4 juillet 2012. C’est la canicule dans la ville de Star City, en Virginie-Occidentale, au début du mois le plus chaud de l’année. Tandis que les uns se réfugient dans l’obscurité et la fraîcheur des salles de cinéma du centre commercial de Morgantown, devant The Amazing Spider-Man ou Magic Mike, les autres échappent à la chaleur en piquant une tête dans la rivière Monongahéla. Skylar Neese, elle, traîne son ennui et ses seize ans dans l’appartement familial. Se sentant rejetée par ses amies, parties en vacances ensemble, elle lance un tweet qui exprime toute sa frustration : marre d’être coincée dans ce putain d’appart’, merci à mes « amies », j’adore passer du temps avec vous.

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Skylar Neese

« Je lui ai dit : “Skylar, pourquoi n’ouvres-tu pas un livre ?” » se souvient sa mère, aujourd’hui assise dans le salon, désignant la bibliothèque pleine à craquer. « Après avoir dévoré la saga Twilight, elle venait de se mettre aux classiques. Elle avait adoré Les Grandes espérances. » Skylar, avec ses yeux d’un bleu vif hérités de sa mère, son teint d’ivoire et sa fossette au menton, allait passer en première à University High School (UHS) avec les félicitations. Elle excellait dans les deux matières dont elle avait horreur : les mathématiques et la biologie. En juillet, elle avait déjà pris de l’avance sur les lectures imposées avec Devant la douleur des autres, de Susan Sontag, et Le Faiseur de pluie, de Saul Bellow, dont le personnage principal maîtrise à merveille le langage Twitter : « Sans passion pour m’emporter, je n’accomplis jamais rien… Tout seul je suis plutôt doué, mais mettez-moi au milieu d’un groupe, et là, dégâts assurés. » Ainsi que le cri du cœur de tous les adolescents : « Je veux, je veux, je veux, je veux, je veux ! » Skylar voulait être avec ses meilleures amies. Cette nuit-là, avant de se coucher, elle tweete : le stress aura ma peau. Le jour suivant, un jeudi, en rentrant de son job du soir chez Wendy’s, elle trouve ses parents devant la télévision – Mary, confortablement installée dans son fauteuil inclinable, et son père, Dave, allongé sur le canapé. Elle les embrasse, leur dit qu’elle les aime, puis qu’elle est fatiguée et monte directement se coucher. Lorsqu’ils ont revu pour la dernière fois leur fille unique, c’était sur les images en noir et blanc d’une vidéo de surveillance de piètre qualité. Elle est sortie en douce par la fenêtre de sa chambre, au rez-de-chaussée, en pleine nuit, sac sur l’épaule, ses cheveux battant au vent dans sa course vers la voiture qui l’attend sur le petit parking. Lorsqu’on voit Skylar grimper dans la voiture, sur les ultimes secondes du film enregistré par les caméras de surveillance du bâtiment, on a envie de l’arrêter et de lui crier : « Stop, n’y va pas ! » Mais la portière se referme, la voiture démarre, et elle disparaît.

La toile

Toutes les adolescentes de 16 ans ont un souvenir de guerre. Même la plus chanceuse, la plus jolie, la plus populaire des filles a ses cicatrices. Nous avons toutes blessé quelqu’un. Et nous avons toutes été blessées un jour. Nous sommes toutes les personnages de Sa Majesté des mouches et de Lolita malgré moi, ou ceux qui se battent pour leur survie dans Hunger Games.

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Inséparables
Rachel, Skylar et Shelia
Crédits : Twitter

Dans cette version adolescente de Game of Thrones, il nous faut un allié, quelqu’un pour nous aider à nous défendre des frondes et des flèches de nos rivaux et de nos bourreaux. Skylar et Shelia Eddy étaient inséparables depuis l’âge de 7 ou 8 ans. « Shelia ne prenait même plus la peine de frapper à la porte, elle entrait, tout simplement », se souvient Dave Neese, un homme doux tout en muscles, les yeux noirs et les cheveux coupés ras. Toujours à s’occuper des personnes en détresse, Skylar s’était immédiatement prise d’affection pour Shelia, fille unique de parents divorcés. Avec ses 45 kilos toute mouillée, Shelia ne payait pas de mine, mais elle était aussi sauvage que les Appalaches environnantes. « Skylar pensait pouvoir la sauver », raconte Mary, qui est employée administrative. « Je l’entendais souvent au téléphone lui remonter les bretelles : “Ne sois pas idiote ! Qu’est-ce que tu croyais ?” D’un autre côté, Shelia était très amusante. Elle avait toujours des idées folles, un vrai petit diable. » C’est en seconde – la première fois qu’elles ont fréquenté le même établissement – qu’elles ont fait la connaissance de Rachel Shoaf, qui sortait d’un collège catholique et avait un demi-frère plus âgé. Tandis que Shelia était laissée à elle-même, Rachel, dont les parents étaient également divorcés, appartenait à une famille très croyante.

Cet automne-là, les trois jeunes filles sont devenues les meilleures amies du monde. Skylar et Rachel étaient toujours en compétition pour l’amitié de Shelia, qui profitait de l’emprise qu’elle avait sur ses amies. Ce n’est pas un hasard si Girls et Sex and the City mettent en scène quatre amies et pas trois. Trois, c’est beaucoup trop, tandis que quatre, cinq, ou plus, contrairement à ce que voudrait la logique mathématique, non. Toutes les filles qui se sont retrouvées piégées dans un triangle amical le savent. Elles connaissent bien l’angoisse latente ressentie par toutes les parties, et savent que les degrés d’amour et l’équilibre des pouvoirs sont toujours en mouvement. « Le problème », écrivait feu Thomas Fogarty, docteur en médecine, thérapeute familial respecté et spécialiste des relations triangulaires, « c’est que les lignes (les relations) sont figées, fermées et déterminantes pour chaque élément du trio ». Toute action de la part d’un membre entraîne la réaction des deux autres, de sorte qu’ils « ont du mal à maintenir leur proximité… l’un des membres fusionne avec l’autre, ils deviennent ainsi quasiment indistincts… Il est alors difficile de déterminer ce qui est soi et ce qui est l’autre », de sorte que le troisième membre est tenu à distance, toujours à l’intérieur du triangle, mais laissé à l’écart, spectateur de la proximité qu’il rêve de partager, se sentant ainsi abandonné.

