Mihai

En février 2014, le président russe Vladimir Poutine a inauguré les Jeux olympiques et paralympiques d’hiver au stade Ficht de Sotchi, sur les bords de la mer Noire. Sept ans de travaux, un coût annoncé de plus de 40 milliards d’euros : les Jeux d’hiver en Russie représentent l’événement sportif le plus cher de l’histoire. Pourtant, l’évocation de ce complexe extravagant et des deux semaines de festivités n’inspire que de la peine à la famille moldave de Mihai Cernisov. En juillet 2013, Mihai avait 22 ans. Jeune  marié, il était impatient de gagner de l’argent. Sa femme, Mariana, était enceinte de six mois de leur premier enfant, un garçon. Ils voulaient acheter leur propre maison. Mais en Moldavie, république pauvre de l’ex-bloc soviétique coincée entre la Roumanie et l’Ukraine, le chômage atteint des taux records parmi les jeunes. Trouver un travail bien payé était quasiment mission impossible.

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Le stade olympique en construction
Crédits : Rob Hornstra

Un ami a dit à Mihai qu’on recherchait des ouvriers sur les sites de construction olympiques en Russie. À la clé, 1 000 euros par mois, soit plus de cinq fois le salaire moyen en Moldavie. Tout se faisait dans l’illégalité, mais pour les milliers de Moldaves qui travaillaient à Sotchi à l’époque, ce détail avait peu d’importance. Deux jours plus tard, Mihai et son jeune cousin Iura ont parcouru 1 200 km en bus pour rejoindre la future ville olympique. Il a laissé son épouse au pays, sachant qu’il ne serait peut-être pas là pour assister à la naissance de leur fils. Avant de partir, il a choisi un nom pour leur garçon : Bogdan. Arrivés à Sotchi, les deux garçons ont été engagés par un contractant privé sur le chantier du stade Ficht. Ils devaient remplacer les câbles électriques et vidéos de l’endroit. « On posait juste les câbles sur les clôtures », raconte Iura. « On ne touchait pas à l’électricité. » Leurs employeurs ont promis à Mihai et Iura que des contrats de travail en bonne et due forme ne tarderaient pas à arriver. Jusque là, ils devaient attendre au point de contrôle du site que les agents de sécurité s’éloignent avant de s’introduire à l’intérieur. « Nous n’avions pas de permis, donc on ne pouvait pas toujours aller travailler », dit Iura. « On a fait le nécessaire et on attendait de les recevoir. » Les deux hommes portaient des gants mais ils n’ont pas reçu de formation de sécurité. Il n’y avait de plus aucun employé qualifié pour assurer la sécurité sur le site. « On nous disait d’être prudents », dit Iura. « C’était ça notre formation. »

Adler, RUSSIA, 2011 - Olympic stadiums being built at the Black Sea coast in the Imeretin Valley. The 2014 Winter Olympics, officially the XXII Olympic Winter Games, or the 22nd Winter Olympics, is a major international multi-sport event scheduled to be celebrated from 7 to 23 February 2014, in Sochi, Russia with some events held in the resort town of Krasnaya Polyana. Both the Olympic and Paralympic Games are being organized by the Sochi Organizing Committee (SOOC). The 2014 Winter Olympics will become the second Olympics hosted by Russia. Previously, Russia hosted the 1980 Summer Olympics in Moscow.

