Entre 1959 et 1963, les chefs-d’œuvre de la Nouvelle Vague – Les 400 Coups, Tirez sur le pianiste, Jules et Jim, de Truffaut ; À Bout de souffle, Une femme est une femme, Vivre sa vie, de Godard ; Paris nous appartient, de Rivette ; Les Cousins, de Chabrol – sont tous réalisés avec des caméras légères et des budgets minuscules. Ces films, dans lesquels une étourdissante innovation formelle, en termes de cadrage et d’utilisation du son, s’allie à une ethnographie saisissante de la France de l’époque, mettent en pratique la fameuse maxime des Cahiers : « La seule critique véritable d’un film ne peut être qu’un autre film. » La radicalité même de ces œuvres exige des Cahiers un nouveau programme éditorial, mais dans l’immédiat, la Nouvelle Vague crée une situation paradoxale pour la revue, où le triomphe se mêle à la tourmente.

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Harriet Andersson
Monika, d’Ingmar Bergman (1953)
N° 85, juillet 1958

Alors que les jeunes cinéastes français s’affranchissent des vieilles règles, le cinéma américain hier célébré commence à perdre de son charme et de sa qualité. Les vieux maîtres livrent leurs dernières œuvres, parfois décevantes. En France, la politique fait irruption dans les consciences : le silence relatif qui a entouré une ancienne colonie française – l’Indochine – cède la place à des mouvements de défense ou de résistance véhémente à l’indépendance algérienne. La guerre qui fait rage en Afrique du Nord domine l’actualité et les débats intellectuels. Dans La Question, publié en 1958 , Henri Alleg a dénoncé le recours de l’armée française à la torture ; Sartre, Camus et Aron s’entredéchirent : Sartre se déclare solidaire de la lutte de libération, Camus, à cause de ses origines pied-noir, adopte une position embarrassée puis apolitique, et Aron soutient l’Algérie française. Certains rédacteurs des Cahiers commencent à se sentir insatisfaits de la cinéphilie détachée pratiquée dans leur revue. Plusieurs souhaitent même la réorienter, pour qu’elle serve un nouveau combat et devienne un acteur du monde qu’elle habite. Ce projet implique de mieux comprendre les « nouveaux cinémas » créés de par le monde et de se confronter au déclin des auteurs hollywoodiens ; il suppose également de reconsidérer la réserve de la revue à l’égard de ses propres produits dérivés : les films de la Nouvelle Vague. Certains estiment que les concepts établis dans les années 1950 ne sont pas adaptés à ces tâches. Trois rédacteurs en chef se succèdent entre 1959 et 1966. Après la victoire des années jaunes, c’est là le signe de l’instabilité du projet des Cahiers, autant que de sa vitalité intacte.

Octobre à Paris

En 1958, lorsque Bazin meurt tragiquement d’un cancer à l’âge de 40 ans, Rohmer lui succède à la tête des Cahiers. Bien qu’il soit de la même génération que son prédécesseur, Rohmer a toujours été considéré comme un jeune Turc moyennement jeune. En 1958, à l’âge de 37 ans, il est déjà un écrivain établi. À son arrivée aux Cahiers, son orientation est plus littéraire que pédagogique ou cinématographique. Au moment de la création de la revue, il avait déjà publié un roman et écrit plusieurs scénarios, mais aussi présenté des films dans des ciné-clubs et dirigé la Gazette. Rohmer est par ailleurs le plus disponible pour assumer les fonctions de rédacteur en chef : sa carrière de cinéaste n’a pas connu l’envol spectaculaire de celle de ses jeunes collègues. Comparé au conciliateur Bazin, Rohmer est plus maniéré et plus conservateur. Il écrit par exemple, au sujet d’Hollywood : « La côte californienne n’est pas, pour le cinéaste doué et fervent, cet enfer que d’aucuns prétendent, mais bien cette terre d’élection, cette patrie que fut Florence au quattrocento pour les peintres, ou Vienne au XIXe pour les musiciens. […] Aimons l’Amérique… et, pourrais-je ajouter, afin qu’on ne me taxe pas de partialité : aimons […] l’Italie légataire de Rome et de Florence, respectueuse de ses monuments et de ses croyances, mais aussi capitale de l’architecture futuriste et des courses automobiles. » Durant sa première décennie aux Cahiers, Rohmer s’est montré un remarquable critique. Ses contributions comptent parmi les plus importantes de la théorie du cinéma des années jaunes, particulièrement sa série en cinq parties intitulée « Le Celluloïd et le marbre ». Mais la position qu’il énonce dans ce texte, où il s’attache à définir le cinéma à partir de conceptions classiques de l’art, va être mise à rude épreuve par les membres, anciens et nouveaux, de l’équipe des Cahiers.

La rumeur enfle dans les cercles cinéphiles parisiens : la revue s’est transformée en auberge espagnole ouverte à tous les vents.