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Les forêts de Virginie-Occidentale
Crédits : Forest Wander

Séduisantes chacune à leur manière, les trois ados auraient pu sortir tout droit d’une série de la chaîne CW : Rachel, grande et rousse, croyante, la star des spectacles de fin d’année ; Skylar, la petite brune angélique, vivante et loyale ; et Shelia, alternant entre un blond décoloré et un noir corbeau, toujours partante pour tout, charismatique, toute de sensualité, image d’Épinal de la  Reine du printemps saluant la foule sur son char lors d’un cortège. Et bien qu’elles aient habité dans des banlieues différentes de Morgantown, elles vivaient virtuellement ensemble dans le monde numérique. Elles passaient leurs vies à publier des posts, envoyer des textos, à tweeter, à retweeter… des conversations entières de 140 signes, exprimant leurs émotions en émoticônes. Comme le dit Skylar dans un tweet du 4 avril 2012 : Twitter semble m’engloutir, parfois. C’est un sentiment que l’on partage lorsqu’on navigue dans les innombrables tweets du trio. Ces minuscules missives – plus de 9 400 posts – dressent un portrait bref et éloquent des jeunes filles, de ce qu’elles veulent, veulent, veulent, veulent, veulent : ce qu’elles pensent et ressentent, et ce qu’elles sont incapables de ressentir. Tels les multiples points d’une peinture de Georges Seurat, il ressort un tableau de leur juxtaposition. Mais le contexte étant primordial, il est nécessaire de dessiner ces portraits à partir de tweets correspondant à des affirmations, et non à partir de tweets faisant partie d’un dialogue, qui sont des réactions — cantonnons-nous aux déclarations. Et commençons par Skylar : les moustiques sont des créatures répugnantes venues de l’Enfer… je déteste la manière de conduire de mes parents… c’est extraordinaire, quand on fait à peine 500 mètres en voiture, comme on a l’impression que la lune fait des bonds dans le ciel… @_racchh est époustouflante lorsqu’elle chante <3… j’aime bien Obama… merci à mon père pour le mcdo !!… la vie serait tellement plus facile sans la jalousie… dès que mon professeur annonce que ce ne sera pas dans le contrôle, j’arrête d’écouter… omg Sauvés par le gong passe à la télé… en pleine séance paquets cadeau pour la famille de @_sheliiaa, même si je le fais jamais pour la mienne… sans thé glacé, la vie serait vraiment trop nulle… j’aime mon chien plus que tout au monde… apparemment mon sac à main est un trou sans fond… tous les mecs de Walmart sentent merveilleusement bon aujourd’hui…

La technologie fait obstruction au développement de l’empathie et conduit au détachement.

Rachel a fermé son compte en mai 2013, mais ses tweets sont restés sur Topsy, un index de Twitter, jusqu’à ce qu’ils soient effacés pour de bon en février dernier. Voici à quoi ressemble son autoportrait : je veux aller à poudlard plus que tout au monde… le resto chinois, c’est ce que je préfère… une journée avec moi et shelia, impossible de s’ennuyer lol… je meurs d’envie d’un cheesecake… ne pas prendre de décision permanente sur la base d’une émotion éphémère… parfois j’aimerais ne jamais tomber amoureuse… pendant le carême, j’arrête de pleurer… raiponce c’est trop bien comme film, et là il lui coupe les cheveux, mais putain pourquoi ?… la neige rend tout plus silencieux… si j’étais lesbienne, hannah hart serait mon type… je fais des cauchemars trop réalistes… beyoncé est trop sexy, la vache… the breakfast club est mon film préféré de tous les temps… si c’est pas tes parents c’est la putain de police… je suis la seule à trouver la fille de millénium super belle ?… oh trop contente de retrouver mes sandales <3…trop cool, La Bible est en train de passer… je ne sais plus ce qui est un rêve et ce qui fait partie de la réalité… Mais la palme du tweet revient à Shelia et ses 4 374 posts, qui, sans petit boulot régulier ni répétitions de théâtre, disposait de beaucoup de temps libre. Assez pour écrire presque autant que Rachel et Skylar réunies : ce serait cool si on avait le droit d’être nu tout le temps… marathon kardashian, ma vie est trop cool… ça me dérange pas que tu me détestes, tant que je t’ai détesté avant… ma meilleure amie me maaanque… j’aime avoir le dessus… beau-papa, faut que t’arrêtes de te promener torse nu, c’est dégueu. surtout que t’as des plus gros seins que moi… je me demande ce que ça fait d’être bon en maths… putain j’aime trop mes cheveux quand ils sont longs, jamais je les couperai… c’est pas une coïncidence si « abstinent » rime avec « chiant »… lol ma mère me sous-estime trop, comme toutes les mères… megan fox est la perfection incarnée, y a pas photo… t’es grosse parce que je te hais… y a pas de mots pour dire à quel point je me sens bien toute nue… aaah new york unité spéciale mettra toujours de la joie dans ma vie… notre génération est vraiment foutue. alors imaginez quand nos enfants auront des enfants… quand je t’ignore, ne m’ignore pas… si tu parles de ton amour inconditionnel pour justin bieber, j’ai probablement envie de te poignarder… trop pressée de faire mes séances d’uv… quand est-ce que les kardashians m’adoptent ?… tu nourris ma détermination à ne rien ressentir… Leurs selfies montrent les filles extraordinairement soudées : elles font des grimaces, prennent la pose et sont affectueuses. Dès le printemps 2012, Skylar a commencé à se sentir mise à l’écart, et elle a tweeté : c’est nul que mes amies mènent leurs vies sans moi. Puis : une fille, une fille. une salope, une salope.

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« les gens peuvent être méchants sans aucnue raison »

« Shelia et Skylar se disputaient souvent », me confie Daniel Hovatter, un ancien camarade de classe. « Un jour, quand on était en seconde, avec Rachel on répétait Orgueil et Préjugés et elle avait son téléphone à l’oreille. Elle rigolait. Elle m’a fait : “Écoute ça.” Shelia et Skylar se disputaient mais Skylar ignorait que Shelia avait lancé une conversation à trois et que Rachel était en train d’écouter. » Le 31 mai 2012, tweet de Skylar : t’es qu’une grosse faux-cul et t’es vraiment stupide si tu pensais que je ne l’apprendrais pas. Le 9 juin, retweet : personne de l’école ne me manquera cet été, parce que si on est vraiment amis, on se verra. Sinon, on ne se verra pas. Un peu plus tard, elle lançait cet avertissement : Je suis au courant. Sache-le. Le lendemain : j’espère que tu sais que j’en ai plus rien à foutre #adieu.

De sang-froid

Avant Twitter, les textos, Instagram, Flickr et Tumblr, on utilisait des carnets pour se faire la guerre : on écrivait le nom du malheureux élu dont on voulait se moquer sur la couverture d’un cahier à spirales, puis on en noircissait les pages de railleries et de critiques odieuses. Le cahier finissait par être perdu ou jeté, et la victime s’en remettait. Mais à l’ère des réseaux sociaux, où les rumeurs et les insinuations douteuses ne meurent pas, aucun répit n’est possible. Vous pouvez toucher votre proie en cliquant simplement sur entrée, puis aller vous coucher sans difficulté. « Il y a un manque total d’empathie sur la Toile : on n’a pas à se confronter aux conséquences naturelles de nos actes », explique Jamie Howard, docteur en psychologie clinique au Child Mind Institute de New York. « On dit des choses qu’on ne dirait pas en face, et on fait preuve de plus de dureté. » Pour développer de l’empathie, il faut interagir directement avec une personne, être témoin de ses réactions : je dis quelque chose de méchant à mon interlocuteur, je le vois pleurer, donc je me sens coupable. La technologie fait obstruction à ce développement de l’empathie et conduit au détachement.

