James Fallon avait envoyé par mail une image satellite de l’université d’Oslo. Au-dessus des bâtiments apparaissaient trois flèches rouges : la première indiquant le sens du défilé de la fête nationale, la deuxième l’entrée principale et la troisième l’emplacement de notre lieu de rencontre. La consigne ressemblait aux schémas publiés dans les journaux lorsqu’ils indiquent l’emplacement d’un tireur d’élite dans un défilé qui s’achève par un bain de sang : « La balle provenait de là. » N’est-il pas anormal d’écrire : « Ici, notre position de visualisation depuis l’une des salles de l’université » ? Il y avait clairement quelque chose de pathologique dans ce message… Mais peut-être cette interprétation était-elle influencée par le fait que nous écrivions un article sur la psychopathie.

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Dr. James Fallon
Crédits : UCIrvine

C’est un sujet que James Fallon, professeur émérite de neurobiologie, maîtrise à la perfection. Il a analysé les cerveaux de personnes ayant commis des crimes horribles et constaté que certaines des zones des cerveaux en question étaient différentes de celles des cerveaux de personnes normales. En 2005, Fallon a étudié les scans de cerveaux de membres de sa propre famille, et l’un d’entre eux a attiré son attention. Celui-ci semblait différent – il ressemblait précisément aux cerveaux des assassins que Fallon avait étudiés par le passé. Et ce cerveau, c’était le sien. Le neurobiologiste y a décelé des structures qui, selon sa théorie, font qu’une personne est un monstre. À 65 ans, Fallon a derrière lui une carrière académique brillante mais banale. Il a enseigné la neuroanatomie à des milliers d’étudiants en médecine du campus Irvin de l’université de Californie. Parasagittal_MRI_of_human_head_in_patient_with_benign_familial_macrocephaly_prior_to_brain_injury_(ANIMATED)Le laboratoire de recherche de Fallon a mené avec succès trois entreprises en biotechnologie, et ses recherches – entre autres celles portant sur la maladie de Parkinson et ses cellules souches – sont reconnues dans le monde de la recherche. Fallon a une femme, trois enfants et vit à Irvine, en Californie. Il pourrait prendre sa retraite. Mais au lieu de cela, il voyage autour du monde sous le statut de « psychopathe » et commence à être célèbre pour ça. Lorsque nous avons demandé à nous entretenir avec lui, Fallon a répondu en suggérant qu’au lieu d’une conversation via Skype, on devrait organiser une rencontre « près de chez nous », en Norvège. Il participait à l’organisation de la conférence sur les droits de l’homme au Freedom Forum d’Oslo. Nous pourrions voir le défilé de la fête nationale norvégienne et prendre part au cocktail de l’université. Pendant la journée, Fallon nous parlerait de la pathologie neurobiologique du mal.

Le psychopathe

Oslo, mai 2013. Le défilé traversa la ville durant des heures. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants marchaient, des drapeaux à la main, en direction du palais royal. Tous ou presque, riches ou pauvres, étaient vêtus du costume national norvégien. La fête nationale norvégienne est une manifestation publique d’une puissance tout à fait exceptionnelle. Les Norvégiens s’entendent pour dire que cet esprit est unique : sain et rassembleur, pas du tout le genre à conduire les gens à prendre les armes. Le matin de la 199e fête nationale, James Fallon portait non pas le costume national mais une chemise de soie rose – étant bien sûr américain. Fallon se trouvait sur les marches de l’entrée principale de l’université : un homme d’une centaine de kilos, aux petites lunettes de vue, des cheveux bruns et bouclés en bataille sur le crâne. Il boitait d’une jambe. « Enchanté », dit-il souriant en nous tendant la main. « Jim ! »

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Le jour de la Constitution à Oslo
Crédits : Evelina Gustafsson

Il était en compagnie de Reidun Torp, la célèbre chercheuse norvégienne spécialiste d’Alzheimer. Torp arborait pour sa part le costume national, sur lequel étaient brodés des oiseaux et des fleurs incroyablement détaillés. Fallon se montrait enthousiaste et chaleureux. Il nous conduisit à l’intérieur de la bibliothèque de droit de l’université, où des gens attendaient déjà que le buffet-cocktail soit servi. Des regards curieux. Des poignées de mains, des sourires, des rires. Fallon se servit le premier un verre de champagne, déplaça une chaise devant la fenêtre – le meilleur endroit pour voir le défilé –, et s’assit. « Je voudrais d’abord vous expliquer pourquoi la psychopathie n’existe pas », déclara-t-il en se penchant vers notre microphone. « Après, nous pourrons parler tranquillement de ce qu’est la psychopathie. Mais n’oubliez pas ce que je viens de vous dire. » Et nous ne l’oublierions pas ! « Quand une personne appelle “psychopathe” une autre personne, elle dit vraisemblablement n’importe quoi », insista Fallon. « Et le problème du psychiatre, c’est que ses diagnostics sont radicaux. Soit le patient a un trouble de la personnalité, soit il n’en a pas. En réalité, il y a un peu de tout en chacun de nous. » La recherche en neurologie n’était-elle pas en train de résoudre ces problèmes ?

Environ un tiers des auteurs de crimes moraux sont des psychopathes.

« J’ai peur que cela complique tout. La loi, la politique sociale, l’industrie pharmaceutique et les gens ordinaires ont besoin d’explications manichéennes. Oui ou non ? Coupable ou non-coupable ? La plupart des gens veulent entendre le médecin dire s’ils ont le cancer ou non. Mais nous sommes tous un peu cancéreux ! » Avant d’ajouter : nous sommes tous un peu psychopathes. Pour une raison ou pour une autre, l’idée était plaisante. Sous la fenêtre, des enfants défilaient avec la troupe des percussionnistes. Dès lors, toutes les six ou sept minutes, la musique interrompait le discours de Fallon. Des gens commençaient à entourer l’invité américain. Bientôt, un groupe de chercheurs en neurologie, des spécialistes d’Alzheimer et des experts en droit curieux et enthousiastes étaient à l’écoute. « C’est à partir du quatrième verre que je donne les meilleures interviews », promit Fallon. Éclats de rire dans l’assistance.

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Vous connaissez la blague du test du psychopathe ? Ça donne ça : Une femme vient de perdre sa sœur. À l’enterrement, elle rencontre un beau brun ténébreux. Coup de foudre. Cette fois, c’est le bon ! Hélas, l’homme disparaît avant qu’ils n’aient pu échanger leurs coordonnées. La femme est dévastée par la tristesse et deux mois plus tard, elle assassine sa deuxième sœur… À ce moment-là, Fallon posa une question à son audience : pourquoi la femme agissait-elle ainsi ? C’est parce qu’elle pense qu’un inconnu qui était présent à l’enterrement de sa première sœur sera  probablement présent à l’enterrement de sa deuxième sœur. Si vous l’aviez deviné, vous êtes un psychopathe. Avant notre voyage en Norvège, nous avons découvert avec ce petit tour qu’au moins l’une d’entre nous et la moitié de nos amis étaient des psychopathes…

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Un test PCL-R

Mais il existe évidemment un véritable test à partir duquel on détecte la psychopathie chez un individu. Le test développé par le psychologue et criminologue canadien Robert D. Hare dans les années 1970 est connu aujourd’hui sous le nom de PCL-R (Psychopathy Checklist Revised) et utilisé dans les prisons du monde entier. Deux sondeurs font le test. L’un sonde un individu pendant que l’autre fait des recherches dans son dossier criminel. Ensuite, les sondeurs passent en revue une liste d’environ vingt symptômes qui contiennent des caractéristiques telles que « charme superficiel », « mensonge pathologique », « incapacité à admettre ses regrets et sa culpabilité », « plusieurs mariages de courte durée » et « diversité des crimes commis ». Pour chaque symptôme, il y a une échelle de zéro à deux points. Le psychopathe parfait obtiendra quarante points, mais ces cas sont rares. Vingt points équivalent à une psychopathie grave. Les psychopathes ayant plus de trente points sont considérés comme tellement dangereux qu’on ne les laisse pas sortir de prison.