Le premier défi de Rohmer en tant que rédacteur en chef consiste tout simplement à réunir assez de matière pour chaque numéro. Chabrol, Godard et Truffaut travaillent à leurs films, Bazin est mort, et la revue souffre d’un déficit de rédacteurs compétents et stimulants. C’est à ce moment que Jean Douchet, un habitué du circuit des ciné-clubs, fait son entrée aux Cahiers. Très vite, Rohmer – qui partage son temps entre son travail de rédacteur en chef et son activité de cinéaste – le laisse libre de suivre ses propres goûts. André Labarthe se souvient qu’un jour, en arrivant aux bureaux avant l’ouverture (qui n’avait souvent pas lieu avant 18 h), il a aperçu Rohmer qui semblait en train de pêcher. La moitié de son corps élancé dépassait de la fenêtre et il agitait un morceau de ficelle. En s’approchant, Labarthe a pu voir qu’un micro pendait au bout de la ficelle : Rohmer enregistrait les bruits qui s’échappaient de la cuisine du dessous, pour les utiliser dans un film. L’enregistrement a finalement servi de fond sonore au premier « Conte moral », La Boulangère de Monceau, sorti en 1963. Jean Douchet est un fervent défenseur des auteurs américains classiques. Il partage globalement les goûts des mac-mahoniens, groupe de cinéphiles qui doit son nom à un cinéma parisien où ne sont projetés que des films hollywoodiens et sur les murs duquel trônent les portraits des quatre « maîtres » – Fritz Lang, Joseph Losey, Otto Preminger et Raoul Walsh. Les mac-mahoniens vouent une passion sans bornes, un amour fou éhonté à l’œuvre de ces cinéastes. Rohmer et Douchet leur donnent l’opportunité d’exprimer leur singulière liturgie du regard dans une série d’articles publiés entre 1959 et 1962. Aux Cahiers, beaucoup, et notamment Doniol-Valcroze, considèrent qu’ouvrir les pages de la revue à ces critiques constitue un pas vers la droitisation. La rumeur enfle dans les cercles cinéphiles parisiens : la revue s’est transformée en auberge espagnole ouverte à tous les vents. La controverse autour des mac-mahoniens crée – pour la première fois – des tensions politiques au sein de l’équipe. Rohmer et Douchet font valoir des arguments esthétiques pour justifier leur décision, mais leurs choix excluent certaines tendances modernes, comme la satire buñuelienne des mœurs bourgeoises ou les dernières productions d’Antonioni – Douchet tient L’Éclipse pour un film artificiel ; pire, pour une « monstruosité ». Paradoxalement, le même Douchet recrute aussi plusieurs rédacteurs talentueux qui tiennent plus à défendre ces tendances modernes qu’à rester fidèles à Losey ou Minnelli. À la suite d’un article consacré aux Deux cavaliers de John Ford, Rivette amorce un mouvement de résistance interne. L’auteur du compte-rendu, un mac-mahonien, a récusé la question du racisme de ce film, disant ne voir dans cette accusation qu’ « une sorte de snobisme un peu provincial, guère plus féroce que le véritable, bref, un pur produit de la vie en société ». Rivette riposte en donnant le compte-rendu d’un documentaire censuré, Octobre à Paris, réalisé par Jacques Panijel, ancien résistant et membre du Comité Audin (créé en 1957 après l’assassinat par l’armée française du mathématicien Maurice Audin).

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Octobre 1961
Octobre à Paris, de Jacques Panijel (1962)
Crédits : Au nom de la mémoire

En traitant de ce film dans les Cahiers, Rivette fait une déclaration politique claire. Octobre à Paris, produit avec le soutien du FLN et du Comité Audin, tente de faire toute la lumière sur la manifestation du 17 octobre 1961, au cours de laquelle plusieurs dizaines d’Algériens ont trouvé la mort aux mains des forces de police. Entre septembre et octobre de cette année, 200 Algériens ont été tués ; dans les semaines qui ont suivi la manifestation du 17 octobre, une soixantaine de cadavres d’Algériens ont été repêchés dans la Seine. La presse a largement contribué à étouffer l’ampleur des massacres. Pour Rivette, Octobre à Paris constitue un « irremplaçable témoignage sur la condition des Nord-Africains en France, sur leur combat durant l’hiver 61 -62 », ainsi qu’ « un document capital pour l’histoire de notre temps ». Pour la première fois, les Cahiers évoquent la guerre d’Algérie. Jamais ils n’ont été aussi près d’exprimer une position politique.

Deux étoiles pour À Bout de souffle

À tous égards, la revue traverse une phase de mutation. L’ancienne chapelle s’est dispersée à mesure que ses membres sont passés à la réalisation, les Cahiers sont devenus un lieu de passage. Il leur manque à présent une source d’inspiration bien définie – les mac-mahoniens ont démontré les dangers d’une défense trop servile d’Hollywood. Le grand travail de réévaluation critique qu’ont effectué les Cahiers, du maudit à l’iconoclaste, semble parvenu à son terme. C’est dans cette période agitée où leur programme montre des signes d’essoufflement que se consolide leur position économique et institutionnelle. En 1960, les ventes s’élèvent à 12 000 exemplaires par mois, à quoi s’ajoute une forte demande pour les 100 premiers numéros. La revue compte désormais 4 000 abonnés, dont 500 universités américaines et canadiennes. Les idées qu’elle a défendues à ses débuts commencent à rencontrer un écho – mais aussi une certaine opposition – dans le monde anglophone.