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Selfies de Skylar et Shelia

Les adolescents – sous l’emprise du mélange détonnant de leurs hormones, de leur sexualité en effervescence, de leur cortex préfrontal encore en développement, et de l’Internet (qui possède sa propre morale) – peuvent se montrer très brutaux. En juin 2014, dans le Wisconsin, lorsque deux adolescentes de 12 ans ont été accusées d’avoir frappé leur amie de dix-neuf coups de couteau dans le but d’imiter Slenderman – un mème Internet effrayant très populaire dans les jeux vidéo et l’imagerie destinée aux ados –, l’une d’entre elles a déclaré aux enquêteurs : « C’était bizarre, mais je n’ai eu aucun remords. » Il faut se garder d’en conclure que tous les ados équipés d’un ordinateur sont susceptibles de devenir des criminels sans scrupules… « Il s’agit d’un mélange complexe dans lequel entrent en jeu la biologie, la psychologie et le contexte social », explique Jim Clemente, profiler du FBI à la retraite, ancien agent spécial responsable de l’Unité d’analyse comportementale de Quantico, dans l’État de Virginie, qui a contribué à résoudre l’affaire du « sniper de Washington ». « Pour moi, les choses se présentent comme ceci : lorsqu’une personne tue, ce sont les gènes qui chargent l’arme ; la personnalité et le profil psychologique la braquent ; et le vécu s’occupe de presser la détente. En d’autres termes, vous naissez avec votre patrimoine génétique, qui contient un potentiel, bon ou mauvais. Vous vous situez à une certaine échelle. Vous êtes en grande partie responsable de votre personnalité et de votre profil psychologique : ce sont les milliards de décisions quotidiennes que vous prenez en votre âme et conscience. Et pour quelqu’un qui serait dépourvu d’empathie, il est beaucoup plus facile de faire des choix sans jamais tenir compte des autres. Vous êtes seul au monde, c’est du narcissisme à l’état pur. »

Le 7 août 2012, jour de la rentrée, les avis de recherche de Skylar étaient placardés partout dans la ville : « Environ 1,65 m, 60 – 65 kilos… elle portait un short jaune et un t-shirt multicolore… aperçue pour la dernière fois montant dans une voiture inconnue à 0 h 31… » Tout ce qu’on savait, c’était ce que Shelia et Rachel avaient bien voulu raconter à la police : Skylar avait fait le mur et les avait retrouvées aux environs de 23 heures pour une petite virée nocturne dans le but de fumer un joint avant le départ de Rachel en camp d’été ce week-end là (ni Shelia, ni Rachel n’ont accepté de me rencontrer pour cette histoire). Les filles ont affirmé avoir, sur l’insistance de leur amie, déposé Skylar avant minuit au bout de sa rue pour ne pas réveiller ses parents. Et le véhicule de la vidéo ? Avec qui Skylar était-elle repartie à 0 h 31 ? Elles n’en savaient pas plus que la police. Quant à ses deux derniers tweets, écrits avant de partir de chez Wendy’s la nuit du 5 juillet, ils invitent à la spéculation : c’est quand tu fais des trucs de ce genre que je me dis que je ne pourrai JAMAIS te faire entièrement confiance. Après quoi elle a retweeté : J’espère, car je ne sais rien faire d’autre. Impossible de déterminer à qui de Shelia ou de Rachel ces tweets étaient destinés. Tout ce que l’on sait, c’est que le compte Twitter de Shelia est mystérieusement resté inactif les 4 et 5 juillet. Quoi qu’il se soit passé ces jours-là, Shelia a refait surface le 6 juillet à 6 h 09 avec un retweet : Toujours garder son sang-froid. Les rumeurs lancées sur les réseaux sociaux se sont propagées très rapidement aux couloirs de l’UHS : prédateur sexuel rencontré sur Internet, braquages de banques dans la campagne de Blacksville, overdose, fugue…

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Comté de Monongalia
À la frontière de la Pennsylvanie
Crédits : Brian M. Powell

Dave et Mary Neese étaient certains que leur fille n’avait pas fugué. « Elle avait laissé ses lentilles de contact dans sa chambre », rapporte Mary. « Pareil pour son lisseur. Elle détestait avoir les cheveux bouclés, elle ne serait jamais partie sans. Goody [le doudou de Skylar, qui avait été autrefois une des chemises de nuit en soie de sa mère] était là aussi. Tout ce qu’une fille aurait emporté : brosse à dents, brosse à cheveux… Elle avait pris son téléphone, mais pas son chargeur. » En août 2012, Shelia a posté le message suivant sur Facebook : skylar reviens 🙁 sérieusement, sans toi l’école c’est nul… tu me manques trop ! À quoi Dave a répondu : elle va BIENTÔT revenir ma puce, je t’embrasse. Shelia : je t’embrasse aussi ! « Selon certaines rumeurs, Skylar, Shelia et Rachel prenaient de la drogue et Skylar aurait fait une overdose. À la suite de quoi elles auraient pris peur et auraient caché son cadavre quelque part », raconte Hottaver. « Certains essayaient d’attirer l’attention en prétendant savoir où en était l’enquête, mais en réalité personne ne savait rien », ajoute Morgan Lawrence, ancien camarade de l’UHS et ami de Skylar, « à part les deux personnes qui refusaient de parler ». Et pour ajouter à la confusion, les commères du coin s’en donnaient à cœur joie sur le forum Topix, tandis que les fanas d’affaires criminelles se perdaient en conjectures sur Websleuths.com. bigflaw : J’espère que la police a interrogé les criminels sexuels de la région. J’en ai trouvé que 2 originaires de Star City sur le site de la police de Virginie-Occidentale… Pisces_Sun : Quelqu’un aurait peut-être aperçu Skylar récemment à Carolina Beach… Sparky : Moi je pense que Skylar est en vie et qu’elle se cache de ses parents.

À qui est cette voiture ?