Canada, BC, Surrey. Dr Robert Hare, co-author of "Snakes in Suits: When Psychopaths Go to Work". For Fraud Magazine

Dr. Robert Hare

Environ un tiers des auteurs de crimes moraux sont des psychopathes. Personne n’a véritablement fait de recherches sur leur nombre au sein de la population. Environ 1 %, estiment les chercheurs. Tous ne sont cependant pas violents et une partie d’entre eux s’accommode très bien de leur vie. On les appelle les psychopathes « prosociaux », et c’est ce que James Fallon affirme être. Ils obtiennent en général entre 15 et 25 points. Sur son lieu de travail, en prison, Robert Hare a rencontré des personnes froides et manipulatrices qui poussaient les autres prisonniers à accomplir des actes dangereux. Très souvent, ils récidivaient dès leur sortie de prison. Hare a remarqué que ces prisonniers ne réagissaient pas aux images de mort et de souffrance de la même façon que les autres personnes. Il leur manquait les réactions primaires liées à la vue du sang. Les résultats des tests de comportement ont mené Hare à conclure que les raisons de la psychopathie se trouvaient dans le cerveau. Mais le monde n’était alors pas encore très réceptif à l’idée du mal inné. On avait l’habitude de faire endosser la responsabilité des troubles du comportement à l’environnement éducatif – en particulier aux mères. En outre, le mot psychopathie souffrait d’inflation négative : il voulait dire un peu n’importe quoi. Exemple célèbre, dans Psychose d’Alfred Hitchcock, le personnage de Norman Bates, introverti et agitant son couteau, est loin du psychopathe qu’on décrit aujourd’hui dans les sphères de la recherche. Le diagnostic de Bates aurait vraisemblablement été celui d’un trouble d’identité dissociatif – dans sa tête, trois personnalités cohabitent. Dans les années 1960, la psychopathie fut supprimée du classement des maladies en Finlande et aux États-Unis. On ne parle plus de diagnostic mais d’outil des psychologues-criminologues avec lequel on évalue les risques de récidive de crimes violents. Hare, à présent quasi-octogénaire, continue énergiquement de faire le tour du monde pour apprendre aux gens à reconnaître un psychopathe. Il a une nouvelle théorie selon laquelle les psychopathes prosociaux se dirigent souvent vers l’entrepreneuriat, avec talent. C’est pourquoi il est invité à parler non seulement dans les prisons, mais aussi dans les grandes entreprises et les écoles. ulyces-intodarkness-05Les questions auxquelles le vieux psychologue-criminologue doit répondre sont vastes : Qu’est-ce que le mal ? Quelle part de notre comportement est déterminée par la biologie ? Qu’est-ce qui se trame concrètement dans la tête d’un tueur ? Pendant le cocktail à la bibliothèque de droit, un cerveau en particulier intéressait tout le monde : celui de James Fallon. Il était entouré d’un groupe de chercheurs enthousiasmés. On lui offrait des cartes de visite, on se bousculait pour paraître à ses côtés sur les photos de groupe. La chercheuse norvégienne en neurologie Ira Haraldsen étudiait en ce moment un large groupe de criminels violents incarcérés – Fallon voulait-il bien jeter un coup d’œil aux photos ? « Bien sûr. » Un membre d’une ONG proposa à Fallon d’étudier les enfants-soldats, venus de n’importe quel pays. « Sierra Leone ? Liberia ? Que voulez-vous ? » Les gens se sentaient obligés de donner quelque chose d’eux à ce sympathique psychopathe. Nous aurions préféré poursuivre l’entretien, mais c’était difficile au regard du comportement des gens qui se pressaient autour de Fallon. Dans la pièce apparut la célèbre violoniste coréenne-norvégienne Soon-mi Chung, un verre de vin dans une main, un violon dans l’autre. « J’attendais ce moment », déclara la violoniste, qui admirait Fallon. Viendrait-il ce soir à la fête du personnel universitaire ? Peut-être, après tout ! Fallon nous présenta ensuite ses projets : à présent, nous irions à l’hippodrome d’Øvrevolli, où la journée se poursuivrait en bonne compagnie. Visiblement, les courses de chevaux étaient un passe-temps que partageaient les meilleurs neurologues du monde. Avec nous viendrait « TP », l’ami norvégien de Fallon, vendeur d’art et de chevaux.

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Les rues d’Oslo
Crédits : Chris Yunker

L’hippodrome se trouvait à l’ouest de la ville. Nous nous y rendrions dans la superbe décapotable de TP, mais on ne savait pas où était ce dernier, personne n’avait son numéro de téléphone et les téléphones ne voulaient de toute manière pas fonctionner au milieu de cette foule internationale. Fallon proposa que nous prenions le métro jusqu’à l’extérieur de la ville. Dans la cour de l’université, cela faisait trois heures que durait le défilé de la fête nationale. Fallon traversa la foule en boitant. Il raconta avoir foulé sa jambe plus tôt dans la semaine, dans une boîte de nuit à Oslo, alors qu’il se levait pour aller chercher à boire à « la femme trentenaire super intelligente » du champion d’échecs Garry Kasparov. « Je pourrais même dire que c’est un accident de sport », plaisanta-t-il.

Le cas Phineas Gage

Dans l’après-midi, l’hippodrome d’Øvrevoll était encore calme. On ne pouvait pas manquer TP, même si on ne voyait pas sa décapotable. L’homme de grande taille portait un costume violet avec des pois bleu myosotis, aux manches ornées de ses initiales, ainsi qu’un chapeau et une cravate sur laquelle étaient dessinés des joueurs de polo. Son allure était aussi séduisante qu’imposante. TP était accompagné de Kenneth, le couturier indien pour hommes. Kenneth était un végétarien à la voix douce, qui nous dit que son travail était de confectionner des costumes pour les hommes les plus riches du monde.

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L’unique hippodrome de Norvège
Crédits : Øvrevoll Galoppbane

C’était le moment de commander du champagne. « Cet homme-là étudie les psychopathes et les assassins », dit TP au serveur. « Faites attention ! » Le serveur s’éclipsa tout en gloussant, mais TP, comme un habitué, s’immisça derrière le comptoir du bar et remplit son verre. Puis il alla installer un point de pari officieux sur la terrasse, à l’ombre. Avec Fallon, nous nous assîmes à la table voisine, côté soleil. Il trinqua et commença à nous parler de son enfance. La plupart des psychopathes naissent psychopathes, expliqua Fallon, mais il était lui-même une exception. Quand il était enfant, il était bien trop consciencieux et méticuleux. À l’adolescence, sa gentillesse atteignit un niveau légèrement suspicieux. Il se lavait les mains à longueur de temps et ramassait sur le chemin de l’école les déchets qu’il trouvait sur le sol à vingt mètres à la ronde. Fallon allait à l’église tous les jours et avouait des péchés qu’il inventait. Il était oppressé par une culpabilité qui n’était causée par absolument rien. À 14 ans, Fallon fut élu garçon catholique de l’année de l’État de New York. À 17 ans, il commença à avoir des crises de panique. À 21 ans, il se maria avec une fille qu’il avait rencontrée à l’âge de 12 ans. Le cerveau d’une personne d’une vingtaine d’années subit des transformations profondes. C’est à ce moment-là que trois schizophrènes sur quatre déclarent leur maladie. ulyces-intodarkness-06Fallon pensait lui-même que si on avait regardé son cerveau à l’adolescence, on aurait vu un lobe frontal en hyperactivité. Les troubles obsessionnels compulsifs naissent lorsque les parties du cerveau qui dirigent le contrôle de soi et la responsabilité sont en surchauffe. Ce qui est tout à fait ordinaire quand on est jeune. Les zones qui traitent les sentiments et le sens moral mûrissent avant la réflexion logique. Quand Fallon eut 20 ans, tout fut bouleversé. Les zones qui étaient en suractivité dans son cerveau s’éteignirent et il devint le contraire de ce qu’il était : insensible, sans morale et rusé. Naquit alors le personnage principal de son histoire : un psychopathe sociable dont les radiographies du cerveau sont sombres. Fallon le comprit bien plus tard, en 2005. Le psychiatre Daniel Amen lui demanda d’analyser des radiographies du cerveau d’environ cinquante meurtriers et de dire s’il y avait une différence entre les tueurs impulsifs et les psychopathes. Fallon estima les radiographies envoyées par Amen à l’aveugle et réussit à distinguer les psychopathes du groupe des tueurs impulsifs. Bingo ! C’était pour lui une énorme surprise. La même année, Fallon fit des radiographies des cerveaux de membres de sa famille pour une recherche sur Alzheimer. L’une d’elles semblait s’être retrouvée dans le mauvais tas. Au milieu du cerveau, on pouvait voir une étrange zone sombre. Selon l’expérience de Fallon, cela ne pouvait ressembler qu’à ce qui s’observait dans le cerveau d’un assassin sans scrupule. Fallon fit remarquer l’erreur au secrétaire, qui lui assura que les radiographies n’avaient pas pu se mélanger. Une querelle naquit, à laquelle on mit fin en recherchant à quel nom correspondait le matricule. Le cerveau sombre n’était autre que celui de Fallon. ulyces-intodarkness-07 Le 18 septembre 1948, une bande de jeunes fit exploser un rocher sur un chantier de chemin de fer dans le Vermont, aux États-Unis. Le chef de la bande, Phineas Gage, âgé de 25 ans, enfonça une barre de fer, au bout de laquelle était accroché un explosif, dans un trou déjà creusé dans le rocher. Peut-être était-il fatigué ou distrait, car il se mit à l’enfoncer avant que son camarade n’eût eu le temps de remplir le trou de sable pour couvrir l’explosif. Le fer fit des étincelles, la bombe explosa et la barre fut violemment projetée dans l’air. Son extrémité pointue transperça la joue de Gage et ressortit du sommet de son crâne. La barre s’envola à dix mètres de haut et lorsque ses camarades la retrouvèrent, elle était couverte de tissus nerveux couleur de bouillie. L’événement devint célèbre pour deux raisons. Tout d’abord, Gage ne mourut pas, bien qu’une partie de son cerveau avait survolé le chantier du chemin de fer ! Grâce à ce miracle, il fut invité à des foires pour exhiber le trou béant dans son crâne qui ne put jamais vraiment cicatriser. Mais plus intéressant encore était la façon dont Phineas Gage avait changé. « C’est comme si l’équilibre entre son intelligence et ses propriétés animales avait été dérangé », écrivit en 1868 dans le journal Massachussetts Medical Society le docteur John Martyn Harlow, qui avait pris en charge Gage. Sa femme et ses amis se plaignirent que cet homme, autrefois si jovial, « n’était plus Gage ». Gage jurait et criait de rage. Il planifiait les projets les plus fous et les abandonnait aussitôt. Il devint un brillant conteur d’histoires et un menteur habile.