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Nouvelle Vague
Numéro spécial
N° 138, décembre 1962

Ce succès tient principalement à la stupéfiante originalité des films réalisés par ses anciens rédacteurs. Mais les Cahiers réservent d’abord un accueil houleux à la Nouvelle Vague. À l’exception du texte réflexif de Luc Moullet sur Godard, aucun article important n’est publié sur les films du mouvement durant les deux années consécutives à son éclosion. Jean Domarchi balaie À Bout de souffle d’un revers de main et lui accorde seulement deux étoiles. Il faut attendre décembre 1962 pour que le collectif éditorial tente de comprendre et d’analyser ce mouvement en détail, en lui consacrant un numéro spécial. Certains rédacteurs ont accusé Rohmer d’en avoir retardé la publication. Cette réticence s’explique en partie par ses réserves, mais également par son inquiétude de voir les Cahiers devenir un simple organe de la Nouvelle Vague et s’exposer ainsi aux accusations de népotisme ou de « politique des amitiés » – ce qui ne manquerait pas de ruiner une réputation durement gagnée. L’éditorial écrit par Rohmer pour le numéro spécial fait preuve d’une grande franchise : en tant que critique, il lui semble très difficile d’adopter un point de vue extérieur à un mouvement auquel il appartient. « À défaut de la vérité, donnons notre vérité : on la prendra pour ce qu’elle vaut, mais nous ne croyons pas qu’il soit tout à fait indifférent de la connaître. » La Nouvelle Vague représente encore un autre défi pour les Cahiers. En tant que mouvement artistique en train de s’inventer, elle appelle une nouvelle approche critique, distincte de l’entreprise de canonisation d’auteurs jusqu’alors inconnus. Les œuvres d’Hitchcock ou de Hawks ont été produites dans le cadre de l’industrie, et soumises à des contraintes narratives ainsi qu’à des conventions de style et de genre. Les critiques pouvaient analyser leur œuvre dans son ensemble et y suivre des thèmes récurrents. Le cinéma de Truffaut et Godard ne se prête pas à ce type de méthode. La Nouvelle Vague regorge de contradictions internes et travaille en dehors des studios. Rivette reconnaît combien il est difficile de prononcer un verdict sur des œuvres contemporaines : « On commence par surimposer le film auquel on s’attendait, celui qu’on voulait voir, voire celui qu’on avait l’intention de faire soi-même. » Pour compliquer encore les choses, un certain nombre de films soi-disant « Nouvelle Vague » commencent à voir le jour en France, réalisés par des cinéastes auxquels les Cahiers sont totalement opposés. Plein Soleil de René Clément – adaptation du Talentueux M. Ripley, de Patricia Highsmith – emploie en partie le même personnel et les mêmes techniques que les films de la « vraie » Nouvelle Vague. Paul Gégauff, auteur du scénario de Clément, est un ami et collaborateur de Rohmer et Chabrol ; le directeur de la photographie, Henry Decaë, travaille aussi avec Melville et Truffaut. Or, Plein Soleil traite de l’imitation poussée à son comble : Ripley commence par imiter la signature et la voix de son ami avant de le tuer et de lui dérober son identité. C’est à peu près ce que fait ici Clément : il s’approprie à la quasi-perfection le style de la Nouvelle Vague.

Cette entreprise de démolition mobilisera les rédacteurs des Cahiers tout au long des années 1960.

Les Cahiers s’efforcent de démonter le film et de dénoncer son caractère frauduleux. Seuls Moullet et Hoveyda utilisent Clément comme contre-exemple, dans leurs articles sur Godard et Nicholas Ray. Pour Moullet, bien que la technique de Clément soit souvent identique à celle de Godard, ce dernier sert dans À Bout de souffle une fin supérieure et délivre un sens précis en laissant sa caméra « tourne[r], tourne[r] sans cesse en même temps que l’âme des héros. […] C’est l’expression très classique d’un comportement moderne. » Hoveyda examine quant à lui la façon dont la technique peut être féconde ou vide de sens selon le cinéaste qui l’emploie. Opposant Clément à Ray, il soutient que les gros-plans de Clément sont totalement gratuits – et Plein Soleil en regorge, notamment les coupes absurdes juxtaposant le visage d’Alain Delon à l’espadon présenté sur l’étal du marché sicilien. Ces gros plans ne révèlent rien de ce que pensent les acteurs et de ce qu’ils pourraient exprimer. Distinguer la qualité française de Bresson et Rossellini était une chose ; désormais, il s’agit d’établir une distinction entre les plagiaires de la Nouvelle Vague et leurs modèles infiniment supérieurs. Un travail de démolition s’impose, qui devra s’appuyer sur de nouveaux outils d’analyse. Cette entreprise mobilisera les rédacteurs des Cahiers tout au long des années 1960.