Depuis le début, Jessica Colebank sentait que Shelia et Rachel mentaient. Cet agent expérimenté de la police de Star City, âgée de 31 ans, a les cheveux bruns relevés en queue de cheval et des yeux noirs perçants. Elle a été la première à interroger les adolescentes. « Il y avait quelque chose qui ne collait pas chez Shelia. Je me suis dit que si c’était ma meilleure amie, je ne resterais pas chez moi les bras ballants ou à prendre du bon temps avec mes copines. Je la chercherais jusqu’à ne plus pouvoir tenir debout. Shelia ne montrait aucune émotion, sauf quand je lui posais des questions auxquelles elle ne voulait pas répondre. Là, elle se mettait à pleurer. »

« Je pense que Skylar vivait par procuration grâce à Shelia. » — Jessica Colebank

Rachel étant déjà partie à Camp Bosco, son camp de vacances catholique, Colebank n’a pu l’interroger qu’au téléphone. « Rachel était désinvolte, elle ne montrait aucun signe de panique, elle disait juste : “Je ne sais pas ce que fabrique Skylar, il faut demander à Shelia, parce que je n’en sais pas plus.” Leurs réponses semblaient toutes préparées. » Pendant qu’elle interrogeait Dave et Mary, elle est tombée sur le journal intime de Skylar. Bien que la jeune fille ait cessé d’y écrire un an avant les faits – Twitter avait remplacé tout ça –, le carnet mettait en lumière la dynamique du trio. « Beaucoup de choses qu’elle a écrites donnaient l’impression… non pas de jalousie envers Shelia, mais que Shelia avait tous les garçons et était libre de faire tout ce qu’elle voulait. Skylar était très jolie, mais Shelia était le centre d’attention. Et elle faisait en sorte de l’être. » « Skylar y évoque les “sexcapades” de Shelia, tandis qu’elle n’était pas active », poursuit Colebank. « Je pense que Skylar vivait par procuration grâce à Shelia, car celle-ci lui racontait avec qui elle l’avait fait, comment elle l’avait fait, si c’était bien ou nul, s’il était gros ou petit… À mon avis, c’est une des raisons pour lesquelles [Skylar] n’était pas active sexuellement. Elle n’avait pas besoin de l’être, elle vivait des récits de Shelia. » Une des entrées se révèle particulièrement édifiante : le 21 août 2011, Skylar décrit en détail une soirée au cours de laquelle les trois ados ont fait une razzia sur le bar de la mère de Rachel. « Elle étaient ivres, et Shelia et Rachel ont commencé à s’embrasser et à se caresser dans tous les sens, c’est tout juste si elles ne faisaient pas l’amour – et Skylar a lancé le mot qui fâche », raconte Mary. « Elle était coincée dans la chambre, elle avait peur de sortir, peur que Patricia [la mère de Rachel] ne s’aperçoive qu’elles avaient fait main basse sur l’alcool… Et Skylar a dû rester là, à les regarder s’embrasser, parce qu’elle ne voulait pas se faire attraper ! » Deux semaine après l’incident, tweet de Skylar : je pourrais raconter tout ce que je sais à toute l’école, et j’en sais beeeaaaucoup #entouteimpunité. Le 2 octobre 2012, Shelia a lancé un appel sur la page Facebook TEAMSKYLAR <3, avec une photo d’elle assise par terre entre les jambes de Skylar, dos renversé, les yeux fermés tandis que son amie l’embrasse sur la joue : skylar, désolée de ne rien avoir posté depuis un moment, l’école me prend tout mon temps… tu nous manques beaucoup à moi et à Rachel, surtout à midi, on s’assoit toutes seules pour déjeuner. reviens pour qu’on ait plus l’air de losers ! lol c’est vraiment dur au lycée sans toi, en fait tout est dur sans toi. sérieusement je pense à toi h24 et c’est dur de pas pouvoir te parler au téléphone toute la journée. Je sais que tu apprécierais pas certaines rumeurs…

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Skylar et Shelia

Deux individus, sous le pseudonyme de JosieSnyder et Mia Barr, ont commencé à suivre Shelia et Rachel sur Twitter et prenaient un malin plaisir à narguer les deux jeunes filles. Le 10 octobre 2012, Mia a tweeté : Luc 12 2 Il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni de secret qui ne doive être connu. Le 26 octobre, JosieSnyder écrivait à son tour : @MiaBarr8 faire couler les pretty little liars #jenetelaisseraijamaistomber. Et une semaine plus tard, la voilà qui demandait : Whatcha gonna doo whatcha gonna doo when they come for you [« Qu’est-ce que tu vas faire, qu’est-ce que tu vas faire quand ils viendront t’arrêter ? », passage célèbre d’une chanson de Bob Marley]. Prise à partie par ces esprits vengeurs du numérique, Shelia a posté un tweet rageur sans hashtag, qui sonnait clairement comme une menace : personne sur cette terre ne peut se mesurer à rachel et moi, et si vous pensez le contraire, vous vous trompez. « Les criminels ont ce besoin de reconnaissance », explique Chris Berry, policier d’État qui a repris l’affaire au milieu du mois d’août 2012. « Auparavant, les assassins entraient dans un bar, buvaient leur verre à côté d’un inconnu et lançaient : “Eh, j’ai tué un homme l’autre jour.” Maintenant, ils font ça sur les réseaux sociaux. » La police de Virginie-Occidentale est entrée en action en créant un faux profil en ligne. Afin d’obtenir le plus d’informations possibles, raconte Berry, « je me suis fait passer pour un de leurs camarades de lycée ».

À 29 ans, d’une beauté encore juvénile et vêtu de jeans, d’un t-shirt blanc à manches longues et de chaussures à grosses semelles, il pourrait facilement passer pour l’un des 30 000 élèves qui parcourent les couloirs du lycée de Morgantown chaque automne. Berry a passé au peigne fin la page Facebook des filles, « jusqu’à l’épuisement ». Il admet que Twitter « était plus difficile à comprendre. J’ai appris ce qu’était un hashtag il y a seulement six mois. Je croyais que ça s’appelait un retweet. » Ce qu’il a pu glaner de son observation des comptes, c’est que durant toute la période pendant laquelle Skylar a disparu, Shelia continuait de s’en donner à cœur joie. « Après une trentaine tweets expliquant comment elle a séché les cours et s’est enivrée, un tweet qui dit “tu me manques Skylar s’il te plaît reviens”… Je me suis dit qu’il y avait anguille sous roche. »

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« tu seras TOUJOURS ma meilleure amie »

Au lycée, Rachel et Shelia s’isolaient de plus en plus de leurs camarades. Elles ont été encore interrogées par les autorités, chacune en présence de son avocat. Elles étaient les seules à en avoir un. « Elles agissaient vraiment bizarrement et restaient entre elles deux, de plus en plus coupées du monde », raconte Hottaver. « Franchement, je n’ai jamais aimé Shelia, elle voulait tout contrôler, être la reine, du genre : “Prosternez-vous devant moi.” Mais pour moi, Rachel était comme Skylar, je les aimais toutes les deux. J’ai même dit à Rachel : “Si tu es au courant de quoi que ce soit, il faut le dire à la police maintenant, parce qu’ils le sauront de toute manière. Ce n’est pas un jeu.” » À chaque interrogatoire, une porte s’ouvrait, une pièce du puzzle se mettait en place, rapprochant la police de la vérité. Tandis que Rachel se montrait « plus réservée », selon Colebank, Shelia était « dans la séduction ». Berry se souvient du jour ou Shelia est entrée vêtue en tout et pour tout d’un pantalon de survêtement baissé sur les hanches pour dévoiler son piercing au nombril et d’un t-shirt court qui laissait voir son soutien-gorge, les cheveux noués en une queue de cheval. « Elle était d’humeur guillerette », raconte Berry. « J’ai regardé d’un air effaré mon collègue Ronnie Gaskins en disant : “C’est quoi cette blague ?” » À ce moment-là, ils essayaient de résoudre le mystère de la voiture. « On visionnait le film, et en voyant la voiture se garer, elle a déclaré : “Je ne connais pas cette voiture.” C’est en conduisant que j’ai eu une illumination. Je me suis dit : “Mais oui, espèce de crétin, c’est la voiture de Shelia !” C’était forcément sa voiture, car Skylar a fait le mur et n’est jamais revenue. » Tout a été confirmé par la vidéo de surveillance des caméras d’une supérette qui montrait sans doute possible la voiture de Shelia se dirigeant à l’ouest vers Blacksville, à l’heure à laquelle les filles étaient censées conduire vers l’est.