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Phineas P. Gage
(1823–1860)

« Son intelligence et son comportement sont enfantins, mais il a les passions animales d’un homme viril », écrivit Harlow. Le médecin prit soin de ne pas vérifier de quel genre de passions il s’agissait, mais d’après ce qu’on racontait l’époque, outre les femmes, Gage était attiré par les enfants. La barre de fer avait transpercé le côté gauche du cortex préfrontal de Gage. C’est une zone où, selon les connaissances actuelles, a lieu l’activité cognitive la plus complexe de toutes : le contrôle de soi dans les situations sociales, l’expression de sa propre personnalité, la planification d’activités et la prise de décision. Au milieu du XIXe siècle, cette connaissance était tout juste un soupçon, endormi dans le lobe frontal de nombreux médecins. La phrénologie, qui avait connu une période de gloire, n’était plus à la mode et une poignée de médecins commencèrent à s’intéresser à ce qui se trouvait dans le crâne. Le Français Paul Broca découvrit en 1865 la zone du langage. À la même époque, l’Écossais John Hughlings-Jackson localisa les fonctionnalités les plus importantes du cerveau dans le cortex préfrontal, autrement dit tout juste dans la zone du cerveau de Gage que la barre de fer avait transpercée. Le collègue de Hughlings-Jackson, David Ferrier, avait depuis longtemps observé dans son laboratoire des cortex préfrontaux de singes, mais il avait à présent sous la main le plus dramatique des exemples humains. Ferrier utilisa le cas de Gage pour prouver que le handicap du cortex préfrontal pouvait entraîner des changements de la personnalité, bien que l’activité du cerveau fût du reste la même qu’auparavant. Ce cours devint célèbre dans le monde entier. L’ère du cerveau venait de débuter.

Prosocial

La recherche en neurologie n’est plus aussi sanglante qu’au temps de Gage. Le médecin peut par exemple introduire dans les veines du patient de la matière radioactive et suivre son trajet dans le cerveau à l’aide de la tomoscintigraphie par émission de positrons (PET). Dans la radiographie PET, l’activité du cerveau est visible dans les zones blanches à fond noir. « En regardant ces zones, on peut apprendre beaucoup de l’endroit où se nichent les personnalités des êtres humains », affirme James Fallon. Par exemple, on peut montrer à un patient une vidéo, dans laquelle une personne se coupe le doigt très profondément. Généralement, le message atteint le fond du cerveau, la zone dont les neurones miroirs font naître une réaction de dégoût. Mais dans le cerveau de certaines personnes, ce même circuit en réseau se dirige vers une autre zone.

Selon Fallon, il y a un branchement mal fait dans leur cerveau.

La différence est physique : il y a bien un lien, mais le message se dirige dans la zone motrice du cerveau. Là aussi résident des neurones miroirs qui comprennent en quelque sorte la peine ressentie par les autres. Ils n’activent cependant pas de compassion, mais un profond intérêt. Selon Fallon, il y a un branchement mal fait dans leur cerveau. La tendance à faire du mal à autrui est chez certaines personnes une caractéristique innée. Chez une personne normale, il y a de l’activité dans presque toutes les parties du cerveau. Seul le centre du cerveau reste inactif et apparaît noir. L’activité est décrite par les zones blanches qui sont joliment reliées entre elles. Dans la radiographie de Fallon, l’activité cérébrale était concentrée dans les zones les plus périphériques du cerveau, où l’activité était bien plus importante que la normale. Au centre, tout était noir. L’obscurité commençait derrière les yeux, depuis la partie antéposée au cortex préfrontal, évoquant les images satellites de nuit à la campagne : il y avait de la lumière, mais très peu. De temps à autre, des autoroutes éclairées croisaient l’obscurité, et quelques centres plus vivants apparaissaient, scintillants. Le gyrus cingulaire avançait au loin, comme un pont étroit et sombre en direction du lobe occipital. Dans la partie inférieure du cerveau, la zone sombre s’étendait jusqu’aux amygdales. ulyces-intodarkness-09Si nous cherchions dans le cerveau des êtres humains, nous en trouverions entre autres dans les endroits suivants : Dans le cortex préfrontal où se situe le contrôle de soi et la recherche de la morale. Dans la partie frontale du cerveau qui s’active pendant les expériences d’amour et de beauté, participe au sentiment de foi et réagit à la peine ressentie par les autres. Dans la partie frontale du gyrus cingulaire qui nous ferait ressentir de la culpabilité lorsque nous mentons. Dans le complexe amygdalien, que nous pensons être la zone qui nous conduit à éviter ce qui nous mènerait à des difficultés. Ces parties-là, dans le cerveau de James Fallon, semblent dysfonctionner.

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Lorsque Fallon comprit que le scan à l’origine de la querelle était celui de son propre cerveau, il ne sourcilla pas. Il ne pouvait pas être un psychopathe, c’était une évidence : il n’avait jamais tué personne. Deux mois plus tard, lors d’un barbecue, sa mère le prit à l’écart. « Puisque tu n’arrêtes pas d’aller partout parler des cerveaux de meurtriers… », commença-t-elle. Elle lui conseilla de jeter un œil à l’histoire de leur famille. Il trouva de tout du côté de son père : plusieurs meurtriers présumés, et même quelques célébrités, comme Thomas Cornell, le premier matricide connu des États-Unis, ou Lizzie Borden, accusée d’avoir tué à la hache son père et sa belle-mère. C’était une histoire à la fois terrifiante et fascinante. En 2008, Fallon tint une conférence TED, plaisante et pleine d’humour, au sujet de son cerveau. La vidéo de la conférence se propagea sur internet comme une traînée de poudre. Deux jours plus tard, le téléphone se mit à sonner : les journalistes s’étaient réveillés. En vue d’un article qui devait faire la une du Wall Street Journal, on fit encore des recherches sur le patrimoine génétique de la famille Fallon.

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James Fallon en conférence
Crédits : TEDx

En attendant les résultats du test génétique, Fallon fit une liste des choses qu’il s’attendait à y trouver. C’était comme un petit jeu, dont la règle était de deviner le plus grand nombre possible de gènes présents dans son patrimoine. On y trouverait à coup sûr le « gène guerrier », une version peu active du gène MAO-A, qui influe sur la dégradation de la sérotonine et de la dopamine, et qui est responsable de l’esprit de compétition et de l’irascibilité. Environ un tiers de la population est porteur de ce gène, mais la proportion est plus importante chez les coupables de crimes violents. Fallon pensait également que l’on trouverait un gène qui assure à son porteur une grande capacité immunitaire : il ne s’enrhumait jamais, et ne souffrait jamais de maux de ventre. Dans le chromosome 11, on trouverait une version à méthionine du gène BDNF, qui est lié à une forte tendance à l’angoisse, à un risque élevé de schizophrénie, ainsi qu’à une bonne mémoire. Toutes ses hypothèses s’avérèrent justes. « J’ai presque fait un sans faute ! » dit Fallon, rayonnant de fierté. Mais on trouva également d’autres choses. Des combinaisons très curieuses. Vraiment très curieuses. Fallon avait toute une flopée de gènes liés à l’agressivité et à l’incapacité à éprouver de l’empathie. D’un autre côté, il avait également une variante très rare du gène 5-HT2A, qui produit chez son porteur un nombre considérable de récepteurs de sérotonine dans le cerveau. Les porteurs de ce gène sont des gens joviaux, d’une gaieté formidable, mais au sens moral plus discutable. Cette variante neutralise en quelque sorte l’agressivité due au gène guerrier, mais peut renforcer les traits psychopathiques.