À l’arrière-plan, le stade Ficht
Crédits : Rob Hornstra

Le mercredi 11 septembre, les hommes travaillaient sur les câbles comme à leur habitude, les étirant le long des clôtures en métal sur tout le périmètre. Iura avait terminé plus tôt et il était en train de nettoyer son poste avant d’aller déjeuner. « C’est là que j’ai entendu les cris », dit-il. « J’ai vu les fils barbelés tressauter au-dessus de ma tête. Au début, je n’ai pas compris ce qu’il se passait. » Les responsables du site avaient garanti que l’électricité était coupée, mais un câble sous tension laissé par un autre ouvrier pendait sur la clôture. Personne ne l’avait remarqué. Et sans qu’on sache comment, la tête de Mihai a touché le câble, l’électrocutant et projetant son corps plusieurs mètres en arrière. Ses collègues ont essayé de le ranimer alors que son corps devenait bleu. Leurs efforts étaient vains. Mihai est mort sur le coup. Conscients que l’ambulance et la police étaient en route pour s’occuper du malheureux étendu dans la poussière, les agents de sécurité ont ordonné à Iura et ses collègues de quitter le site sans perdre une minute. « Ils savaient pertinemment que nous n’avions pas de permis et ne voulaient pas avoir de problèmes », dit-il. Le lendemain, la police l’a appelé pour l’interroger. « Ils ont posé beaucoup de questions », dit-il. « Qu’est-ce qu’il s’était passé ? Comment nous nous étions retrouvés là ? Ils voulaient tout savoir, y compris sur les permis de travail, mais je n’ai pas dit grand-chose. » La police a relâché Iura sans prendre de déposition officielle. Plus tard dans la journée, la sœur aînée de Mihai, Ana, est arrivée à Sotchi pour identifier le corps. « J’ai vu son visage, ses cheveux… Il avait l’air de dormir. »

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Des immeubles de Sotchi
Crédits : Rob Hornstra

Deux jours après la mort de Mihai, la police a remis sa dépouille à la famille, promettant d’enquêter sur l’incident. Deux ans après, les autorités russes ne leur ont toujours pas fourni de rapport concernant la mort du garçon. Ana a quitté la morgue avec le corps de Mihai et une poignée de documents officiels, dont un certificat de décès russe, signé par deux docteurs du bureau du médecin légiste de la ville de Krasnodar. Les documents présentent deux inexactitudes : ils indiquent que Mihai est mort sur le site de construction de la piste de course de Formule 1, également située à Sotchi, et qu’il était « sans emploi». « Sans emploi… », s’indigne Ana. « Comment peut-on prétendre qu’il travaillait ici par hasard ? » L’entreprise a payé pour le rapatriement du corps de Mihai. À l’aéroport international de Sotchi, un homme russe est venu trouver Ana. Il ne s’est pas présenté et s’est contenté de lui donner une enveloppe contenant 300 000 roubles (environ 6 000 euros) pour les frais funéraires, lui en promettant plus. « Il a juste dit “bonjour”, il m’a présenté ses condoléances et il m’a donné de l’argent. »

Des centaines de morts

L’homme travaillait pour RZDstroy, une filiale de la Compagnie des chemins de fer russes, détenue par l’État et gérée par Vladimir Yakounine, allié de longue date de Vladimir Poutine. En 2015, le gouvernement américain a ajouté Yakounine sur la liste des individus sanctionnés suite à l’annexion de la Crimée par la Russie. En 2010, la Compagnie des chemins de fer russes est devenue partenaire officielle d’Olympstroi, la compagnie publique chargée de superviser l’essentiel des contrats et des constructions pour les Jeux olympiques d’hiver.

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Une construction d’RZDstroy
Crédits : RZDstroy

Environ 23 % du budget olympique a été alloué à la Compagnie des chemins de fer russes, soit huit milliards d’euros. Son mandat a été placé sous le sceau du scandale et des accusations de surfacturation. En mars 2015, le quotidien économique russe Vedomosti a révélé que l’entreprise devait payer une amende de 240 millions d’euros du fait de l’incapacité de RZDstroy à remplir son contrat pour la construction d’appartements à Sotchi. La Compagnie des chemins de fer russes et RZDstroy nient toute implication dans la mort de Mihai et affirment que l’entreprise n’a déploré qu’un seul accident mortel sur les chantiers de Sotchi.

Le 20 décembre 2013, un soudeur du nom de « S. V. Bukhonov » serait mort après que la flèche d’une grue lui soit tombée dessus. L’entreprise a ignoré nos questions à propos de la mort de Mihai et Bukhonov. À l’enterrement de Mihai, un de ses employeurs a dit à Mariana que RZDstroy leur offrirait une aide financière régulière, à elle et Bogdan. Elle a reçu un paiement supplémentaire de 600 euros, puis les versements se sont arrêtés. Un rapport de Human Rights Watch datant de 2013 estime que 70 000 ouvriers migrants ont participé à la construction des Jeux de Sotchi. Nombre d’entre eux ont subi de longues heures de travail, de salaires impayés et de logements surpeuplés. Certains employeurs confisquaient même leurs passeports. Le nombre de morts exact sur les chantiers n’est pas connu, mais les chiffres officiels ne concordent pas avec ceux des pays de résidence des ouvriers. Plus tôt cette année, nous avons contacté les autorités moldaves afin de consulter les certificats de décès émis par Sotchi. Le ministère de l’Intérieur rassemble les données des familles demandant des fonds publics pour payer les frais d’inhumation. Ces registres indiquent que 33 Moldaves sont morts à Sotchi depuis 2009, dont 19 entre 2012 et 2013. L’inspection du travail de Russie, responsable du recensement des décès, affirme que 26 ouvriers sont morts à Sotchi entre 2012 et 2013.