Les aveux

Tandis que l’enquête avançait au cours de l’automne, toutes les branches des autorités (la police locale, la police d’État et le FBI) étaient arrivées à la même conclusion : Shelia et Rachel en savaient plus qu’elles ne voulaient bien le laisser entendre. Étant donné que les opérateurs téléphoniques ne gardent pas les textos en mémoire, tout ce que les autorités avaient à se mettre sous la dent se résumait à deux signaux reçus par une antenne-relais de téléphonie mobile située près de Blacksville – le premier venant du téléphone de Rachel, l’autre du téléphone de Shelia, les deux émis après 4 heures du matin le 6 juillet –, ainsi que des variations dans le témoignage des adolescentes.

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Les complices
Rachel Shoaf et Shelia Eddy
Crédits : Twitter

L’agent spécial Morgan Spurlock du FBI se souvient de la gestuelle involontaire de Rachel. « Elle jouait avec ses cheveux, avec un stylo, ou bien faisait mine de dessiner sur la table avec le doigt pendant qu’on essayait de lui parler. » Shelia, en revanche, « gardait le dos bien droit, les mains croisées sur la table, elle regardait ses interlocuteurs droit dans les yeux et s’exprimait avec assurance. Elle tenait à savoir ce que nous pensions, où nous en étions. Et elle s’excusait de changer constamment son témoignage. Elle se trouvait des excuses, du genre de : “Il était tard”, ou : “Je n’ai pas fait attention à l’heure.” Elle essayait de se servir de ce qu’on lui disait pour brouiller les pistes », dit-il en réprimant un rire. « Même les criminels de haut rang n’agissent pas tous comme ça. » Shelia était passée au détecteur de mensonges et était persuadée de l’avoir réussi. « Quelle arrogance, de penser qu’elle pourrait tromper la machine », raconte Colebank.

Le 12 décembre 2012, Rachel s’est rendue dans le centre-ville pour passer le test à son tour. Mais alors qu’elle se dirigeait vers le bureau de Gaskins où l’attendait l’inspecteur en charge du test, la panique l’a emportée : elle a sauté de la voiture de son père et, dans sa course, est tombée sur la mère de Shelia, Tara Clendenen. En arrivant au commissariat de Star City pour récupérer le téléphone de sa fille, que la police avait saisi, Tara a informé les officiers de la situation. Lorsque Colebank lui a demandé si elle savait où se trouvait Rachel, Tara a répondu : « Rachel est dans ma voiture. » Colebank s’en souvient nettement : « Ça m’a enragé qu’elle les protège autant. Après quoi elle m’a dit : “Faudrait que vous arrêtiez de harceler ma fille comme ça. Vous avez fait de sa vie un enfer.” Je lui ai répondu : “Au contraire. Je suis bien contente que ça lui pourrisse la vie, c’est une menteuse.” Elle s’est énervée, et je l’ai traitée d’abrutie finie. » On lui a retiré l’affaire. JosieSnyder et Mia Barr, qui avaient à l’évidence un informateur bien placé, continuaient de chahuter les filles. JosieSnyder : Bah alors, on se cache de la police ? JosieSnyder : @MiaBarr8 échec au détecteur de mensonge. MiaBarr : @_racchh Rach tu sais que Shelia te montre du doigt ! Mary Neese elle-même est allée jusqu’à poster un message de 1 600 caractères sur la page Facebook TEAMSKYLAR 2012 : ces filles ont plus de choses à se reprocher que ce qu’on pensait… ça a tout l’air d’un crime et l’hypothèse du meurtre n’a pas été écartée… Le post a été effacé un ou deux jours plus tard à la demande des autorités. Mais le mal était fait, le message avait été partagé à l’infini sur le web. Pour Shelia et Rachel, la pression de la police, des deux fantômes d’Internet et du lycée devenait insupportable. Peu avant les vacances de Noël, les deux ados ont quitté l’école et pris des cours à domicile. Le 28 décembre, le comté de Monongalia a répondu à un appel d’urgence : « J’ai un souci avec ma fille de 16 ans. Elle est devenue incontrôlable. Elle nous frappe, elle court dans la rue en poussant des hurlements… » C’était Patricia Shoaf, complètement dépassée. Derrière, on peut entendre les plaintes de Rachel, incompréhensibles. Patricia ordonne à Rachel : « Donne-moi ton téléphone. Non ! Stop ! Ça suffit, c’est terminé. C’est terminé ! » Puis à son interlocuteur : « Mon mari essaie de la contenir, je vous en prie venez vite. »

« Ses trois premiers mots ont été : “On l’a poignardée.” »

Rachel a été admise à la clinique psychiatrique de Chestnut Ridge. C’est la première fois qu’elle était hors de portée de Shelia, et les tweets de Shelia – adressés à qui, la question se pose – avaient perdu leur agressivité. Ce jour-là, à 17 h 25 : ouah… la pire nuit de toute ma vie. Puis à 22 h 32 : pfff j’espère que ma @_racchh <3 va bien. je t’aaaaiiiiime. Le 3 janvier 2013, Shelia, qui avait tenté à plusieurs reprises, en vain, de voir Rachel à la clinique, a posté une photo d’elles, enfin réunies, tout sourire, avec en légende : ENFIIIIIN J’AI PU VOIR@_racchh <3. Sur la photo, Rachel a l’air crispé, et pour cause : elle portait un micro. Elle était sortie de l’hôpital le jour-même pour consulter son avocat, qui avait ensuite contacté le bureau du procureur fédéral pour lui annoncer qu’elle était prête à parler si on pouvait arriver à un accord. « On s’attendait à ce qu’elle dise : “Oui, Skylar a fait une overdose d’héroïne” », raconte Gaskins, témoin de la scène, alors en charge de l’enquête. « Ses trois premiers mots ont été : “On l’a poignardée.” L’officier qui m’accompagnait et moi-même sommes restés bouche bée pendant un moment. Puis on lui a dit : “Reprends depuis le début. Raconte-nous exactement ce qu’il s’est passé. Qu’est-ce que tu entends par là ?” » Rachel s’est emparée d’une corbeille à papiers – au cas où elle se sentirait mal – et elle a commencé à tout raconter avec force détails, se soulageant de tous ses péchés.