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Les cerveaux de James Fallon (Jim) et de ses proches
Le noir est omniprésent chez Jim
Crédits : James Fallon

L’Italien Fabbio Macciardi, chercheur en génétique et ami de Fallon, s’inquiéta des résultats, qui étaient pleins de contradictions : on y trouvait des tendances à la sociabilité et à l’insociabilité extrêmes, à l’indifférence et au mal du siècle. À en croire les résultats, il devait être très difficile de vivre dans la peau d’un homme comme lui. « Fabio a même dit que c’était incroyable que je sois tout simplement en vie ! Mes gènes sont tellement extrêmes que j’aurais pu mourir alors que je n’étais encore qu’un embryon, ou que j’aurais au moins dû me suicider durant mon adolescence. » Fallon avait à la fois l’air sérieux et fier. « C’était assez troublant. » Heureusement, il n’y avait rien de bizarre dans les tests de ses enfants. D’après Fallon, tous avaient le gène guerrier, mais également une propension à l’empathie supérieure à la moyenne et une agressivité négligeable. Quand on joue aux jeux de société chez les Fallon, on les prend au sérieux. « Le gène guerrier nous tient ensemble, car nous aimons tous jouer. »

Il nous présenta sa nouvelle théorie, qu’il avait baptisée « modèle du tabouret à trois pieds ».

Les mots de Macciardi avaient fait réfléchir Fallon, mais ses inquiétudes s’envolèrent bien vite, comme c’était généralement le cas. Plusieurs années passèrent, pendant lesquelles sa popularité aux conférences TED ne cessa de croître. On proposait à Fallon d’intervenir dans des émissions de télévision, on l’invitait à parler à des conférences, on lui soumettait des projets de recherche intéressants. Partout, Fallon racontait la même histoire : alors qu’il avait toujours cru que la biologie déterminait notre destin, il s’était retrouvé à devoir assouplir son point de vue. Tous les psychopathes tueurs en série et tous les dictateurs de l’histoire sont des produits de foyers brisés, rappela Fallon. Il nous présenta sa nouvelle théorie, qu’il avait baptisée « modèle du tabouret à trois pieds ». D’après celle-ci, un psychopathe dangereux et violent est le résultat de la combinaison de trois facteurs : le patrimoine génétique, la structure cérébrale et la maltraitance dans la jeune enfance. Le troisième facteur manquait à Fallon, il avait eu une enfance heureuse. Le tabouret à trois pieds n’était pas qu’une métaphore. C’était le tabouret sur lequel la mère de Fallon avait l’habitude de s’asseoir dans le jardin pour tailler les fleurs mortes du géranium. Fallon se disait qu’il était un peu comme un géranium que sa mère aurait choyé et taillé.

À présent, le géranium était assis sur la terrasse ensoleillée de l’hippodrome et parlait avec passion de son propre cerveau. Il désigna son front. « Nous sommes sans cesse conscients que nous parlons, que nous parlons, et nous parlons. Cela se produit ici, dans le cortex préfrontal dorsolatéral. » ulyces-intodarkness-07Fallon ajouta que s’il avait 30 ans et 50 kilos de moins, il calculerait, sans doute de façon inconsciente, les chances qu’il avait de nous amener dans son lit. Son doigt se déplaça légèrement vers l’arrière. « Alors, le cortex ventromédian devrait se mettre en état d’urgence et dire que c’est immoral. » Mais, bien sûr, son cortex ventromédian à lui restait silencieux. Son doigt se déplaça vers sa tempe. Il indiquait une aire qui avait été cartographiée dans les années récentes. « Quand je vous regarde et que je me demande si je peux vous faire confiance, le carrefour du lobe pariétal, du lobe temporal et du lobe occipital de l’hémisphère non dominant s’active. C’est cette aire qu’on utilise pour évaluer les intentions et la morale des autres individus. » Cette aire fonctionnait très bien chez lui, elle était même plus active que la norme. Les psychopathes intelligents sont souvent doués pour les déductions logiques et l’interprétation des motivations des autres individus. La manipulation est pour eux quelque chose de naturel. Fallon dessina, avec son doigt, un arc sur sa tempe. Là se trouvait une aire longiforme intéressante, le lobule fusiforme, où se trouvent notamment les neurones miroirs, ces neurones particuliers qui permettent à un être humain de comprendre dans son propre esprit ce que pense et ressent un autre être vivant. Les neurones d’empathie. Mais il y a aussi autre chose dans ce même arc. « C’est là que se trouve le détecteur de mensonges. » Cette machine, nous expliqua Fallon, observe le monde entier comme si le monde et tous les êtres qu’il contenait étaient des machines sans vie. Elle utilise la raison pure et le calcul pour deviner les événements qui vont se produire et comment il convient d’agir. « À votre avis, quelle est la partie la plus active de mon cerveau ? C’est celle-là, précisément ! » Le doigt de Fallon s’était arrêté sur sa tempe, là où se trouvait le détecteur de mensonges. « Je vous vois comme des machines. À cet instant, j’ai l’impression de discuter avec deux machines. » Nous nous mîmes à rire. Comme c’était drôle !

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(S)laughter – Massacre/Rire, une œuvre exposée à Oslo
Crédits

« Un psychopathe prosocial sait déduire ce que les autres gens veulent voir et entendre. C’est pourquoi on apprécie à ce point notre compagnie ! » Tout était un jeu, avoua Fallon, un jeu auquel il jouait contre des machines prévisibles qui ressemblaient à des êtres humains. Même ce moment que nous passions sur la terrasse était un jeu. Il faisait beau, on se sentait bien, et nous parlions de la psychopathie de Fallon comme si ce Fallon était quelqu’un d’extérieur. S’il avait grandi dans un autre environnement, le but du jeu serait sans doute la violence ou l’humiliation. Mais comme il avait eu une enfance heureuse, son objectif était plus innocent : il voulait de l’attention, du pouvoir, de l’excitation, ou qu’on s’attache à lui. Ce n’est qu’à 60 ans qu’il se dit que tout n’allait pas comme il fallait. « Vous devez comprendre que, moi, j’ai toujours pensé que j’étais un chic type. Mais maintenant, je me rends compte que mes amis et ma famille n’ont pas dû vivre les choses de la même manière. » Ah ! Mais on aurait presque dit de l’empathie ! La psychopathie ne serait-elle pas en voie de guérison ? « Non. Cet état est, je pense, absolument incurable. »

Pourtant, Fallon avait changé – selon ses dires, du moins. Il s’était adonné à un autre jeu, qu’il appelait « Comment devenir un autre individu ». « Je me suis dit que, comme je pouvais manipuler les autres, je pourrais peut-être tenter de me manipuler moi-même. J’essaie de singer le comportement des autres de la manière la plus fidèle possible, pour me comporter comme si j’étais la personne que les autres ont envie de voir. » brain_rotating_100PC’est-à-dire ? Fallon s’expliqua : il comprenait que les autres purent mal percevoir ses absences répétées et la rupture de ses promesses. « Mettons qu’il y ait un mariage ou un enterrement dans ma famille. Je sais bien que je devrais m’y rendre, mais si en même temps il y a une grande fête, c’est plutôt là que j’aurai plutôt tendance à aller. » Mais est-ce que nous ne sommes pas tous comme ça ? Qui aurait envie d’aller à un enterrement, s’il y a en même temps une fête… « Bien sûr ! » Mais s’il s’agissait, disons, de votre grand-mère ? « Je m’en foutrais royalement. Même si c’était ma propre grand-mère. Il arrive à tout le monde d’être un peu indifférent parfois, mais moi je le suis tout le temps, et de façon absolument inconvenable. Ab-so-lu-ment inconvenable. Je ne suis pas en train d’exagérer les faits ; n’oubliez pas que je suis sans doute un type bien plus désagréable que vous ne le pensez. » Quand même pas ? « Je me fiche vraiment de savoir si j’agis bien ou non. Je me fiche de la morale, cela ne me fait aucun effet. Mais je me suis dit que si, grâce à un jeu, j’agissais bien, mes proches l’apprécieraient. Mon comportement est hypocrite, mais je crois que c’est déjà mieux que rien. » La terrasse de l’hippodrome se remplissait peu à peu. TP s’approcha de la table, l’air de bonne humeur. Il nous raconta qu’il était allé un jour en Finlande, et qu’on l’avait aussitôt conduit au sauna.