L’offensive s’organise

Le silence des Cahiers sur la Nouvelle Vague est particulièrement blessant pour les jeunes cinéastes, qui ont désespérément besoin du soutien de la revue. Le public s’est rué pour voir les premiers films de Truffaut et Chabrol, Les 400 Coups et Le Beau Serge – qui ont attiré, respectivement, 450 000 et 416 000 spectateurs –, mais leurs films suivants ne rencontrent pas le même succès : 100 000 spectateurs pour Tirez sur le pianiste, 53 000 pour Les Godelureaux. Et bien des critiques se montrent sceptiques. Robert Benayoun, de Positif, est aussi peu impressionné par les éléments politiques et philosophiques présents dans les films de la Nouvelle Vague que par les techniques expérimentales qu’ils utilisent. Pour lui, l’œuvre de ces jeunes cinéastes n’est qu’une fuite dans le formalisme. Leurs films démontrent une « peur » de traiter de sujets plus difficiles, peur qui « se trahit par une activité fébrile. On se réfugie dans l’anodin, dans la banalité, dès qu’on frôle le sérieux, ou la gravité. On interprète tout en gags de mise en scène, on traite en facétie une réflexion sournoise sur la trahison intellectuelle. On pratique le clin d’œil qui rassure, on clame que rien de tout cela ne porte à conséquence. Et on camoufle le vide mental d’un monologue en égrenant quelques titres de livres, ou une citation de Gorki, qu’on attribue, pour faire mieux, à Lénine. […] Sous le label de l’anarchie, on pratique l’attentisme le plus catatonique, l’hibernage mental. » Les cinéastes de la Nouvelle Vague doivent également se passer peu ou prou de l’aide de l’État, via l’avances sur recettes introduite par Malraux, qui vise à soutenir le jeune cinéma français en accordant des avances sur la présentation d’un scénario. En réalité, ce système a tendance à privilégier les films conservateurs aux dépens des œuvres plus expérimentales. Le style improvisé de Truffaut ou de Godard, l’attention scrupuleuse qu’ils portent à la mise en scène et au travail de la caméra, sont bien sûr imperceptibles à l’écrit. En comparaison, les adaptations littéraires, déjà connues et plus verbeuses, paraissent immédiatement plus prometteuses. Le système de l’avance sur recettes favorise donc les projets qu’il semble possible d’évaluer avant même qu’ils ne soient réalisés. Truffaut, Godard, Chabrol, Rohmer et Rivette n’en bénéficieront pas avant 1965. Ce n’est qu’après la Nouvelle Vague que Godard (en 1965), Rohmer (en 1967) et Truffaut (en 1968) commenceront à recevoir des aides. Rivette, lui, n’en recevra aucune pendant toutes les années 1960. En vérité, c’est une poignée de producteurs audacieux qui a permis à de nombreux films de la Nouvelle Vague de voir le jour.

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L’opposition à la ligne de Rohmer s’organise d’abord autour du « groupe des cinq », composé de Doniol-Valcroze, Godard, Kast, Truffaut et Rivette. Ils souhaitent que Rohmer ouvre davantage la revue aux nouvelles tendances du cinéma et de la culture. Mais pour Rohmer, le monde ne change pas – seul l’art possède cette qualité. À ses yeux, la création cinématographique prospère, tandis que les autres arts traversent une période de décadence. Le classicisme au cinéma n’est pas un vestige du passé, mais bien une réalité présente : « Au cinéma le classicisme n’est pas derrière, mais en avant […]. Les avions, les automobiles, les téléphones, les armes à feu […] le cinéma, loin d’en faire des monstres, les prend pour ce qu’ils sont dans l’usage quotidien : comme l’arc, le char, la nef des Anciens, ils semblent ne faire plus qu’un avec le décor qui les entoure, le geste qui les dirige ou les manie. Et la pensée qui préside à leur création semble les animer encore, leurs mouvements sont le prolongement de ceux de l’homme dont, en décuplant le pouvoir, ils exaltent la noblesse originelle. »

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La fin est proche
Le dernier cahier de Rohmer
N° 144, juin 1963