La communauté ouzbèke a été la plus touchée.

La plupart des ouvriers migrants venaient d’Asie centrale, dont une minorité de Moldavie. La probabilité que plus des trois quarts des morts soient de nationalité moldave est maigre… Dans un communiqué officiel, l’inspection du travail affirme que « la sécurité des ouvriers était correctement assurée » à Sotchi et que les accidents mortels parmi les ouvriers sur le site des jeux étaient « quatre fois moins élevés que la moyenne » pour l’industrie du bâtiment russe dans son ensemble. Pour sa part, le Royaume-Uni n’a déploré aucun accident mortel parmi les ouvriers lors de la construction des Jeux olympiques de 2012. Vancouver n’a déploré qu’un mort avant les Jeux d’hiver de 2010, et la Chine déclare que dix ouvriers sont morts pendant la construction des jeux de Pékin la même année. Les ouvriers de Sotchi nous ont confié que les décès étaient quotidiens sur les chantiers et que le nombre de morts se compte en centaines. La communauté ouzbèke est celle qui a été la plus touchée.

Ouzbeks

La république autoritaire d’Ouzbékistan fournit désormais tellement d’ouvriers migrants à la Russie qu’en russe, le terme « ouzbek » qualifie une personne venant des anciennes nations soviétiques d’Asie centrale. Le service des migrations russe a déclaré le 4 décembre 2014 qu’il y avait 2,15 millions d’Ouzbeks officiellement enregistrés en Russie. Ajoutez à cela les migrants en situation irrégulière et vous obtiendrez un chiffre considérablement plus élevé.

Village détruit pour la construction d’infrastructures des JO
Crédits : Rob Hornstra

Beaucoup d’entre eux quittent l’Ouzbékistan pour échapper aux violations des droits de l’homme dont ils sont victimes et au travail forcé dans les champs de coton. Une fois en Russie, ils font face à des conditions de vie difficiles, à la xénophobie et au travail clandestin dans le secteur du bâtiment, qui brasse approximativement 135 milliards d’euros par an. Quand l’heure est arrivée de s’attaquer à la construction des infrastructures olympiques de Sotchi, la Russie a fait de la communauté ouzbèke expatriée un capital humain utile. La détresse de cette main d’œuvre clandestine rappelle celle des migrants népalais au Qatar, où des centaines d’individus meurent sur les chantiers de la Coupe du monde 2022. Mahsud Abdujabbarov vient tout juste de passer deux mois dans une cellule de prison à Tachkent, la capitale ouzbèke.

En août, les autorités russes l’ont expulsé du pays. Lorsqu’il est arrivé en Ouzbékistan plus tard dans la journée, la police secrète l’a accueillie à l’aéroport. Son crime ? En tant que chef du Centre inter-régional pour l’éducation des migrants à Moscou, il s’est battu pour les droits juridiques des ouvriers migrants. Il avait publié peu de temps auparavant les résultats préliminaires de recherches sur les Ouzbeks morts en Russie.