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Shelia et Skylar se disputaient sans arrêt. C’est au printemps 2012, en cours de biologie, alors que Rachel et Shelia parlaient de tuer Skylar en plaisantant, que l’une d’entre elles a fini par dire : « On devrait la tuer. » Un accord tacite a scellé le pacte. Elles ont passé le mois suivant à mettre au point leur plan, qu’elles comptaient mettre à exécution avant le départ en vacances de Rachel. Rachel a dérobé la pelle de son père et Shelia a subtilisé deux des couteaux de cuisine de sa mère. Elles ont caché le tout dans le coffre de la voiture de Shelia, avec des produits de nettoyage et des vêtements de rechange, puis se sont rendues devant l’immeuble de Skylar. Malgré les 30°C qu’il faisait à l’extérieur ce jour-là, les filles avaient passé un sweat à capuche, qui dissimulait les couteaux qu’elles avaient enroulés dans des torchons pour éviter de se blesser. Une fois sur place, elles ont retiré les couteaux de leurs étuis de fortune et les ont replacé sous leur sweat, juste sous l’aisselle, prêtes à l’action. Elles ont appelé Skylar, qui les a rejoint dans la voiture.

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À l’orée d’une forêt de Pennsylvanie

Skylar pensait qu’il s’agissait d’une virée en douce à Brave, juste au-delà la frontière avec la Pennsylvanie. Elles s’y étaient déjà rendues pour fumer, elle avait donc pris son bang et Rachel avait sa propre pipe à eau. C’est là-bas, à l’orée d’un bois, qu’elles ont trouvé un endroit où s’installer. Au moment où Skylar s’est relevée pour aller chercher un briquet, Rachel a dit : « À trois. » C’était le signal, elles devaient compter un, deux, trois. Elles ont poignardé leur amie dans le dos. Skylar a réussi à s’échapper, mais Rachel l’a plaquée à terre. Au cours de la lutte qui a suivi, Skylar est parvenue à s’emparer du couteau et a entaillé Rachel sous le genou. Mais elles étaient trop fortes pour elle. « J’ai demandé à Rachel ce que Skylar lui avait dit », raconte Gaskins. « Elle a répondu : “Pourquoi ?” Alors je lui ai posé exactement la même question, pourquoi ? Réponse : “Ben, on l’aimait pas.” »

L’horreur et le réel

Après sa confession, Rachel a mené les policiers sur les lieux du crime, pour retrouver le corps de Skylar. Une fois passé Blacksville, la neige montait aux genoux, et Rachel était dans l’incapacité de retrouver l’endroit exact. La tentative de faire avouer son crime à Shelia et d’enregistrer son aveu s’est soldée par un échec. Shelia avait dû s’apercevoir que quelque chose clochait. Après cela, leur amitié a décliné. Le jour suivant, Shelia a tweeté : c’est bien la première fois que je me retrouve sans voix… putain de merde. Et le 7 janvier : garde le sourire, même quand tu vis un enfer. 15 janvier : tu te rends pas compte des dégâts que t’as causés. Puis le 16 janvier, le soleil avait fait fondre la neige. Gaskins s’est à nouveau rendu à Brave. Cette fois-ci, à une dizaine de mètres à peine du bas-côté, il est tombé sur des restes humains recouverts de branchages et de débris, ainsi que sur un téléphone abandonné dans l’herbe humide. « Le téléphone contenait une carte SD avec des photos », raconte Spurlock. « Je l’ai envoyé au labo informatique : il s’agissait des mêmes photos que celles présentes sur le compte Instagram de Skylar. » Skylar ayant été « abandonnée… à la nature » – selon l’expression du procureur du comté de Monongalia, Marcia Ashdown –, sa tête avait été séparée de son corps (elle a été retrouvée plus tard). Son corps a été envoyé pour une analyse ADN au labo du FBI, mais Rachel, Shelia et les autres semblaient déjà assurés du résultat.

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Shelia, Rachel et Skylar lorsqu’elles étaient petites

16 janvier, JosieSnyder : Le ciel est sombre aujourd’hui. [« SKY is so gloomy today »] 22 janvier, Shelia : je me demande s’il existe des séries policières où les crimes NE SONT PAS  résolus. 28 janvier, Rachel : il y a tant de choses que je regrette mais je prends un nouveau chemin et je suis au comble du bonheur. 2 février, Rachel : cette salope ne détruira pas ma vie une fois de plus -____-. Et le 8 mars : le passé c’est le passé, on avance, putain. Le 13 mars, la nouvelle est tombée : le corps retrouvé dans les bois était bien celui de Skylar Neese. Shelia a joué aux survivantes, postant toute une série de tweets comme : la douleur est bien réelle… repose en paix skylar, tu resteras À TOUT JAMAIS ma meilleure amie. tu me manques plus que ce que les mots peuvent exprimer. Ce jour-là, Rachel s’est faite aussi silencieuse que la neige. « On nous a demandé pourquoi elles n’avaient pas été arrêtées immédiatement », rapporte Ashdown. « Rachel mentait depuis des mois. Et maintenant elle aurait dit la vérité ? Cela semblait plausible, mais on avait besoin de plus de preuves. » Tandis que les autorités montaient un dossier contre Shelia (et essayaient de faire en sorte que les filles soient jugées comme des adultes), la police a passé un accord avec Rachel : en échange de sa coopération et de son témoignage contre Shelia, Rachel accepterait de plaider coupable pour homicide au second degré [les violences volontaires ayant entraîné la mort sans l’intention de la donner]. Toujours occupés à consolider leur dossier, ils ont autorisé Rachel à partir en vacances avec sa mère au mois d’avril. Le 21, elle a tweeté une photo de mimosas, avec pour légende : bien besoin d’un mimosa… voire dix.

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« si seulement vous saviez, vous vous feriez dessus »

Shelia passait ses journées sur Twitter, se passait en boucle les saisons de New York Unité Spéciale, et s’est même rendue au bal de promo du lycée de North Marion près de Farmington, se rapprochant d’une amie habitant Blacksville qui avait été également proche de Skylar. « Avec Shelia et Skylar, on passait tous nos week-ends ensemble », se souvient Shania Ammons, qui fréquentait le lycée Clay Battelle. « On était un vrai trio. J’étais aussi proche de l’une que de l’autre, mais elles étaient toutes les deux plus intimes. Alors quand Skylar a disparu, je me suis vraiment rapprochée de Shelia. » Le 31 mars 2013, comme pour provoquer les autorités, Shelia échangeait sur Twitter avec une amie à propos d’un tout autre sujet lorsqu’elle a écrit : on l’a vraiment fait. Tout au long du mois, elle s’est mise à tweeter des messages qui étaient des sortes de références voilées au meurtre : 23 avril : si tu savais, tu te ferais dessus. 24 avril : ça m’énerve quand les gens rejettent leurs mauvaises actions et leurs mauvaises décisions sur les autres. assume. 27 avril : pas de repos pour les braves. 28 avril : je déteste ça quand je vois ou quand j’entends des choses qui ont un rapport avec toi, parce que t’es la dernière personne à qui j’ai envie de penser. 30 avril : j’ai fermé assez de portes pour savoir qu’il n’y a pas de retour possible.