Dans un premier temps, Rohmer est invité à effectuer des changements susceptibles de refaire des Cahiers un instrument de combat. Mais le texte qu’il rédige alors, « Le Goût de la beauté », exprime sans ambiguïté sa propre conception de la ligne éditoriale. Rohmer est fier de la stabilité dont jouit la revue depuis qu’il en assure la direction. Sa préférence pour les petits budgets et l’économie de moyens – qu’il appliquera dans son propre travail de cinéaste – est établie aux Cahiers ; il ne voit aucune bonne raison de la remettre en cause. Au contraire, la revue est devenue le « journal des cinéphiles » – une part essentielle de leur conscience esthétique et une référence pour tous les amateurs de cinéma. En tant que rédacteur en chef, Rohmer reste fidèle à l’objectif premier de la revue – établir le cinéma en tant que septième art. Et il se désintéresse autant du militantisme que des dernières innovations du cinéma moderne. Bien plutôt, il estime que « le plus clair de notre combat, combat que nous comptons bien mener dans les années qui vont suivre », est de jeter les bases de « musées du cinéma » aux quatre coins du monde. Autrement dit, il entend permettre aux générations futures d’envisager le cinéma dans une optique muséale. Sous son autorité, les critiques des Cahiers doivent nourrir « l’ambitieux propos de juger sub specie aeternitatis ». Mais le groupe des cinq n’a plus l’intention de se rallier à cette cause. Les réserves de Rohmer à l’égard de la Nouvelle Vague constituent un point de discorde ; sa réticence à se pencher sur le cinéma récent finit par devenir inacceptable. Pour la première fois, des désaccords politiques aggravent les différends esthétiques : aux yeux du groupe des cinq, préférer Losey et Minnelli à Antonioni et Buñuel est le signe d’une position conservatrice, voire de droite.

Le putsch de Rivette

Rivette, le meneur du groupe, accuse Rohmer d’avoir laissé s’installer aux Cahiers un confort de caste, qui isole la revue des dynamiques actuelles, et veut pour sa part se tourner vers d’autres sources. Le nouveau cinéma européen (Bertolucci, Pasolini, les « ateliers » polonais), le cinema nôvo brésilien et le Cinéma Direct produit de par le monde commencent à recevoir une certaine attention. Rejetant la cinéphilie pure, Rivette souhaite ouvrir la revue à d’autres mouvements intellectuels. En 1962, Truffaut et Doniol-Valcroze tentent en vain de convaincre Rohmer de revoir certaines des vieilles doctrines des Cahiers. Rivette monte alors sa propre équipe. La fin du règne de Rohmer manquera de dignité pour un homme aussi élégant dans son écriture et sa mise en scène. Elle sera aussi cruelle. C’est seul que le rédacteur en chef réalise le numéro 144, tandis que l’équipe de Rivette travaille à sa propre version. Dans une ultime convulsion, Rohmer boucle sa version en pyjama après une nuit blanche au bureau. C’est son numéro qui est publié, mais ce sera le dernier. Rivette bénéficie du soutien du comité de rédaction, et désormais de la majorité des contributeurs. Le numéro 145 annonce le changement de rédacteur en chef : Rivette prend la tête de la revue, et Rohmer prend la porte.

Entre 1963 et 1965, l’ouverture qui caractérise la direction de Rivette s’assortit d’une réceptivité nouvelle à l’égard d’autres disciplines et courants intellectuels.

Dans son premier éditorial, paru dans le numéro d’août 1963, Rivette réagit au problème soulevé par Godard dans un entretien donné en 1962 : c’est « leur position de lutte, de combat » qui a fait les Cahiers, mais puisque plus ou moins tout le monde s’accorde désormais avec leurs thèses, « il n’y a plus autant de choses à dire ». Les positions qui étaient des enjeux majeurs dans les années 1950 se sont figées en « dogmes et en système », martèle Rivette. La critique doit évoluer. Les postures adoptées hier « d’un point de vue tactique » sont aujourd’hui caduques, dépassées. Le nouveau rédacteur en chef explique ensuite comment, en 1960, le fait de voir son film Paris nous appartient dans une salle bondée a bouleversé sa conception de la critique de cinéma : celle-ci doit prendre en compte le contexte de production et de réception des films. Trop fascinée par l’écran, l’approche cinéphile exclut complètement cette dimension : « Tels sont les périls de l’attitude du “pur regard” qui mène à se soumettre au film, […] à le contempler […] comme les vaches les trains qui passent, fascinées par le mouvement ou par la couleur, et peu de chances de comprendre un jour ce qui agit ces objets de la fascination. » Mais pour s’engager dans le paysage social mouvant dont le cinéma fait partie, il faut d’abord rompre avec l’ancienne ligne éditoriale. Le cinéma ne peut pas et ne doit pas être compris isolément. Au cours de leurs dix premières années d’existence, les Cahiers ont posé les bases d’une appréhension sérieuse de cet art ; à présent, la critique doit saisir les nouveaux points de tension.

