une référence évidente à l’implication militaire, ont commenté des sources de l’intérieur. Peu de temps après que j’ai parlé avec Yousafzai au téléphone, il a été annoncé qu’il travaillerait en tant que conseiller à l’éducation pour la Haute Commission du Pakistan à Birmingham.

Malala resterait en Angleterre, pour se remettre des dégâts causés à son élocution et à son ouïe. Sa mâchoire gauche et ses nerfs faciaux ont été reconstruits. Un implant cochélaire jouera le rôle d’amplificateur dans son oreille gauche. Le Pakistan a annoncé que d’ici 2015, l’éducation des filles serait un droit et une obligation légale.

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Une école pour filles
Nord-est du Pakistan
Crédits : UK International Development

En février 2013, Malala a été nominée une première fois pour le Prix Nobel de la Paix. Si elle se remet de ses blessures, elle s’annonce prête à entrer en campagne contre tous les extrémismes religieux, comme Benazir Bhutto autrefois. « Cette petite fille s’est levée et n’a pas été dissuadée, dit Faranahz Ispahani. Elle a payé un prix terrible, mais ce prix a peut-être éveillé le monde comme jamais il ne l’avait été auparavant. » (NDE : Le vendredi 10 octobre 2014, Malala Yousafzai, 17 ans, s’est vue remettre le prix Nobel de la paix. Pour des raisons de sécurité, elle ne peut pas rentrer chez elle et réside toujours à Londres.)


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Target », paru dans Vanity Fair. Couverture : Malala Yousafzai, par le Southbank Centre.