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Vladimir Poutine et le président ouzbek Islam Karimov
Crédits : Kremlin

Avec deux collègues russes, il affirme que 48 500 Ouzbeks sont morts en Russie au cours des quatre dernières années. Ces chiffres proviennent du ministère des Situations d’urgence de Russie, du ministère de l’Intérieur, des hôpitaux locaux et des aéroports expédiant des cercueils en Ouzbékistan. Certains décès, dit-il, sont dus à des causes naturelles telles que l’insuffisance cardiaque.  D’autres sont imputés à des accidents ou des meurtres racistes. 42 % des morts, soit près de 18 000 personnes, sont survenues sur les chantiers russes. Abdujabbarov nous a confié qu’au moins 120 Ouzbeks avaient été tués pendant la construction des infrastructures olympiques. « Il y a plusieurs raisons à la mort des ouvriers », dit-il, « mais les principaux coupables sont les employeurs. Des gens sans formation professionnelle et sans contrôle approprié ont dû effectuer des tâches très dangereuses» « Sans compter qu’ils devaient travailler sans arrêt », ajoute-t-il, « parfois même sans dormir… Certains ouvriers sont morts à cause d’un manque de concentration car ils étaient épuisés. » Depuis sa sortie de prison, Abdujabbarov a fui l’Ouzbékistan et se cache. Il ne peut pas retourner en Russie ni retourner voir sa femme.

Les fantômes de Sotchi

Les droits des migrants ont également été bafoués par la corruption régnant autour des Jeux. Avec un coût total de 45 milliards d’euros, l’événement a essuyé de nombreuses accusations de détournement de fonds. Une enquête a été menée sur les employés d’Olympstroi, l’entreprise publique russe en charge de la gestion des Jeux. Ils ont été accusés de malversations, mais aucune inculpation officielle n’a eu lieu à ce jour. En 2010, des fonctionnaires russes ont également ouvert une enquête concernant Vladimir Leschevsky, un ancien représentant du département des Affaires présidentielles supervisant les contrats de construction. Il aurait accepté des pots-de-vin. Valery Morozov est l’ancien directeur de l’entreprise de construction russe Moskonversprom. Il vit à présent en exil en Grande-Bretagne et nous a confié qu’il avait personnellement versé des millions en pots-de-vin à Leschevsky.

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Le site des JO
Crédits : DR

Le haut-fonctionnaire aurait ensuite fait pression sur lui pour qu’il sous-traite le travail à des sociétés venues d’ex-Yougoslavie. L’une de ces entreprises, Putevi Udice, est basée en Serbie et appartient à l’homme d’affaires Basil Micic. Putevi a reçu des centaines de millions d’euros en contrats pour construire ou rénover des sites à Sotchi, y compris l’aéroport de la ville et l’hôtel Kamelia, un complexe de luxe estampillé « 5 étoiles ». Malgré ces énormes flux de capitaux, des ONG et certains employés ont accusé Putevi de ne pas payer les salaires. Misha a travaillé illégalement à Sotchi pour Putevi de 2012 à 2014. Le travailleur moldave raconte qu’il a eu vent de la mort d’au moins sept ouvriers qui travaillaient pour Putevi. « Trois d’entre eux venaient d’Ouzbékistan », dit-il, « et Putevi a payé de grosses sommes pour les dissimuler. » L’entreprise serbe n’a pas souhaité répondre à nos questions. Finalement, les charges contre Leschevky n’ont pas été retenues et le gouvernement l’a discrètement transféré dans un autre département. Morozov raconte que la preuve vidéo contre Leschevsky a été « égarée ». Probablement utilisée par les services de renseignement russes (FSB) pour acheter le fonctionnaire, d’après lui. Les discussions autour de la mort des ouvriers ouzbeks étaient fréquentes sur les chantiers de Sotchi. Misha et un de ses collègues qui a souhaité conserver l’anonymat ont évoqué la rumeur d’une tombe qui aurait été creusée à Rosa Khutor, où les épreuves olympiques de ski avaient lieu. Elle contiendrait les corps d’une demi-douzaine d’ouvriers.

La cérémonie d’ouverture des JO de Sotchi
Crédits : AFP

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Le jour de l’ouverture des Jeux, le président turc Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, a rencontré Vladimir Poutine. Ce dernier a ouvertement loué les efforts des entreprises en bâtiment turques. Il a déclaré : « Je veux exprimer notre gratitude envers les entrepreneurs turcs pour leur travail à Sotchi… Ce que nous voyons ici est une réussite commune. » Les entreprises turques font l’objet de graves accusations envers leurs pratiques de travail. Un travailleur ouzbek, Adijilon, nous a confié qu’il avait été témoin de la mort de trois ouvriers illégalement employés par l’entreprise de bâtiment turque Ant Yapi, pendant la construction de l’hôtel Azimut. « Il y a un gars a été renversé par une grue », dit-il. « Le conducteur ne l’a pas vu et il ne nous a pas compris quand nous avons criés, car il était turc. Ils ont dû appeler la police car les Ouzbeks voulaient le tuer. Les patrons d’Ant Yapi ont renvoyé le conducteur en Turquie. »

En septembre 2012, Adijilon raconte que les responsables du chantier d’Ant Yapi a ordonné à un ouvrier ouzbek de grimper six étages pour verser du béton à l’intérieur du bâtiment.