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Entre 1963 et 1965, l’ouverture qui caractérise la direction de Rivette s’assortit d’une réceptivité nouvelle à l’égard d’autres disciplines et courants intellectuels : l’anthropologie, la théorie littéraire et, un peu plus tard, la psychanalyse lacanienne et l’analyse de l’idéologie développée par Althusser. Ces disciplines sont convoquées pour comprendre la nature du cinéma en tant que forme d’art propre au XXe siècle. Rivette s’inspire de tout l’éventail des nouveaux styles et des nouvelles visions émanant des autres arts. L’expressionnisme abstrait a gagné Paris avec les expositions de Jackson Pollock en 1959 et de Mark Rothko en 1962 ; la musique elle aussi explore de nouvelles formes à travers les concerts du Domaine musical de Pierre Boulez, Moïse et Aaron de Schönberg, et les œuvres de Webern, Berg et Stockhausen. Rivette n’hésite pas à affirmer que le cinéma moderne est musical. En février 1964 , les Cahiers consacrent une section entière à la bande-son. Si la politique s’est établie à travers de longs entretiens menés avec des auteurs, les nouveaux maîtres invités à répondre aux questions des Cahiers sont extérieurs au champ cinématographique. Comme Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss et Pierre Boulez, Jean-Paul Sartre est convié à un entretien, mais il décline l’invitation. La maxime de Bazin – « le cinéma est un langage » – est réexaminée à la lumière des paradigmes linguistiques du structuralisme. Cette approche conçoit le cinéma comme un réservoir de codes et de modes d’expression fonctionnant de la même façon que les signes et la syntaxe. Ces codes assurent la production du sens dans les films, mais ils sont communiqués selon des modalités multiples et complexes dont le trop vague concept de « mise en scène » ne peut entièrement rendre compte. Des alternatives sont proposées, notamment par Pasolini, qui décrit, dans un long texte de 1965 , un « cinéma de poésie » naissant qui sera la maturation du néo-réalisme ; le rejet de la « prose » narrative conventionnelle et le recours aux ellipses dans l’œuvre d’Antonioni ou de Resnais confèrent un rôle essentiel à l’interprétation, presque au point d’effacer l’auteur.

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La révolution copernicienne
L’Année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais (1961)
Crédits : Studio Canal

Dans un entretien aux Cahiers, Barthes affirme que « le sens est une telle fatalité pour l’homme qu’en tant que liberté, l’art semble s’employer […] non à faire du sens, mais au contraire à le suspendre ». L’Année dernière à Marienbad, de Resnais, a l’effet d’une « révolution copernicienne » sur les rédacteurs. Comme dans la peinture moderne, où « le travail du peintre ne consiste plus à peindre un sujet, mais à faire une toile », le travail du réalisateur « n’est plus de raconter une histoire, mais simplement de faire un film où le spectateur découvrira une histoire ». Le public devient alors « le héros du film ». Ainsi salue-t-on dans Au Hasard Balthazar de Bresson l’économie de sens et le travail soustractif : « [Il] veut que chaque image n’exprime que ce qu’il veut lui faire exprimer, après élimination de ce qu’on appelle les “bruits” […] il est obligé d’avoir recours à un jeu de l’acteur qui élimine non seulement les grimaces, mais jusqu’à l’expression, car toute expression est un peu ambigüe, par excès de significations […] l’ellipse devient obligatoire, car il ne peut pas rester sur un visage trop longtemps. » Un texte sur Belle de jour de Buñuel, saturé de jargon structuraliste, indique clairement l’arrivée des nouveaux outils critiques : « Le film s’articule selon deux séries formelles qu’il nous faut lire en faisant abstraction de tout “niveau”, de toute “hiérarchie”. » Dans l’une de ses premières contributions à la revue, Jean-Louis Comolli confirme qu’il est passé d’une attitude rohmérienne à une position rivettienne : citant Blanchot, Heidegger, Merleau-Ponty et Jung, il envisage un lien entre philosophie et cinéma, une manière de ressentir le film en le pensant. L’œuvre nouvelle ne doit pas bercer son public dans le rituel confortable de la salle obscure ; elle doit au contraire déstabiliser et provoquer la réflexion. Rivette prône lui aussi la déstabilisation : « Le rôle du cinéma, c’est d’être complètement démythifiant […], de sortir les gens de leur cocon. » Les derniers films de Federico Fellini, Miklós Jancsó, Jean-Marie Straub, Godard et Tati sont de puissants exemples du « cinéma de signification » dont parle Barthes. En redéfinissant la place de la narration, tous ces cinéastes modifient le rapport du public à la fiction. « Un film est toujours présenté sous une forme close », expliquera plus tard Rivette. C’est un certain nombre de bobines de pellicule, projetées dans un ordre précis. Mais dans tout cela, il existe et circule un certain nombre de significations, de fonctions et de formes qui peuvent rester irrésolues. Pour Rivette, cette incomplétude est la véritable force du cinéma moderne, et c’est vers elle que doivent tendre les cinéastes. Un film ou une œuvre ne doivent pas épuiser leur cohérence, se refermer sur eux-mêmes : « Il faut que ça continue à agir, et à créer d’autres sens (en prenant le mot dans une acception très large, pas uniquement des signifiés. »

La nouvelle génération

Les articles les plus importants publiés sous la direction de Rivette sont tous rédigés par les jeunes cinéphiles arrivés aux Cahiers au début des années 1960. Ils ont participé au putsch, et il n’est pas sans ironie que beaucoup d’entre eux soient entrés aux Cahiers sur l’invitation de Jean Douchet (qui a dû lui aussi quitter la revue après la prise du pouvoir par Rivette). Omniprésent sur la scène des cinéclubs parisiens, Douchet rencontrait beaucoup de jeunes cinéphiles et de critiques en herbe qu’il encourageait à écrire pour les Cahiers. Parmi les arrivants les plus influents figurent deux étudiants en médecine originaires d’Algérie : Jean-Louis Comolli (né en 1937) et Jean Narboni (né en 1941). L’un et l’autre ont fait leurs premières armes au ciné-club d’Alger avant d’aller étudier à Paris en 1961.