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Un sauna finlandais

Super ! « En tout cas… », commença  Fallon. « J’ai vu les femmes de tout le monde, et leurs filles, et les amies de leurs filles… Elles étaient toutes nues », l’interrompit TP. « Bon. » « Et puis les amies de leurs femmes, et… » « Oui, oui. » « Tout le monde va au sauna en Finlande. »

Mr. Vengeance

Il était difficile de comprendre pourquoi James Fallon jouait à ce jeu. Comment pouvait-il à la fois s’intéresser à ses proches et être froid à leur égard ? Et pourquoi nous racontait-il tout cela ? Un psychopathe ne ferait-il pas mieux de garder le silence ? « J’ai envie d’avertir les gens sur les psychopathes dans mon genre », répondit-il. Mais si l’on est quelqu’un de mauvais, a-t-on vraiment envie de le dévoiler ? À moins qu’on ne soit si mauvais qu’on ait envie de mettre tout le monde de son côté en avouant qu’on l’est, et, bon… C’était l’heure du premier départ. La course s’intitulait « Hipp Hipp Hurra Hekkeløp », et il fallait rapidement faire ses jeux. Fallon avait l’air excité. Il voulait parier. « TP ! » cria-t-il à son ami. « TP ! » TP était plongé dans ses grilles de pari et son verre de vin, et ne réagit pas aux cris de Fallon, bien qu’il les ait clairement entendus. La course commença sans que le neurobiologiste ait eu le temps de parier.

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Une course à l’hippodrome d’Øvrevolli

Fallon garda le silence, les mains sur la table. « Je suis en rage », dit-il en souriant. Fallon avait l’air très calme. L’ambiance était très étrange : le soleil était radieux, l’atmosphère légère, mais Fallon, qui faisait preuve d’un calme olympien, prétendait bouillir de rage. Une dizaine de minutes plus tard, il revint à la charge : il était toujours furieux contre TP. « Vous ne le voyez pas sur mon visage, hein ? Je sais très bien le cacher. » Le vainqueur de la course Hipp Hipp Hurra Hekkeløp était un cheval auquel personne ne s’attendait, du nom de Dzin. TP, qui avait parié pour le favori, avait perdu de l’argent. Les départs se succédaient rapidement, et Fallon nous apprit à parier. En réalité, il nous faisait courir à la caisse des jeux pour que nous y déposions des paris de sa part. Nous perdîmes nos paris presque à chaque départ, mais nous n’avions pas le temps d’être déçues. Il y avait toujours un nouveau départ pour nous exciter, de nouveaux chevaux à évaluer. Tout le monde était content et Fallon avait l’air d’avoir oublié son agacement.

Fallon nous expliqua que la modification de son cerveau avait fait de lui un athée.

« Ce gars-là a un style incroyable, n’est-ce pas ? » dit-il en parlant de TP. « On est un peu faits du même bois, lui et moi. » TP vint nous rejoindre, tout joyeux, à notre table. « J’ai une surprise pour vous : on va aller dans la maison, là-bas ! » Il désigna une petite maison blanche en bois. Une soirée VIP allait tout juste y commencer. « On est invités par la société des éleveurs de purs-sangs de Norvège, qui s’est associée à celle des Irlandais. » « À quelle heure ? » demanda Fallon. TP se mettait du baume à lèvres ; il referma le tube et le rangea dans la poche de son veston. « Maintenant. »

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À la soirée des éleveurs de pur-sang, on voyait partout des femmes en costume national, des hommes aux cheveux gris qui avaient l’air en forme, des peaux uniformément bronzées et des taches de vin. Les Irlandais servaient des saucisses et du gâteau. Près du buffet, on discutait, entre autres, des sous-traitants de Nokia, des soirées échangistes, des love hotels de Tokyo, du seul hippodrome de l’île Maurice, et du cheval du professeur d’immunologie – qui était le numéro 4 au prochain départ. James Fallon nous promit de nous apprendre à handicaper les chevaux, c’est-à-dire à les classer selon leurs caractéristiques personnelles. Ce n’était pas possible en Norvège, parce qu’il était défendu de rendre publics les détails de l’histoire personnelle des chevaux. Fallon sortit un programme tout froissé de la célèbre course de Pimlico à Baltimore.

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Le course de Pimlico, à Baltimore

Handicaper les chevaux semblait être de la psychologie du dimanche. « Ce cheval, par exemple, ne peut gagner que s’il prend un bon départ. Il perd son esprit de combativité s’il n’est pas tout le temps en tête », dit Fallon en regardant les numéros du programme américain. « Ses nerfs ne tiennent pas dans les départs difficiles. » Selon les Norvégiens qui s’étaient joints à la discussion, handicaper les chevaux était une activité ennuyeuse et égoïste, l’apanage des hommes seuls et avides. Cela gâcherait l’ambiance des courses si tout le monde ne faisait que compter des numéros. Ne pouvait-on pas plutôt se concentrer sur le vin et les histoires grivoises ? Pour Fallon, le système nordique était injuste et paternaliste, car en prétendant viser l’égalité, il créait en réalité une petite élite de parieurs, qui avait accès aux résultats des courses précédentes. Et pourquoi quelqu’un parierait-il, s’il n’espérait pas vraiment gagner ? Le paternalisme le mettait hors de lui ! Il nous expliqua que la modification de son cerveau avait non seulement fait de lui un athée, mais que cela avait même transformé le libéral modéré qu’il était en libertaire. Si cela ne dépendait que de lui, on arrêterait toutes les prestations sociales. Il arrivait cependant que Fallon le savant ne soit pas d’accord avec Fallon le libertaire. Dans son rôle de savant, Fallon souhaitait que l’État réalise un test génétique pour tous les enfants, afin de reconnaître ceux qui étaient prédisposés à la psychopathie et pouvoir ainsi protéger des traumatismes les enfants à risque. ulyces-intodarkness-08Mais en tant que libertaire, il ne pouvait accepter qu’on s’introduise ainsi dans la vie privée des gens. « Il faudrait faire les diagnostics psychiatriques sur la base du mécanisme du problème, et non seulement des symptômes », dit Fallon. Pour cela aussi, on aurait besoin de scans du cerveau et de tests génétiques. Quant aux entretiens d’embauche, il espérait qu’ils puissent bientôt s’appuyer sur un fond scientifique. D’ailleurs, Fallon venait de commencer un travail de consultant pour le recrutement au département de la Défense des États-Unis. Par exemple, dans les sections spécialisées de l’armée, on avait besoin de soldats spécifiques : ils devaient être insensibles à la peur, immunisés face au stress causé par les traumatismes, et loyaux envers leurs camarades. Mais pour d’autres fonctions, on recherchait des loups solitaires, incapables de travailler en équipe, mais qui devraient réaliser seuls des missions nécessitant une précision chirurgicale. Des gens au sang froid, comme Fallon lui-même. Bien sûr, la plupart des recruteurs préféraient éviter de payer des psychopathes. Pour quel type d’activité Fallon prendrait-il un psychopathe ? « Pour s’occuper d’actions. La prise de décision rationnelle, logique, est une qualité importante pour le marché des investissements. » Et pour quoi un psychopathe ne conviendrait-il pas ? « Les décisions politiques. Un psychopathe peut être un bon conseiller, mais il ne faut en aucun cas le laisser prendre les commandes de la société. Ce serait une très, très mauvaise idée. » Deux ans plus tôt, Fallon avait tenu une conférence au Freedom Forum d’Oslo sur les dictateurs et les psychopathes. Il y avait soutenu que tous les dictateurs étaient des psychopathes. Il ne disposait bien évidemment pas de scans de cerveaux de dictateurs, mais, en se fondant sur les éléments de leur biographie, le test de psychopathie de Hare avait donné des résultats suffisamment parlants. Les dictateurs étaient des menteurs pathologiques, des charmeurs narcissiques, et faisaient souvent preuve de violence.