« Hormis un “oui, monsieur le juge” et un “coupable”, la fille aux 4 374 tweets n’avait rien à dire pour sa défense. »

Le lendemain matin, Spurlock et Gaskins garaient leur voiture sur le parking de Cracker Barrel à Granville, en Virginie-Occidentale, au moment où Shelia et sa mère s’apprêtaient à monter dans la leur. « Elle semblait plus choquée que coupable », se souvient Spurlock. Pendant dix mois, Shelia avait tant joué et répété sa version des faits à tout le monde – la police, sa famille, ses amis, ses abonnés Twitter – qu’elle avait sûrement fini par se persuader qu’elle ne se ferait jamais prendre. Entrée brutalement dans cette nouvelle réalité, Shelia ressentait enfin de la peur. « Elle nous a dit : “Ne me mettez pas avec des gens méchants” », se rappelle Spurlock. Toujours aussi narcissique, elle lui a demandé s’il n’avait pas quelque chose qu’elle pourrait utiliser pour se coiffer. « Ce n’est pas une requête habituelle, étant donnée la gravité des circonstances. Elle ne voulait pas non plus qu’on la voie dans la voiture : “Les gens me voient d’ici !” J’ai répondu : “Et oui, Shelia, ils te voient. Tu es accusée d’homicide volontaire.” »

Toute leur vie

Le dernier film à passer au cinéma désert Warner de Morgantow était Tout va bien ! The Kids Are All Right ! Le majestueux bâtiment art déco se situe à quelques pas seulement du tribunal du comté de Monongalia, lui-même situé juste en face du magasin Dollar General, où l’on trouve tout, de la Bible aux chaussettes. La salle d’audience, présidée par le juge Russell Clawges, était bondée en ce 24 janvier 2014. La plupart des gens dans l’assistance portaient du violet, la couleur préférée de Skylar. Mary Neese, avec ses airs d’Elizabeth Taylor, ses cheveux noirs et ses yeux bleu azur, était assise dans l’assemblée, une boîte de mouchoirs à ses pieds. Dave, à ses côtés, lui tenait la main, une expression impénétrable sur le visage.

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Shelia est reconnue coupable du meurtre

Les enceintes crépitantes, installées pour faire patienter les journalistes au bout du couloir, diffusaient la musique d’une station de radio. Ainsi, Shelia Eddy, en uniforme orange, chaussettes blanches, sandales et menottes aux poignets, a reçu sa condamnation à perpétuité, avec possibilité de liberté conditionnelle au bout de quinze années d’incarcération, au son des notes de « Isn’t She Lovely », de Stevie Wonder. Hormis un « oui, monsieur le juge » et un « coupable », la fille aux 4 374 tweets n’avait rien à dire pour sa défense. Un mois plus tard, c’était au tour de Rachel. La jeune fille était méconnaissable : elle avait pris du poids, sa peau avait perdu de sa fermeté, et elle avait coupé ses beaux cheveux roux. Tout le monde s’attendait à ce que l’actrice fasse une déclaration, ce qu’elle a fait. « Je suis si désolée », s’est-elle exclamée dans un sanglot, « je ne sais pas comment présenter mes excuses, car il n’existe pas de mots pour décrire la culpabilité et le remords que je ressens chaque jour pour ce que j’ai fait. La personne qui a agi n’était pas vraiment moi, ce n’est pas la personne que je suis, ce n’est pas de quoi je suis faite, et ce n’est pas ce en quoi je crois. Je n’aurais jamais pu imaginer que cela arriverait un jour. J’ai pris peur et je me suis retrouvée mêlée à quelque chose que je ne voulais pas. Je n’ai jamais vraiment pris conscience de la gravité de mes actes » – à ces mots, Mary Neese s’est agitée – « et du nombre de personnes que j’avais blessées. J’ai fait du mal aux Neese, et à tous ceux qui aimaient Skylar. J’ai fait du mal à mes parents et j’ai couvert ma famille de honte… J’ai fait du mal à mes professeurs et à tous ceux qui croyaient en moi… Et j’ai fait du mal à notre Seigneur et Sauveur Jésus Christ. Puisse Dieu accorder à Skylar et à sa famille le repos éternel… Je prie tous les jours pour Son pardon. » Dave Neese a pris la parole pour dire à Rachel d’une voix mal assurée qu’elle pouvait garder ses excuses et tout le reste et les jeter aux ordures, car cela ne valait rien. Michael Neese, l’oncle de Skylar, s’est avancé pour parler. « Le premier jour… j’ai imprimé deux cents affichettes et j’ai conduit… jusqu’au nouveau Kroger… J’ai commencé à les distribuer aux gens qui sortaient du magasin, mais personne n’en voulait, et je ne comprenais pas pourquoi. Alors j’ai décidé de les poser sur les pare-brises des voitures garées sur le parking. Un homme est sorti de sa voiture et m’a demandé si j’avais besoin d’aide ». Neese était en larmes. « J’ai repéré un couple de personne âgées qui allaient monter dans leur voiture… je leur ai tendu une affichette, mais l’homme a dit : “On n’est pas de la région.” Je me suis effondré, je suis remonté dans ma voiture et je suis rentré chez moi. » Lorsqu’il a eu fini son discours, la plupart des spectateurs était en larmes. L’inutilité de ces affiches à l’ère d’Internet semblait presque insupportable. Marcia Ashdown, la procureur, a été la dernière personne à s’exprimer au nom de Skylar. Comme elle l’avait fait lors de la condamnation de Shelia, elle a retracé les événements de la nuit fatidique, en ajoutant un argument incontestable : « Rachel Shoaf décrit une scène très sanglante… Rachel Shoaf estime que Skylar a reçu dix-neuf coups de couteaux avant de mourir, et elle a expliqué que pendant l’agression, le… cou de Skylar faisait “des bruits bizarres”, et qu’elles ont toutes deux continué à la poignarder jusqu’à ce que les bruits cessent… Pour un meurtre ô combien adulte, commis avec autant de sang-froid et de préméditation, il ne peut certainement pas y avoir d’autre verdict qu’un verdict adulte. »