Comme les peintres abstraits s’étaient affranchis de la figuration, ces jeunes critiques rejettent en bloc la notion de mise en scène.

Une autre nouvelle recrue, Serge Daney (né en 1944), lit les Cahiers depuis l’âge de 15 ans. Étudiant, il a créé sa propre revue de cinéma, l’éphémère Visages du cinéma, secondé par son ami dévoué Louis Skorecki. Chose inédite aux Cahiers, Daney et Skorecki sont aussi de grands voyageurs. Ils rédigent leurs premières contributions en qualité de critiques itinérants, rendant compte de la situation en Inde, en Afrique ou en Amérique. Bernard Eisenschitz est un spécialiste de la Russie et de l’Allemagne. À son arrivée en 1967, il aide à combler un manque particulièrement regrettable. Michel Delahaye est un élève de Lévi-Strauss et un admirateur du cinéma ethnographique de Jean Rouch. L’écrivain associé au nouveau roman Claude Ollier et le critique Jean-André Fieschi – ami intime de Comolli et de Jean Eustache – rejoignent eux aussi l’équipe. Comolli prône une éthique avant-gardiste et rejette l’ « illusoire explication » de la beauté par la mise en scène. Tous ces nouveaux rédacteurs s’intéressent aux domaines théoriques les plus divers. En outre, contrairement aux rédacteurs des années jaunes, la plupart ne deviendront pas des critiques-cinéastes. Comme les peintres abstraits s’étaient affranchis de la figuration, ces jeunes critiques rejettent en bloc la notion de mise en scène. À l’origine, la mise en scène avait été invoquée contre une critique qui se concentrait exclusivement sur les thèmes et les sujets – il s’agissait alors d’affirmer que le cinéma est aussi quelque chose que l’on voit sur un écran. L’analyse de la mise en scène permettait d’appréhender les films comme expression d’une vision proprement personnelle. Dans les années 1960, tout le monde aux Cahiers s’accorde à dire que le concept a été exploité jusqu’à l’absurde. Et Bazin, dès 1953, avait émis des réserves sur son utilisation : à ses yeux, La Charge victorieuse était un bien meilleur film que L’Inconnu du Nord-Express ou que La Corde parce que « le sujet compte aussi pour quelque chose ». Comme lui, Rivette déplore que la mise en scène soit « désormais utilisée pour suggérer que tant que le mouvement de la caméra peut être qualifié de sublime, il importe peu que l’histoire soit stupide, les dialogues niais et les acteurs épouvantables ». Jugeant son effet débilitant sur les critiques actuels, « victimes » et « prisonniers » de leur propre langage, Labarthe en appelle à bannir le concept de mise en scène.

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On attend désormais des critiques qu’ils saisissent les éléments externes, contextualisent les œuvres, mettent en évidence l’environnement dont sont issus les films, leur lien avec le monde et leur manière de l’exprimer. Les divers cinémas nationaux font l’objet d’études à part entière ; on présente les conditions économiques, sociales et politiques dans lesquelles les films ont vu le jour, on retrace l’histoire de leur production. C’en est bel et bien fini de l’esprit de Cinémathèque, où les corps et les esprits étaient coupés du monde extérieur ; il est temps de rallumer la lumière. Dans un entretien avec Godard, les nouveaux rédacteurs donnent une bonne description de ce changement : « Ce qu’a fait la critique il y a dix ans, cela ressemble à la classification de Mendeleïev : on croyait qu’il n’existait que sept ou huit éléments et la Nouvelle Vague a dit que ce n’était pas sept ou huit, mais beaucoup plus, deux cents ou trois cents. C’est à partir de ça qu’est née la chimie moderne. » Rohmer était passé du « marbre au Celluloïd », mais dans le but de faire entrer le cinéma au musée. La transformation décrite ici par les Cahiers est plus spectaculaire. Le cinéma moderne est imprévisible, capricieux, ouvert à des interprétations plus libres – la critique doit s’adapter à cette nouvelle donne. Des œuvres intéressantes et novatrices voient aussi le jour ailleurs. Au milieu des années 1960, les auteurs du cinéma hollywoodien sur lesquels les hitchcockohawksiens ont attiré l’attention se font vieux. Leurs dernières œuvres déçoivent leurs adeptes : Les 55 Jours de Pékin de Ray, Le Sport favori de l’homme de Hawks, Les Cheyennes de Ford, Exodus et Première victoire de Preminger, Le Rideau déchiré d’Hitchcock. L’horizon cinématographique s’est élargi à l’Inde (Satyajit Ray), au Japon (Kurosawa), au Brésil (Rocha), à la Tchécoslovaquie (Milos Forman, Jan Svankmajer), à la Pologne (Polanski, Wajda), à l’URSS (Tarkovsky), à l’Allemagne (Danièle Huillet et Jean-Marie Straub), à la Suède (Bergman), à l’Italie (Antonioni, Fellini, Pasolini), et le paysage français a lui aussi changé (Buñuel, Marker, Resnais, Rouch). En collaboration avec les ciné-clubs, les Cahiers lancent en 1966 une nouvelle section internationale couvrant les dernières sorties du monde entier. Comolli salue la naissance d’un nouveau cinéma politique, « à la pointe d’un combat qui n’est pas seulement d’ordre artistique, mais qui concerne une société, une morale, une civilisation ». Pour comprendre ce cinéma, il faut rompre avec la triade film-public-auteur. À ses débuts, la Nouvelle Vague était parvenue à toucher un large public en faisant de l’art, non de la qualité française. Or, depuis le début des années 1960, la fréquentation des cinémas s’amenuise. L’appétit pour les films de la Nouvelle Vague diminue rapidement, et les masses vont de plus en plus chercher les images en mouvement du côté de la télévision. Les nouveaux films produits de par le monde n’ont pas toujours une orientation populaire ni une portée internationale. Les Cahiers ne se soucient guère de ces évolutions – ils sont convaincus que les films finiront par trouver leur public. Ce changement de position rend la revue nettement plus méfiante à l’égard du cinéma grand public – les œuvres intéressantes se déplacent vers la marge, car elles y sont toujours plus contraintes. Désormais, c’est surtout en dehors du système qu’il faut chercher l’innovation et la créativité.