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Crédits : TEDx

« Certains ont également de l’influence en politique », dit Fallon. « Bill Clinton, par exemple. » Bill Clinton ? « Qu’il couche avec sa stagiaire ou mente à ce propos à sa femme n’est pas encore un signe de psychopathie. Mais Bill Clinton ment aussi à propos de choses pour lesquelles il n’aurait pas besoin de mentir. S’il assiste à un enterrement, il a l’air de se retenir de rire et, tout d’un coup, il se met à pleurer faussement. » Est-ce que cela voudrait dire que Bill Clinton est un psychopathe ? « Nous ne l’avons pas soumis au test, je ne peux donc pas le diagnostiquer, mais cela me paraît évident. Au moins autant que moi. Il obtiendrait sans doute un score de 15 au test de Hare. C’est un type que j’aime bien. » Quel était donc le score de Fallon au test de Hare – sans doute s’était-il testé lui-même ? « Je ne vous le dirai pas », dit Fallon en riant. « J’ai honte qu’il soit si élevé. » Mais pourquoi en avait-il honte ? Fallon se présentait comme l’enfant doré de la psychopathie, un score élevé ne serait-il pas une confirmation de ses thèses ? Fallon secoua la tête. Il ne divulguerait pas son score. À la place, il rappela des commentaires de ses amis et de ses collègues après qu’il eut publié les résultats du scan de son cerveau. Fallon pensait que la théorie du tabouret à trois pieds expliquait tout. Il n’était pas un tueur. Il était normal.

Mais comment pouvait-il vraiment savoir qu’il ne pouvait pas ressentir d’empathie et d’amour ?

Mais ses collègues ne s’en satisfaisaient apparemment pas. « Ça ne t’inquiète pas, ces scans », lui demandaient-ils. D’autres, en revanche, disaient qu’ils n’étaient pas étonnés. Un collègue de longue date eut même l’air soulagé : le pot aux roses était enfin découvert. Il déclara qu’il était épuisé par le comportement de Fallon et coupa les ponts. « Je sais que je ne pourrais jamais te faire confiance si ça n’allait vraiment pas bien », lui dit son ami le plus proche. D’autres utilisaient des expressions comme « charmeur mais retors », « incapable d’amour profond », « sans vergogne », « menteur pathologique ». C’est plutôt excitant, pensait Fallon. Mais comment pouvait-il vraiment savoir qu’il ne pouvait pas ressentir d’empathie et d’amour ? C’était un peu comme si un daltonien essayait de savoir ce que cela faisait de voir la couleur rouge. Quand ses collègues avaient tenté de lui expliquer que ce n’était pas bien de partir avant le début de la conférence à la chasse aux belles filles dans un bar, Fallon se disait que les hommes restaient des hommes. Et d’ailleurs, c’était également comme ça que les autres expliquaient son comportement, surtout quand il était plus jeune. Il avait vraiment eu du mal à s’attacher à ses enfants, mais il pensait que les autres pères ressentaient aussi la même chose, même s’ils n’en parlaient pas. Une fois, pendant un voyage au Kenya, il avait conduit son frère dans une grotte d’où, l’année précédente, avait commencé la propagation du virus Marburg, responsable d’une fièvre hémorragique mortelle. Peut-être son frère avait-il raison : faire cela n’était pas tout à fait normal. Puis Fallon se mit à parler de vengeance. « Un psychopathe… pardon, un psychiatre qui me connaît bien m’a fait remarquer que je me vengeais toujours. » Que voulait-il dire ? « La vengeance est une chose magnifique », s’enthousiasma Fallon. Magnifique ? Destructrice et épuisante, plutôt. Fallon secoua la tête. Pour lui, la vengeance était un instrument remarquable.

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Le crâne de Phineas Gage

« Mais, pour la vengeance, je suis mon propre code éthique. La vengeance ne doit pas être plus grande que l’offense originelle. Quand je me fâche contre quelqu’un, il n’a pas le droit de le savoir. Je ne montre jamais ma colère. Je peux la contenir pendant des années et des années. Et j’agis quand on s’y attend le moins. J’arrive à faire passer ma vengeance pour un accident. » Fallon avait l’air véritablement fier de cette « qualité ». « Cela ne s’est pas vraiment produit, mais disons, par exemple, que quelqu’un couche avec votre femme. Vous prévoyez alors, d’une manière très retorse, que dans les quatre prochaines années, quelqu’un d’autre aura une liaison avec la femme de cet homme. Elle, qui n’a jamais trompé son mari, va coucher avec un autre homme. Une vengeance comme celle-là correspond bien, à mon avis, au premier acte. C’est une question d’équité. Cela convient à mon esprit libertaire : la vengeance doit toujours être équitable. » Mais est-ce qu’un homme qui passe quatre ans à organiser une liaison pour la femme d’un autre ne reste pas un peu prisonnier de ces gens-là ? « Oh non, non », dit Fallon en riant, amusé. « Je le vois comme s’ils m’avaient donné l’occasion de jouer. Ils m’ont donné la possibilité de m’amuser. Je me suis retrouvé dans des situations où quelqu’un avait vraiment essayé de m’avoir – et je me suis vengé quatre ou six ans plus tard. Ils pensent de moi : c’est un vrai psychopathe. Eh bien, oui, c’est ça. Cette capacité à complètement dissimuler sa colère et à rétablir l’équilibre au bout de plusieurs années, retrouver la symétrie, et jouir de chaque instant. Il n’y a rien de mauvais là-dedans, à mon avis. » Nous acquiesçâmes, mais l’atmosphère avait quelque peu changé. Nous devions avouer que nous ne pouvions comprendre de quoi il parlait. « Il y a une différence entre vous et moi, c’est que moi, je jouirais de tout cela », dit Fallon. « C’est une grande différence. »

Dans l’abîme

À trois kilomètres de l’hippodrome d’Øvrevoll, il y avait derrière les barreaux un homme auquel on ne pouvait pas ne pas penser alors que nous discutions de psychopathie sur la terrasse. Moins de deux ans auparavant, le 22 juillet 2011, Anders Behring Breivik était passé en voiture par cet endroit alors qu’il se rendait sur l’île d’Utøya. Il assassina 77 personnes en un jour. La plupart furent tués par balle, à bout portant. Selon les témoins, Breivik regardait ses victimes adolescentes dans les yeux et riait en leur tirant dessus. « Vous allez mourir aujourd’hui, marxistes ! » criait-il.

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Oslo en deuil, le lendemain des attentats

Il avait préparé son acte durant des mois. À Utøya, il poursuivit ses crimes plus d’une heure avant de se rendre. Le jugement de Breivik mit les citoyens dans une position inconfortable. D’un côté, personne ne voulait qu’il fût un jour libéré de prison, mais d’un autre côté, la loi norvégienne ne prévoyait pas la condamnation à perpétuité. Pouvait-on l’enfermer dans un hôpital psychiatrique ? Était-il seulement malade ou bien pire ? Selon la première étude sur son état psychique, Breivik avait une schizophrénie paranoïde. Cela en surprit beaucoup. En Finlande aussi, le médecin en chef de l’hôpital de la prison psychiatrique et professeur-chercheur du Institut national pour la santé et le bien-être (THL), Hannu Lauerma, condamna les résultats. Il était selon lui invraisemblable qu’un schizophrène pût réaliser une tuerie de masse qui avait exigé une organisation complexe de plusieurs mois, et qui avait duré plusieurs heures. Les crimes moraux commis par les personnes internées dans les hôpitaux psychiatriques sont communément des actes explosifs, brefs et accomplis sous le choc, et dont la victime se trouve être un proche. Le fait d’avoir tout planifié et d’avoir ri au nez des victimes indiquait des traits psychopathes.

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Breivik est incarcéré à la prison de Skien

En Norvège, on réagit aux critiques en réalisant une nouvelle étude dont les résultats furent très différents. Breivik avait bien un trouble mental autant antisocial que narcissique : un ensemble qui correspond souvent à de la psychopathie. Finalement, Breivik fut condamné à un minimum de dix ans de prison et à une cure obligatoire à la prison d’Ila, qui était durant la Seconde Guerre mondiale le QG des nazis. La peine peut se poursuivre aussi longtemps que l’on considère que Breivik est un danger pour son environnement. « Beaucoup de psychopathes sont narcissiques, mais tous les narcissiques ne sont pas psychopathes », précisa Fallon. Il avait sa théorie sur Breivik. « Breivik n’est pas le parfait psychopathe car il ressent de l’empathie. C’est une empathie pour une idée abstraite concernant son propre peuple, les christianisés des pays nordiques. Envers les individus, il semble être totalement froid. » Comment la considération de l’autre peut-elle être le même sentiment que l’amour ressenti pour son propre peuple ? « Les mêmes neurotransmetteurs sont en jeu dans les deux cas. Certaines personnes arrivent à connaître l’un des deux extrêmes, mais pas l’autre. Ce qui était le cas d’Hitler. » Fallon s’anima en rappelant qu’il n’avait pas étudié Breivik et qu’il émettait seulement ses intuitions. Il n’aimait pas non plus les diagnostics. Souvent, ils ne sont pas représentatifs de la réalité et servent seulement à rassurer les gens. « Aussi longtemps que Breivik n’avait pas été diagnostiqué, le mal qu’il représentait hantait les Norvégiens. Faire un diagnostic permet de cerner le mal. On en fait pour que les gens puissent passer à autre chose. » Sur la terrasse de l’hippodrome, les autres convives ne voulaient pas parler de Breivik. À la place, les gens étaient intéressés par les célèbres assassins Américains et les stars de cinéma qui faisaient leur apparition dans les récits de James Fallon. Plusieurs voulaient aussi parler d’un ex-conjoint ou d’un collègue qui était « clairement psychopathe ». À côté de notre table sur la terrasse se tenait le plus jeune collectionneur d’art de Norvège, dans son costume taillé sur mesure, un foulard de soie autour du cou. Il avait une question à poser à James Fallon, mais c’était une question difficile à poser. « Je connais un artiste qui a réalisé un projet sur la peur », dit le jeune collectionneur. « Je vais vous en parler et je poserai ensuite ma question. » Fallon hocha la tête.