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Des travailleurs sur les chantiers de Sotchi
Crédits : DR

« Au début, il a refusé », dit Adijilon. « Il leur a expliqué que ce n’était pas son métier et qu’il avait le vertige. »

Mais les chefs ont insisté et ont menacé de le renvoyer s’il n’obéissait pas. Il est mort en tombant du sixième étage. Son épouse et ses quatre filles l’attendaient au pays. C’est un ami qui a ramené son corps à sa famille en Ouzbékistan. « Certains ouvriers disent que Ant Yapi a donné 100 000 roubles (1 500 euros) à sa famille. D’autres disent qu’ils n’ont rien reçu », poursuit Adijilon. Ant Yapi n’a pas souhaité répondre à nos questions.

L’architecte turc Destan Kiliç est arrivé à Sotchi début 2013, employé d’abord par l’entreprise de construction russe TransKomStroy puis par l’entreprise turque Monolith.

Elles travaillaient en collaboration étroite avec Sembol, une entreprise basée à Istanbul, sur la construction d’équipements de loisirs à Krasnaïa Poliana, un site de 800 000 m2 situé dans les collines surplombant la ville. Kiliç a quitté le site soudainement en février 2014 après une violente dispute avec ses employeurs concernant le traitement des ouvriers migrants. Kiliç raconte que le projet reposait entièrement sur les épaules d’ouvriers clandestins et que pendant qu’il travaillait là-bas, on a déploré plus d’une centaine de morts. « Il y avait beaucoup d’Ouzbeks parmi les morts et de travailleurs sans papiers », dit-elle. « Les nouvelles de la mort des ouvriers arrivaient tous les jours. » Mais rien n’a jamais été noté nulle part, car ils étaient sans papiers.

1 200 km

Kiliç relate un incident durant lequel un travailleur monté à haute altitude sans équipement adéquat est mort dans sa chute. Lorsque les ouvriers ont trouvé son corps, le personnel de l’entreprise a attaché une ceinture de sécurité à son cadavre et pris des photos. Ils ont fait ça pour pouvoir accuser le travailleur d’être seul responsable de sa mort, selon elle.

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Vue aérienne du site de Krasnaïa Poliana
Crédits : Mikhail Mokrushin

« Aucune mesures d’hygiène et de sécurité n’étaient prises », ajoute-t-elle. « Il n’y avait pas le personnel de sécurité nécessaire. À Sotchi, les entreprises déclaraient simplement que tel ingénieur était leur agent de sécurité. » Kiliç s’est plainte à ses patrons, mais le mépris du bien-être des ouvriers venait directement d’en haut. Lors d’une dispute, les priorités ont été exprimées clairement par Aytekin Gultekin, le patron de Sembol Construction. « La direction m’a dit : “C’est une guerre. Tout est permis.” », affirme Kiliç. « Ceux qui mourront, mourront. Et ceux qui seront renvoyés chez eux, seront renvoyés chez eux. Tout ce qui importe, c’est de terminer le boulot. » Elle ajoute que cette brutalité s’appliquait aussi aux femmes ouzbèkes employées comme femmes de ménage, serveuses ou cuisinières. Elle affirme que les agressions sexuelles de la part de la direction étaient monnaie courante. « Les hommes forçaient les femmes à coucher avec eux », dit-elle. « Toute cette atmosphère était répugnante. »

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Le futur siège de Sembol à Istanbul
Crédits : Sembol

Un responsable de Sembol, qui a demandé à rester anonyme, nous a confirmé que le viol et les agressions sexuelles des femmes ouzbèkes étaient fréquents et réalisés en toute impunité. « C’était extrêmement, extrêmement commun… », dit-il. « Et la plupart des cas ne vont pas au tribunal car les femmes ouzbèkes sont des villageoises sans éducation, qui travaillent dans la clandestinité. La direction ferme toujours les yeux. »