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En 1964, les Éditions de l’Étoile, qui publient les Cahiers, sont rachetées par Daniel Filipacchi. À l’époque, celui-ci est surtout connu pour avoir lancé le magazine et l’émission de radio Salut les copains. Il possède également plusieurs titres comme Mademoiselle âge tendre, Lui, Playboy ou Penthouse, qui s’adressent à un lectorat jeune et masculin. Pour les rédacteurs, le rachat est difficile à avaler ; ce sera aussi l’une des principales causes de la longue rupture de Godard avec la revue, en 1967. Pourtant, excepté son penchant pour les images de film tape-à l’œil, Filipacchi imposera peu d’exigences aux Cahiers. Et si la revue effectue sa première grande refonte l’année de son arrivée, c’est moins à cause du changement de propriétaire que des récentes évolutions intellectuelles de ses membres.

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La modernité
Le Désert rouge, de Michelangelo Antonioni (1964)
Crédits : Carlotta

C’en est fini de la fameuse couverture jaune : les Cahiers seront chaque mois d’une couleur différente. En 1966, l’image en noir et blanc du coup de cœur du mois passe elle aussi à la couleur. Il est significatif que la nouvelle équipe s’en soit immédiatement pris à l’apparence familière et rassurante des Cahiers jaunes. Le refus de laisser aux lecteurs ce symbole identifiable exprime bien la critique de la cinéphilie à l’ancienne qui ne cesse de se durcir dans les pages de la revue – une purge interne de la nostalgie de l’âge d’or. La prise de pouvoir de Rivette a certes été décisive, mais le classicisme de son prédécesseur a cédé la place à une multitude de questions plutôt qu’à une ligne alternative bien définie. Par sa diversité même, le nouveau comité de rédaction – composé de voyageurs, de médecins, de romanciers, d’anthropologues – reflète en partie cet état de fait. La revue devient protéiforme et s’épaissit pour atteindre 50, 70, 80, et même 200 pages en décembre 1963. Pourtant, les ventes demeureront stables – autour de 15 000 exemplaires par mois – tout au long des années 1960. En octobre 1964, une image du Désert rouge d’Antonioni orne la dernière couverture jaune. Un cliché du même film figure sur la couverture du numéro suivant, mais Monica Vitti – montrée non plus à l’intérieur de la voiture, mais à côté – est cette fois cernée d’un cadre orange vif. Le Désert rouge est tout indiqué pour clore le chapitre des années jaunes et lancer la nouvelle formule. Il représente en effet l’extrême pointe du cinéma moderne, et c’est exactement le genre de film qui a divisé le comité de rédaction avant le putsch de Rivette. Dans un article qu’on peut considérer comme un prologue du cycle éditorial à venir, Comolli explique l’importance de ce film. Le Désert Rouge est un film sur notre monde, qu’il nous demande de regarder d’un œil neuf. Antonioni nous apprend « qu’on ne comprend et ne connaît que le déjà connu, alors qu’on vit dans et de l’inconnu. Il nous redit que nous marchons au milieu du désert avec notre oasis portative, mais que ce que nous croyons oasis est un désert, et le désert une oasis ». Un monde de possibilités bien plus complexe s’est ouvert, que ne saurait exprimer la fidélité à l’auteur seul. Les rédacteurs vont dès lors abandonner les confortables préceptes de la classification des éléments de Mendeleïev et s’acheminer vers un avenir aussi exaltant que multicolore.


Cette histoire est adaptée de Brève histoire des Cahiers du Cinéma, paru aux Prairies Ordinaires. Couverture : Cahiers du Cinéma, avril 1951. Création graphique par Ulyces.