Célébrer la fête nationale sur la terrasse de l’hippodrome d’Øvrevoll devenait de plus en plus exaltant.

« Cet artiste s’est procuré un masque noir. Il est allé à la porte de son ami, il a pointé une arme sur son visage et il a tiré à blanc. Il a tout filmé. Moi, je me suis demandé quel genre de question je pourrais poser à cette œuvre. À mon avis, il est difficile de lui poser une question. C’est… difficile. » Fallon hocha la tête. « Et donc que voulez-vous demander au juste ? » « Ainsi, j’en suis venu à réfléchir sur le genre de questions que je pourrais poser à cette œuvre. » « Quel genre de questions ? » « C’est difficile », dit le collectionneur d’art, une expression de gêne sur le visage. Finalement, le jeune homme s’assit, las. Il ne savait pas ce qu’il voulait demander au sujet de cette œuvre effrayante qui torturait son esprit. Célébrer la fête nationale sur la terrasse de l’hippodrome d’Øvrevoll devenait de plus en plus exaltant. Trois jeunes hommes vêtus de tenues de marque étaient en train de se bagarrer, mais il était difficile de déterminer le degré de sérieux de leur jeu. Derrière eux, les chevaux passaient au galop sous les cris d’encouragement. On abandonna complètement l’interview. L’une des femmes assises à la table était jalouse de la remarque de Fallon et se plaignait sans cesse que celui-ci « ne faisait que parler et parler avec les filles ». TP se faufila entre les tables et proposa plus de champagne. « Nous allons bientôt aller au sauna ! » Nous avions déjà évoqué l’idée d’aller au sauna – ce serait quelque part au flanc d’une colline au milieu de la forêt, et nous pourrions y aller en décapotable. Aucune personne présente sur la terrasse ne paraissait apte à la conduite. Nous chuchotions entre nous. Si dans une situation dangereuse nous devions décider à qui faire confiance, le choix était clair : nous nous reposerions sur l’unique célèbre psychopathe en présence.

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Eli Roth

Fallon était entouré par un groupe de jeunes sociologues aux joues roses. Il leur raconta l’histoire excitante de la façon dont il se retrouva à analyser le cerveau d’Eli Roth, le réalisateur de films d’horreur, pour le programme télévisé Criminal Minds. Il en ressortit, paraît-il, que le cerveau de Roth avait appris à éteindre la conscience qui se trouvait dans la ligne médiane à chaque fois qu’il regardait des images de violence. Dans le cerveau ultrasensible de Roth s’agitait souvent un symptôme de panique, mais il n’en était pas conscient, et il était donc une sorte de psychopathe à mi-temps. L’histoire s’acheva ainsi : Roth appela son père depuis le téléphone fixe de Fallon et lui dit : « Papa, tu avais raison. » Ces dernières années, Fallon avait accédé au monde du divertissement télévisé, du cinéma et de l’art, et il jouissait pleinement de son nouveau rôle. Il passait la plupart de son temps avec des gens qui avaient des idées folles et qui prenaient des risques. « J’ai joué mon propre rôle dans le film d’Ilya Khrjanovski, Dau », raconta Fallon enthousiaste. « Il va passer au festival de Cannes l’an prochain. » Oups. Les férus de cinéma attendaient le film à Cannes dès le printemps 2013, mais celui-ci ne fut pas prêt à temps. Les journaux se demandaient si Khrjanovski était un surdoué fou ou bien uniquement un fou. Pour son film, le réalisateur fit bâtir une ville entière et y installa des années durant des milliers de personnes qui vivaient leur rôle dans une réalité soviétique artificielle. « Je ne le connaissais pas, il m’a juste appelé un jour », racontait Fallon. Le réalisateur avait, paraît-il, lu les interviews de Fallon et décidé que lui demander de participer au projet serait une bonne idée. « Il ne m’a donné ni scénario, ni instructions. » Fallon avait dû rencontrer une personne surprenante. Cet individu se révéla être un vieil homme qui avait en son temps conçu des techniques de tortures en URSS.

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Oslo à l’aube
Crédits : Geir Tønnessen

« Il a fait des choses monstrueuses. Quand la conversation s’est terminée, je lui ai dit : “Vous avez apparemment fait des choses invraisemblablement mauvaises, mais vous pensez certainement que c’était inévitable étant donné la situation.” » Étonnamment, le tueur avait pris Fallon dans ses bras et se mit à pleurer. « J’ai réussi à faire pleurer un psychopathe », blagua Fallon. Les jeunes bagarreurs interrompirent leur match et se tournèrent pour écouter. L’un d’entre eux nous tendit une bouteille de vin Verdo Blanco. Fallon la prit et se servit poliment une petite goutte. Un autre voulait à ce moment-là réciter à Fallon un poème qu’il avait lui-même écrit. L’effet était encore une fois attendu : tous les gens à la terrasse connaissaient l’invité américain. Dès lors, les uns se retournaient pour regarder et les autres chuchotaient à leur voisin de table : il a étudié des psychopathes dangereux ! Il a rencontré David Lynch ! Il a fait une radiographie du cerveau d’Eli Roth. Et ainsi de suite. Au milieu de tout cela, TP rassemblait ses papiers. Où allait-il partir ? « Au travail, au bureau. » Au bureau ? Comment ? « En voiture. » Nous le fixions bouche bée. Lui qui avait déambulait toute la soirée une bouteille de champagne à la main. « Mais je n’ai pas bu d’alcool », dit-il soudainement d’une voix tout à fait banale. Ensuite il nous remercia poliment pour l’agréable journée et partit au travail dans sa décapotable.

La source du mal

C’est une activité très excitante que de jouer à repérer les psychopathes. C’est ce que nous avons fait nous-mêmes, pendant cette journée passée en Norvège : si James Fallon est un psychopathe, TP n’en est-il pas un aussi ? Et tous nos ex ? Tous nos supérieurs ? Si ! On en trouve les symptômes !

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Lizzie Borden était-elle une psychopathe ?

Le même phénomène se produit lorsque l’on lit, dans un magazine féminin, un article sur les narcissiques et leurs femmes malheureuses. Mais peut-être que machin est narcissique aussi ? Oui, sans doute. Et untel, et untel aussi. À un moment, toutefois, Fallon rappela qu’il avait commencé l’entrevue en disant que la psychopathie n’existait pas vraiment. « Pourquoi en parlons-nous alors tout le temps comme si cela existait ? » « Vous posez des questions qui nous conduisent dans cette voie. J’essaie de m’y opposer, mais je finis par avoir envie de vous donner ce que vous recherchez. » Que recherchions-nous donc ? Peu à peu, cela sembla devenir aussi ineffable que la question du plus jeune collectionneur d’art de Norvège, cette question qu’il espérait réussir à poser encore un jour. « Pourquoi » est un mot que l’on répète lorsque quelqu’un fait quelque chose de tellement horrible que cela dépasse l’entendement. Lorsque des adultes torturent l’enfant dont ils s’occupent, et qu’ils le tuent en l’étouffant, lorsqu’un homme enferme des jeunes filles dans une cave où il construit un enfer pour des décennies, lorsqu’un jeune homme au regard froid planifie pendant des années le jour où il abattra des dizaines de jeunes, malgré leurs cris de pitié, dans une colonie au bord de la mer. Sans doute seraient-ils identifiés comme psychopathes dans un test de psychologie criminelle, comme certainement beaucoup des dictateurs dont Fallon avait parlé lors de la soirée des éleveurs de pur-sang irlandais. Mais les dictateurs rappelaient un fait douloureux : lors des guerres et des bouleversements sociaux, même les gens les plus ordinaires commencent à se comporter en psychopathes. Lorsque nous voulons comprendre le mal, nous avons en réalité envie de construire une barrière qui nous en sépare. Avant, c’était le rôle de la religion. Notre voisin devenait meurtrier parce qu’il était possédé par un démon. Désormais, on dit qu’il y a des zones obscures dans son cerveau. L’explication rassure. Le mal n’est pas dans la société mais dans l’individu, dans les neurones de son cerveau. On n’y peut rien.