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Le 2 décembre 2010, le comité exécutif de la FIFA a voté à Zurich pour que la Russie accueille la Coupe du monde de 2018. Le tournoi doit se dérouler dans 11 villes, principalement dans l’ouest du pays. Il s’agit une fois encore d’un énorme projet de construction, que le Premier ministre russe Dmitri Medvedev évalue à près de 20 milliards d’euros. Tout comme pour les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi, la plupart des gros travaux reposeront sur les épaules des migrants. Dans la ville de Samara, au nord de la frontière avec le Kazakhstan, le ministère pour le Travail, l’emploi et l’immigration recense déjà 56 000 ouvriers migrants. Au total sur les 11 villes, le nombre sera probablement de l’ordre de centaines de milliers.

Plus d’une dizaine d’ouvriers ont déjà « officiellement » trouvé la mort sur les chantiers de la Coupe du monde.

Le parlement russe a pris les mesures nécessaires pour s’assurer que le véritable nombre ne soit jamais connu. En juillet 2013, le gouvernement a promulgué une loi retirant plusieurs clauses au Code du travail accordées aux ouvriers de la Coupe du monde de 2018 – dont les migrants. Applicable à toutes les entreprises russes et celles travaillant pour la FIFA, aux contractants et aux sous-traitants associés aux projets de construction du tournoi, elle suspend les droits des ouvriers au paiement des heures supplémentaires, aux horaires de travail fixes et aux vacances. Elle permet de plus aux entreprises d’embaucher et de renvoyer les ouvriers migrants sans devoir obtenir le moindre permis de la part de l’État, ni même d’informer les autorités fiscales ou migratoires. Cette loi préoccupe beaucoup les organisations de réglementation internationale du travail, pour qui elle facilite la migration et les pratiques d’embauches obscures, y compris le travail forcé et celui des mineurs. Selon Anna Bolsheva,qui travaille pour l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois, une organisation basée à Genève, plus d’une dizaine d’ouvriers ont déjà « officiellement » trouvé la mort sur les chantiers de la Coupe du monde. « Malheureusement, il est quasiment impossible pour les ouvriers migrants d’obtenir un statut légal en Russie », dit-elle. « Quand ils viennent en Russie, ils se retrouvent dans une position des plus vulnérables… et les employeurs en profitent. Lors des Jeux de Sotchi, ça a atteint des sommets : les droits des ouvriers ont été brutalement violés et personne n’a écopé de la responsabilité de ces abus, y compris dans des cas de mort. »

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En Moldavie, Ana raconte que la famille de Mihai a perdu tout espoir de voir la Compagnie des chemins de fer russes comparaître un jour au tribunal pour la mort de son frère. Les experts légaux les ont dissuadés d’intenter la moindre action en justice, car cela leur coûterait trop cher et que la corruption était trop présente en Russie pour espérer une issue favorable.

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Mariana et Bogdan
Crédits : The Black Sea

Deux mois après la mort de Mihai, sa femme Mariana a donné naissance à leur fils, qu’elle a appelé Bogdan comme il le souhaitait. « Je ne veux pas que quelqu’un aille en prison pour ça », dit Ana. « Mais Mihai était le seul soutien qu’avait Mariana. Il voulait aller à Sotchi pour trois mois jusqu’à la naissance de Bogdan. Il voulait qu’ils aient leur propre maison et il travaillait dur pour ça. » À la morgue, Ana a rencontré les familles de trois autres ouvriers moldaves morts sur les chantiers. Ils ont dit à Ana qu’ils l’enviaient. Elle a été déroutée, jusqu’à ce qu’ils lui expliquent qu’elle avait la chance de pouvoir rapatrier le corps de son frère à la maison par avion. Pour leur part, ils devaient rapatrier les cadavres de leurs maris et de leurs fils en voiture, lors d’un trajet de 1 200 km autour de la mer Noire, pour leur offrir la sépulture qu’ils méritaient.


Traduit de l’anglais par Marine Périnet d’après l’article « Ghosts of Sochi », paru dans The Black Sea. Couverture : Travaux pour l’accueil des Jeux Olympiques de Sotchi (Rob Hornstra)