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Un avis de recherche

Le juge Clawdges a condamné Rachel à trente ans de prison, pouvant donner lieu à une mise en liberté conditionnelle au bout de dix ans, grâce à l’accusation pour meurtre au second degré. Au bout du compte, restait l’impression écrasante que tout ne faisait que commencer. Personne, ni les avocats, ni les procureurs, ni les enquêteurs, ni les familles ne comprenaient comment trois jolies jeunes filles, les meilleures amies du monde, avaient pu en arriver à tant de violence. « Quand on réfléchit à ce qu’est la vie d’un adolescent et à l’ampleur ridicule que peuvent prendre des choses insignifiantes à cet âge-là, c’est assez choquant », affirme Ashdown. « Pourquoi diable n’ont-elles pas tout bêtement cessé d’être amies avec elle ? Enfin, certains préfèrent assassiner leur conjoint plutôt que de divorcer, et il ne s’agit pas toujours d’une histoire d’assurance-vie… ils veulent réellement tuer. » Roméo et Juliette, Un Amour sans fin, L’Attrape-cœurs, Une Paix séparée, Nos Étoiles contraires… Les adolescents sont aussi passionnés et impulsifs que les personnages de leurs romans favoris. Ce qui a permis à cette pulsion, à ce fantasme du « On devrait la tuer » de devenir réalité, c’est la fusion psychologique de Shelia et de Rachel, exacerbée par le frisson que leur procurait le fait d’étaler leur histoire aux yeux du monde entier. « Cela s’apparente à l’esprit de compétition, comme s’il leur avait fallu prouver quelque chose », analyse le docteur Howard du Child Mind Institute. « Il ne s’agit même pas de faire en sorte que quelqu’un meure, mais de l’acte lui-même. » À la une, à la deux, à la trois… Si l’une de ces filles avait eu un profil différent, Skylar serait peut-être encore en vie. « Shelia ne serait jamais passée à l’acte toute seule », explique Clemente, désormais reconverti dans l’écriture et qui travaille comme conseiller technique pour la série à succès Esprits Criminels. « Il fallait qu’elles soient deux – une dominante et une dominée – qu’elles aient accès aux réseaux sociaux, qui offrent distance et anonymat. Elles avaient tout le temps nécessaire à l’élaboration de leur plan et de leur fantasme, qui étaient tout à fait détachés de Skylar. » Pour se faire une idée de l’importance qu’ont eu les réseaux sociaux dans ce meurtre, un coup d’œil à l’historique du téléphone de Shelia suffit. « J’y ai eu accès », confie l’auteure Daleen Berry, qui habite dans la région de Morgantown et s’est renseignée pour son dernier livre, Pretty Little Killers, qu’elle a co-écrit. « Entre le 4 et le 10 juillet, Shelia a reçu et envoyé 5 215 messages et appels. Cela veut dire qu’elle était sur son téléphone environ 869 fois par jour : c’est une relation excessive avec une machine. » C’est sans la moindre ironie que l’officier Berry déclare : « Je suis sûr que Shelia et Rachel vont énormément souffrir sans réseaux sociaux en prison. C’était quasiment toute leur vie. »

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Rachel lors de son procès

« TOUT TOURNE AUTOUR DE MOI », indique le panneau suspendu au mur de la chambre de Skylar. Au-dessus de sa tête de lit en fer forgé, la photo d’un pissenlit dont les aigrettes se dispersent, la fleur est prête à ce qu’on fasse un vœu. Il y a beaucoup de violet dans sa chambre. « Nous n’avons pratiquement touché à rien », m’assure Mary Neese. « Regardez, là, ce sont ses chaussures de chez Wendy’s », dit-elle en montrant les affaires dans un coin. « J’ai voulu leur rendre son t-shirt et son chapeau, mais ils m’ont dit de les garder. Elle adorait ce travail. » « Et bien sûr, voilà la fameuse fenêtre », indique Dave en levant les volets. « Elle est sortie par là et a couru vers elles, elles l’attendaient derrière ce bâtiment. J’espère qu’elles l’entendront crier : “Pourquoi ?” pour le restant de leurs jours. » Mary se saisit du journal intime de Skylar. D’un gris fade, il arbore un cœur en relief en son centre. La plupart des entrées sont rédigées au stylo, d’une écriture d’adolescente avec des ronds au-dessus de ses i. « On nous a demandé si nous voulions récupérer ses affaires. J’ai répondu : “Oui, tout ce qu’il est possible de récupérer.” Et je dois admettre que j’espérais tellement… une intuition me soufflait que peut-être, ce n’était pas ses affaires. Mais lorsque j’ai vu son soutien-gorge, même couvert de boue et de feuilles, il m’a fallu le reconnaître : “Oui, c’est mon bébé.” »

« Continuez de regarder. Vous la voyez ? C’est Skylar ! Vous voyez son sourire ? » — Dave Neese

Skylar est présente partout dans l’appartement douillet, avec son sol en parquet et sa baie vitrée, qui s’ouvre sur une terrasse donnant sur les bois. Elle est là, souriante, sur les photographies, les dessins, les collages, et sur la couverture qui recouvre une des chaises. Dave me montre le large portrait encadré de sa fille et me dit : « C’est son urne. Ses cendres se trouvent au dos du cadre. » Il brandit l’épaisse croix suspendue à son cou. « Elle s’ouvre, il y a ses cendres dedans aussi. » Mary aussi porte ses cendres, dans un médaillon en forme de cœur. « Je veux vous montrer quelque chose. » Dave me fait signe de le rejoindre devant l’ordinateur. Il ouvre la page Facebook TEAMSKYLAR 2012. « Cette vidéo a été prise sur le site de Skylar. Mon frère a filmé avec son téléphone portable. » Il appuie sur « play » et la caméra survole le lieu de décès de Skylar, qui a été recouvert de papillons, de ballons et de fleurs en signe de commémoration, et un banc en bois a été installé, avec un écriteau qui indique « EN MÉMOIRE DE SKYLAR A. NEESE 1996-2012 ». Dave me montre un tourbillon de nuages bas dans le ciel, juste au-dessus du cœur en pierres violet. Mais que ce ne sont pas des nuages. Cela ressemble plus à un amas confus d’énergie, comme un mirage. « Là, en haut. Vous voyez sa bouche ? Attendez… deux yeux, un nez, une bouche. Continuez de regarder. Vous la voyez ? C’est Skylar ! Vous voyez son sourire ? Là ce sont ses yeux. C’est notre bébé. C’est exactement là qu’ils l’ont trouvée. Pile là. Mon frère n’avait rien remarqué avant de rentrer chez lui. Il m’a fait une copie du film et m’a dit : “Tu ne vas pas en croire tes yeux.” » Mary pose une main tendre sur l’épaule de son mari, tandis que celui-ci rejoue la vidéo. « La première fois que je l’ai vue », confie-t-elle, « j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. C’est comme si elle nous parlait ! C’est fou, non ? C’est la raison pour laquelle on a fait construire ce site là-bas, comme un petit parc. Elle semble heureuse. » Dave caresse la joue de Skylar sur l’écran et déclare : « Voyez comme elle sourit. Elle se plaît ici. » ulyces-skylar-32


Traduit de l’anglais par Mélanie Mora Y Collazo d’après l’article « Trial by Twitter », paru dans Elle US. Couverture : Rachel, Shelia et Skylar. Création graphique par Ulyces.