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« Devenir le mal »

Lorsque les procès de Nuremberg commencèrent à juger les atrocités commises par les nazis, beaucoup eurent besoin d’une explication selon laquelle seuls des psychopathes hors du commun étaient capables d’un tel mal. La « théorie du nazi fou » était en vogue. Les accusés eux-mêmes en étaient conscients. Rudolf Hess fit tout pour paraître fou, lors de son procès. Karl Dönitz faisait le tour de sa cellule en vrombissant et prétendait être un sous-marin. Voici ce qu’écrit James Waller, chercheur américain, spécialiste des génocides, dans une interview au journal Salon, à propos de la théorie du nazi fou : « J’arrive mieux à dormir la nuit si je me dis que les responsables d’un génocide sont fous. » Waller avait toutefois dû prendre conscience d’un fait désolant, lors de ses recherches : les nazis ne pouvaient pas être que des exceptions. Le nombre de victimes était si élevé qu’une petite minorité n’aurait pas suffi à les tuer tous. À la manière de Fallon, Waller finit par trouver le tueur caché en lui. Dans son livre Becoming Evil – How Ordinary People Commit Genocide and Mass Killing, Waller décrit de façon erratique les horreurs dont sont capables les gens ordinaires. Il décrit comment en 1864 les explorateurs de l’Amérique massacraient et scalpaient les adultes autochtones, qu’ils arrachaient les organes génitaux de leurs victimes et abattaient les enfants. Comment en 1915 les Turcs ont fouetté puis brûlé vives des femmes arméniennes, et qu’ils forçaient en même temps les enfants à applaudir à ce spectacle. Comment dans les années 1940, dans le camp de concentration de Mauthausen, les nazis utilisaient des prisonniers comme cibles vivantes pour leurs exercices de tir, et qu’ils fabriquaient des couvertures de livres et des abat-jour à partir de la peau de leurs victimes. Et tant d’autres atrocités. Comment les gens étaient-ils capables de toutes ces atrocités ? Et pourquoi autant de souffrance gratuite, alors que le simple fait de tuer, dans des conditions normales, était déjà suffisamment laborieux et affreux ? Selon James Waller, il y a au fond quelque chose qu’on pourrait appeler la « nature humaine ». Nous portons dans nos gènes une propension à la haine de l’autre et à la violence conduite par la pression du groupe. Le cerveau humain est le résultat de son passé. Ensuite, il y a bien d’autres facteurs, très complexes. Un long développement explique souvent les meurtres de masse. Une culture qui met la société avant l’individu facilite les crimes de ce genre.

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Stanley Milgram et sa machine à électrochocs

On sait bien que les hommes ont tendance à exagérer les points communs qu’ils partagent avec les membres de leur communauté et leurs différences par rapport aux autres. De plus, nous considérons que les membres du groupe des autres, sont semblables entre eux. À mesure que croît la distance entre les groupes, les horreurs deviennent plus faciles. Ce peut être une distance concrète : on regarde la destruction sur un écran d’ordinateur ou depuis le hublot d’un avion. Ou alors on sépare les victimes des autres, on les met à l’abri des regards. Les actes meurtriers sont précédés d’une longue phase, pendant laquelle on construit d’abord l’idée de nous et les autres, et on accroît la distance entre les groupes. Lorsque commence enfin l’oppression, celle-ci renforce la différence entre eux et nous. Plus la victime est affamée et malade, plus évidente est la différence. Les psychologues ont remarqué que les hommes ont besoin de voir la réalité comme quelque chose de juste : rien ne se produit sans raison. Lorsque les participants au célèbre test des chocs électriques de Stanley Milgram ont cru donner des chocs mortels à d’autres cobayes, beaucoup ont rendu la victime responsable, disant qu’elle était stupide de participer à un test mortellement dangereux. « Ils étaient si faibles ; ils se laissaient faire », avait dit Franz Strangl, commandant du camp de concentration de Treblinka à propos de ses victimes.

Le mal est un mélange complexe de biologie et d’histoire.

Rares sont ceux qui deviennent des machines à tuer du jour au lendemain : s’associer aux atrocités est un processus qui prend du temps. Pour la plupart des gens, le premier meurtre est difficile. Le second aussi, et le troisième. Mais c’est ensuite que se produit la ruse de l’esprit humain. Il se dit : puisque j’ai tué mon voisin, ce doit être normal. Alors, un homme peut tuer d’autres gens. Lorsqu’elle a commencé, la cruauté se nourrit elle-même. La violence engourdit, et progressivement certains commencent à en jouir. Et ce n’est pas le meurtre qui finit par rendre possible la torture, mais l’inverse. La torture est un moyen pour dire qu’un homme n’a aucune valeur, puisqu’il est possible de l’humilier ainsi. Lorsqu’on a demandé à Franz Strangl pourquoi on humiliait et maltraitait de façon rituelle les juifs qui avaient été condamnés à mort, il répondit que l’objectif était de conditionner ceux dont la mission était de tuer, « de rendre possible ce qu’ils faisaient ». Les conséquences perdurent des décennies. Les gènes se transmettent d’une génération à l’autre, mais aussi les souvenirs, les croyances et les structures sociales bouleversées. La probabilité d’un génocide est trois fois plus élevée là où un génocide a déjà eu lieu, écrit Waller. Le mal est un mélange complexe de biologie et d’histoire. Nous avons tous un peu le cancer, comme nous sommes tous un peu psychopathes. Seule une infime minorité s’élève de façon active contre les atrocités. Mais l’histoire, comme les expérimentations humaines sur la pression du groupe, montrent que le groupe existe toujours. Certaines personnes se refusent systématiquement à faire le mal. Ce sont des exceptions, et elles ne portent pas de nom. À quoi ressemble le cerveau de tels hommes ?

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La nuit tombait : la fête nationale norvégienne touchait à sa fin. Un taxi nous conduisait de l’hippodrome d’Øvrevoll jusqu’au quartier huppé de Frogner. On voyait par la fenêtre des ambassades, des maisons somptueuses, des portails en fer, des drapeaux flottant au bout de leur mât. Sur la terrasse d’une vieille maison en bois, on apercevait un homme musclé au crâne rasé. Bientôt arriverait l’heure des adieux. Assis à l’avant du taxi, Fallon parlait de la peur.

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Oslo de nuit

« Je me suis retrouvé dans des accidents terribles, mais cela ne me fait rien – la réaction de peur me manque. La seule chose dont j’aie peur, c’est l’existence. » La perception de la vie, par exemple, le réveil brusque au milieu d’une sieste, était de la terreur pure, expliquait-il. « Ma femme ne le ressent pas. Elle a peur de choses qui, moi, me stimulent. Mais la terreur existentielle, ce n’est rien pour elle. » Fallon détourna le regard vers la fenêtre du taxi. « Nous avons eu notre premier rendez-vous il y a 53 ans. Nous sommes allés danser. Nous adorions tous les deux danser. Elle est toujours restée la même personne, il n’y a que moi qui ai changé. Elle est restée avec moi, parce qu’elle connaît l’autre type. Elle pense que ce type existe encore. Toute la merde que je lui ai fait endurer… Je vous laisse imaginer. » Fallon se tut, il resta silencieux pendant quelques instants. Puis il fit entendre un petit toussotement. « Ma femme se préoccupe vraiment des gens », murmura-t-il. « Pour moi, ce n’est que de l’éthique : je veux faire du bien parce que c’est bien. Mais je ne m’intéresse pas vraiment aux gens. Je regarde ma femme et j’essaye de l’imiter. Mais il y a quand même quelque chose qui cloche. » ulyces-jamesfallon-01Fallon releva ses lunettes. Ses joues étaient trempées de larmes. Il essuya ses joues et remit ses lunettes en place. Puis il éclata de rire, et dit : « Il y a quelque chose que je n’arrive pas à comprendre, et c’est pour ça que j’ai pitié de moi ! Je comprends que je rate quelque chose d’important. Je suis désolé, mais juste pour moi ! » La voiture s’arrêta à la porte d’une maison en pierres blanches. Là, le recteur de l’université d’Oslo, Ole Petter Ottersen, attendait son hôte. « Eh, écoute, mon pote ! » cria Fallon de la fenêtre. « Eh, mon pote, tu as envie de devenir premier ministre ? J’ai plein de contacts ! Sauf si ça t’embête de jouer avec la mafia ! »


Traduit du finnois par Hind Bendaace et Aleksi Moine d’après l’article « Pimeyden ydin », paru dans Long Play. Couverture : L’opéra d’Oslo au crépuscule.